De Bonaparte à Napoléon III, du Premier Consul au premier président de la République, en passant par d'autres figures de chefs charriés par des révolutions : l'invention moderne du pouvoir d'un seul.

Les Lumières et la Révolution française, qui ont « inventé » la République en France, n'ont pas pour autant fait table rase d’un passé qui accordait une place considérable à la personnalisation du pouvoir. Comme vient de le rappeler un ouvrage de synthèse de l’historien Joël Cornette, Le roi absolu. Une obsession française, 1515-1715, la monarchie – le pouvoir d’un seul, au sens étymologique –, est ancrée de très longue date dans l’Histoire de France, et s’est affirmée de manière absolue durant les deux siècles qui ont précédé cette invention. Les régimes qui ont succédé aux tentatives de pouvoir parlementaire (Convention) ou collégial (Directoire) témoignent de cet héritage et ce, dès le Consulat de Bonaparte, avant l’Empire napoléonien.

C’est cette généalogie du pouvoir personnel que retracent trois ouvrages récents portant sur différents moments révolutionnaires et charriant des figures nouvelles : Le Consulat de Bonaparte. La fabrique de l’État et la société propriétaire, 1799-1804, de Marc Belissa et Yannick Bosc ; Le culte des chefs. Charisme et pouvoir à l’âge des révolutions, de David A. Bell ; L’invention de la présidence de la République. L’œuvre de Louis-Napoléon Bonaparte, de Maxime Michelet. Le premier se concentre sur la figure de Bonaparte, qui émerge grâce à la faiblesse d’une Révolution bourgeoise (la République directoriale) en fin de cycle ; le second propose un panorama plus large, et sur plusieurs continents, du lien entre révolutions et chefs charismatiques, de George Washington à Simón Bolívar, en passant par Toussaint Louverture ; le troisième, enfin, se consacre au contexte de la IIe République française et la création d’une nouvelle institution, la présidence de la République, dont Louis-Napoléon Bonaparte fera un marche-pied vers un nouvel empire, questionnant dès le départ une forme de « monarchie républicaine ». Bien que différant par leurs approches et leurs contextes, ces trois études viennent finalement confirmer l’hypothèse selon laquelle l’émergence du pouvoir personnel se nourrit des chambardements engendrés par les révolutions.

La matrice bonapartiste du Consulat

À la suite de leurs précédents ouvrages remarqués et corrosifs (dans l’esprit des essais des éditions de La Fabrique), Marc Belissa (maître de conférence habilité émérite à l’Université Paris-Nanterre) et Yannick Bosc (maître de conférences en histoire moderne à l’Université de Rouen) proposent avec leur Consulat de Bonaparte une diatribe contre le régime issu du coup d’État du 18 Brumaire an VIII (9 novembre 1799). À cette occasion, Bonaparte ne pose pas seulement les bases du futur Ier Empire, mais met également en place les structures d’un État contemporain (Code civil, Légion d’honneur, préfets, lycées…) fortement centralisé et personnalisé. Comme les deux historiens le démontrent non sans brio, cette « œuvre », dont l’héritage est selon eux à l’origine de la Ve République, s’est construite autour d'une nouvelle manière de gouverner, plus personnelle, de la part de Bonaparte. Ce dernier, général encore auréolé de ses victoires militaires, s’appuie notamment sur la surveillance policière et la censure : la démocratie née dix ans plus tôt est confisquée dans les mains d’un pouvoir exécutif omnipotent. Dans les différents chapitres de leur essai, Marc Belissa et Yannick Bosc décrivent ainsi une forme de dictature reposant sur une centralisation administrative sans précédent et sur un « gouvernement des experts » au profit d’un seul.

Après l'analyse critique qu'ils avaient donnée de la fin de la Révolution française dans leur dernier ouvrage portant sur Le Directoire. La république sans la démocratie, les deux auteurs montrent ici que le Consulat a été, dans la trajectoire politique nationale, ce moment où la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 a purement et simplement disparu. Elle était en effet devenue incompatible avec le pouvoir des propriétaires et l’ordre social promu par Bonaparte en tant que Premier Consul, tandis qu’à l’extérieur, les bases de son futur Empire s'établissent avec une forme d’hégémonie autoritaire sur les peuples européens, ainsi qu'une réaction coloniale sanglante qui rétablit l’esclavage en 1802. En devenant dictateur (au sens romain) puis empereur, Napoléon Bonaparte, selon Yannick Bosc et Marc Belissa, trahit ainsi non seulement les idéaux révolutionnaires mais prend également soin de remettre en cause ses principales avancées des dix dernières années.

On pourrait rétorquer aux historiens que Bonaparte, qui n’aurait pas pu arriver au pouvoir sans la complicité de révolutionnaires tels que Siéyès ou Barras, est aussi le produit d’une Révolution bourgeoise cherchant à l’instrumentaliser, plus qu’il n’en est le continuateur, comme il l’a prétendu, tel un « Robespierre à cheval ». Il n’en reste pas moins que l’affirmation de son pouvoir personnel, à la fois inspiré par l’Antiquité romaine et la monarchie absolue, brise définitivement l'élan révolutionnaire en tant qu’émancipation populaire.

