Maxime Michelet tente de repolitiser le mandat présidentiel de Louis-Napoléon Bonaparte : trois années de tâtonnements trop souvent réduites à leur fin jugée inévitable dans le coup d’État de 1851.

L’éditeur n’aura pas manqué de faire publier ce livre entre les deux tours de l’élection présidentielle, et son propos tombe évidemment à point nommé. Mais on peut également le situer dans une autre actualité, plus historiographique, de parutions sur l’histoire du populisme au XIXe siècle, avec les ouvrages de Rémi Dalisson sur les voyages politiques de Napoléon III   et de Bertrand Joly sur le boulangisme   .

Maxime Michelet, doctorant à Paris-IV sur l’assemblée de 1848 et jeune auteur d’une biographie déjà remarquée sur l’impératrice Eugénie, s’attelle à nouveau ici à un sujet autant méconnu que tissé d’imageries tenaces. L’objectif et la grande réussite du livre sont de sortir la IIe République de ses fatalités : d’une part, celle d’un coup d’État inévitable, du fait des ambitions personnelles de son président ; d’autre part, celle d’une reprise en main nécessaire face aux blocages institutionnels, à la division factieuse comme à l’anarchie. Renvoyant dos à dos les relectures propagandistes des deux camps, l’auteur parvient à réépaissir et repolitiser la figure du premier président de la République.

Le candidat de l’union des droites

Le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte est élu président de la République au suffrage universel masculin, une magistrature et un scrutin inventés par le tout jeune régime (qui n’a pas fait que singer la grande Révolution). Tout juste revenu d’un exil forcé par ses tentatives avortées de prises de pouvoir, le prince Bonaparte a pour lui la popularité de son nom. Il a fait campagne sur l’ordre et la sécurité qui lui étaient attachés, mais également sur des promesses de prospérité économique et financière qui paraissaient découler naturellement d’une confiance rétablie. S’il n’était pas le favori de l’assemblée constituante, qui lui préférait le général Cavaignac (républicain mais homme de la répression des journées de juin), il s’était peu à peu imposé comme le candidat des conservateurs à la suite du retrait du maréchal Bugeaud : les droites majoritaires, mais divisées entre légitimistes et orléanistes plus ou moins ralliés à la république, se voyaient ici contraintes de suivre l’opinion favorable à la candidature Bonaparte.

De fait, fort d’un nom capable d’incarner des aspirations aussi contradictoires que l’ordre et le progrès social, le candidat engrange l’immense majorité des voix (5,5 millions, soit 74% des suffrages exprimés), distançant de très loin l’autre favori Cavaignac (19,5%), et surtout tous les autres challengers (Ledru-Rollin, Raspail et le malheureux Lamartine, l’homme de la révolution de février qui ne récolte que 0,25% des suffrages). Sans doute faut-il noter que le mode de scrutin favorisait Louis-Napoléon, dont l’héritage renvoyait à l’imaginaire politique du plébiscite et de l’appel au peuple.

Le prince-président suscite dès 1848 l’inquiétude, à droite comme à gauche. Néanmoins, dans la majorité, beaucoup se rassurent en ne voyant dans le neveu qu’un pâle reflet de son oncle. C’est le fameux mot d’Adolphe Thiers, sans doute apocryphe mais illustratif : « Un crétin qu’on saura mener ». Lourde erreur politique, tant Louis-Napoléon Bonaparte parvint à imposer sa lecture des institutions.

Une fonction qui s’invente

C’est une des réussites majeures de Maxime Michelet que de rendre compte des tâtonnements constitutionnels et pratiques qui font, entre 1848 et 1851, l’invention de la fonction présidentielle. Cette magistrature est pensée par le rejet de deux modèles repoussoirs : la « dictature » législative de la Convention de 1792-94 d’une part, et la collégialité inefficace du Directoire d’autre part. La force des imaginaires politiques issus de la Révolution n’est évidemment plus à prouver, mais on voit ici surtout comme la IIe République est un moment important d’innovation institutionnelle. L’auteur nous rappelle ainsi les hésitations sur le mode de scrutin, décrivant par exemple cet amendement du député Charamaule qui ne propose ni plus ni moins que notre second tour actuel, devant départager les deux candidats arrivés en tête mais sans majorité absolue.

Mais la présidence inquiète et l’on cherche à la limiter : la fonction n’aura aucune emprise sur le pouvoir législatif, ne pouvant ni proroger, ni suspendre, ni convoquer, ni dissoudre l’assemblée. Le président promulgue les lois et possède le pouvoir de nomination à toutes les fonctions publiques, mais par un acte devant être contresigné par un ministre. L’autonomie est néanmoins sa force et sa grande originalité : élu au suffrage universel et irresponsable devant l’assemblée, il conserve sa sphère propre. Le reste repose sur la force de la personnalité : pour peu que la fonction soit saisie par une ambition, les rapports pouvaient s’inverser.