Charisme des chefs et révolutions

C’est justement cette dialectique qui intéresse David A. Bell (professeur à l’Université de Princeton et spécialiste de l’histoire de France) dans son magistral essai Le culte des chefs. Charisme et pouvoir à l’âge des révolutions. L'auteur s'interroge plus particulièrement sur la manière dont le concept de charisme peut éclairer l’histoire du leadership en temps de révolution. Partant d’une conception wébérienne bien connue du pouvoir charismatique, il cherche ainsi à l’appliquer à une large période révolutionnaire et à un vaste espace – le « monde atlantique », pour reprendre l’expression célèbre de Robert Palmer, du XVIIIe et du début du XIXe siècle –, à la manière dont l’historien britannique Ian Kershaw l’avait fait pour analyser la trajectoire personnelle d’Hitler. Partant de là, le livre de David A. Bell, brillant à bien des égards, cherche à travers cinq exemples (Pascal Paoli, George Washington, Napoléon Bonaparte, Toussaint Louverture, Simón Bolívar) à comprendre la forme particulière – ou les formes différentes – des figures charismatiques surgies de plusieurs contextes révolutionnaires aux ressorts culturels, sociaux et politiques bien spécifiques.

Cette vaste tentative de synthèse et de problématisation autour du charisme en histoire permet en particulier d’appréhender l’importance des « carrières révolutionnaires » dans l’émergence du pouvoir personnel de plusieurs chefs caractéristiques de leur époque et leurs ressorts territoriaux. Ce rôle de « l’homme à cheval », conquérant et libérateur, est sans conteste à mettre en rapport avec une vision romantique de la politique à l’âge révolutionnaire telle que théorisée par Hegel : une forme de « ruse de l’Histoire » opérerait dans un sens téléologique comme le moteur d’une raison transcendante, qui serait à l’œuvre sans même que ces personnalités extraordinaires (au sens propre) en aient pleinement conscience. En faisant résonner ces cinq destins hors du commun, et sans tomber dans un genre biographique laissant trop de place aux individus, David A. Bell démontre que c’est bien durant les périodes révolutionnaires, inspirées des Lumières, qu’émerge véritablement un nouveau modèle de chef, à la fois admiré et acclamé, mais dont le pouvoir personnel finit par fouler au pied la démocratie qu’il devait défendre. 

Louis-Napoléon Bonaparte, pâle réplique ou « inventeur » du président de la République ?

Dans son ouvrage issu de sa thèse de doctorat et intitulé L’invention de la présidence de la République. L’œuvre de Louis-Napoléon Bonaparte, Maxime Michelet retrace en détail le contexte et les raisons de l’élection du neveu de Napoléon Ier au cours de la courte IIe République française. S’agissant du futur Napoléon III, le charisme du chef est largement perfectible et son élection doit bien plus à l’héritage bonapartiste qu’à une véritable aura. La formule de Karl Marx à son propos est connue : dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (publié « à chaud » en 1852), il écrit que « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages de l'histoire se produisent pour ainsi dire deux fois, mais il a oublié d'ajouter : la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide ».

Maxime Michelet cherche à nuancer ce constat en précisant d’abord qu’à la suite de son élection, les 10 et 11 décembre 1848, le président Louis-Napoléon Bonaparte, candidat des conservateurs qui pensaient se jouer de lui – ce qui n’est pas sans rappeler Brumaire –, ne disposait en réalité que de très peu de pouvoir institutionnel. De plus, l’exercice de son court mandat, heurté par le coup d’État du 2 décembre 1851 qui marque la victoire de l’autoritarisme, est à bien des égards un moment fondateur nécessitant une analyse détaillée. Ainsi, au mitan du XIXe siècle, le premier président de la République française (et le seul avant deux décennies), a initié les modalités de l’incarnation du peuple en un homme, de même que les conditions du suffrage universel (masculin).

À travers quatorze chapitres charpentés et bien référencés, le travail monographique de Maxime Michelet, préfacé par son directeur de thèse Éric Anceau, propose un examen détaillé du déroulement de la première élection présidentielle de 1848 puis de l’installation du président. Il s’attarde ensuite sur le « style » de la présidence et son rapport au peuple, qui préfigure ce que sera le « césarisme plébiscitaire » du Second Empire, dont l’héritage se fera sentir lors de l’affirmation de la Ve République gaullienne et son usage du référendum.

Fin connaisseur de la chronologie de la Seconde République, le jeune historien n’oublie pas de signaler que le court mandat du président Louis-Napoléon Bonaparte est marqué par de vraies crises gouvernementales et une instabilité manifeste qui, sans conduire inéluctablement à la marche vers le Second Empire, servira de terreau favorable à la préparation du coup d’État du 2 décembre 1851, dont la date est bien entendu inspirée par la célèbre victoire napoléonienne d’Austerlitz en 1805. Le fait que cette opération soit baptisée Rubicon, en référence à Jules César, démontre ainsi que le pouvoir personnel que s’arroge le président, qui deviendra empereur un an plus tard, constitue un dévoiement des idéaux de la République des « quarante-huitards », fondée sur une mobilisation collective. Tel n’est pas le moindre des paradoxes de cet épisode présidentiel qui, selon Maxime Michelet, résume toutes les controverses politiques de la première moitié du XIXe siècle, entre l’affirmation de l’émancipation populaire par le vote et le retour de l’autoritarisme du pouvoir exécutif.

Il n’est pas inutile de préciser, pour finir, que les soubresauts – qu’ils soient glorieux ou funestes – de la Ve République trouvent leurs reflets dans les différents « moments » du pouvoir personnel retracés par ces trois excellents ouvrages…