L’ouvrage montre bien comment Louis-Napoléon Bonaparte parvient à faire sortir la fonction de « l’inauguration des chrysanthèmes ». Profitant des divisions de la droite et de la gauche qui lui permettent, à partir d’octobre 1849 de constituer un gouvernement qui lui est bien davantage soumis (« des ministres et non un ministère », selon le mot d’Odilon Barrot), il commence son émancipation. Ensuite, par le contournement de l’assemblée et la mise en scène permanente d’une rencontre entre le président et son peuple, le président « sort » des salons élyséens comme de la place où les auteurs de la constitution auraient voulu le tenir : visites en provinces et discours qui sont autant de tribunes, philanthropie, animation de la mémoire napoléonienne… À partir de l’été 1850, il incarne au sens propre la souveraineté nationale, gonflant peu à peu une rhétorique qui le place en opposition avec le pouvoir législatif. D’un côté l’assemblée, politicarde, factieuse, de l’autre le président, au plus près du vrai peuple. « Mes amis les plus sincères et les plus dévoués ne sont pas dans les palais, ils sont dans le chaume ; ils ne sont pas sous les lambris dorés, ils sont dans les ateliers, dans les campagnes », déclare-t-il lors d’un discours à Saint-Quentin en juin 1850. Le mandat de Louis-Napoléon est donc bel et bien l’invention de notre présidence, constituée de pratiques qui demeurent autant familières aujourd'hui qu'entachées par leur populisme intrinsèque.

Sans sortir de la Constitution, le président témoigne ainsi de la plasticité de la loi fondamentale dont la lecture dépend de son exécution. Un bon exemple serait cette « présidence du conseil », vice-présidence de fait revenant au principal ministre du gouvernement et qui disparaît après 1849. Il n’y avait donc rien d’écrit dans l’avenir institutionnel de la IIe République : on assiste à un renversement de l’équilibre entre législatif et exécutif du seul fait du volontarisme d’un Louis-Napoléon Bonaparte qui a su s’approprier une fonction bien adaptée à son imaginaire politique.

L’accord se fissure : vers le coup d’État

L’une des questions fondamentales qui agite le régime est sans nul doute la place accordée au suffrage universel. C'était là son innovation principale, comme la raison d’être de la révolution de février. Une fois en place, on ne cessât de s’interroger sur sa pertinence et son encadrement, à l’instar de la phrase attribuée à Cormenin : « j'y fais entrer les paysans, les soldats, les invalides, les domestiques, les mendiants. Ils s'en tireront comme ils pourront ».

L’opposition grandissante entre l’assemblée et le président résultait de la coexistence de deux légitimités démocratiques. Avec les divisions parlementaires et la limitation forte imposée au suffrage universel par la loi du 31 mai 1850, il était plus facile pour l’une des deux de revendiquer la pleine incarnation de la souveraineté nationale, malgré les protestations des députés de la gauche. On sent l’auteur pencher lui-même vers cette lecture, renvoyant aisément les députés à leurs disputes politiciennes, par exemple lors de la crise de janvier 1851 : « il faut relativiser l’incidence de ces intenses journées parlementaires sur l’opinion (…), les tombeurs du gouvernement présidentiel – encore trop enfermés dans les réflexes d’un pays légal restreint à 200 000 électeurs – se méprennent sur l’influence de ces orages d’assemblée ».

Les tensions éclatent à l’approche de deux échéances majeures : le moment où la constitution aurait la possibilité d’être révisée (mai 1851) et les prochaines élections présidentielles et législatives (mai 1852). Ces deux dates convergeaient vers un même écueil : l’impossibilité pour le président de se présenter à un deuxième mandat. La révision de la constitution échoue en juillet 1851 : entre les ambivalences d’une droite divisée et focalisée sur son désir de restauration monarchique, et une gauche attentiste, le président ne parvient pas à constituer une majorité qui fut favorable à cette révision. L’assemblée semblait plus que jamais éloignée de la légitimité démocratique, quand, à l’inverse, le président pouvait être « paradoxalement l’homme qui dispos[ait] de la position la plus cohérente et la plus légaliste », l’homme du « principe au nom duquel il fond[ait] sa demande de révision, à savoir la libre consultation du peuple ». Dès lors, la rupture paraissait inévitable. L’auteur s’attache néanmoins à montrer comment Louis-Napoléon se borne à ne concevoir le coup d’État que comme un dernier recours, non un objectif en soi. Se saisissant, après l’échec de la révision constitutionnelle, de l’enjeu très politique d’une abrogation de la loi du 31 mai et d’un rétablissement plein et entier du suffrage universel au nom de l’ordre et de la menace du « spectre rouge », le président vient à incarner un « extrême centre », positionné stratégiquement entre les « idées démagogiques » et les « hallucinations monarchiques ».

La rupture est consommée le 2 décembre 1851. Le coup d’État réussit sans doute davantage par indifférence et rejet du parlementarisme que par approbation de Louis-Napoléon. Une résistance tardive, se soldant par le massacre des Boulevards et une répression sévère en province, vient a posteriori légitimer le coup d’État, en montrant l’imminence du danger socialiste. Le président trouve ensuite son « absolution » dans le plébiscite pour une nouvelle constitution, approuvée à 92%. L’auteur insiste sur l’opposition des propagandes, renvoyant dos à dos le mythe du « crime de décembre », avec le discours bonapartiste sur la « jacquerie » que représentait la résistance au coup d’état. Maxime Michelet vient là encore repolitiser Louis-Napoléon et son entourage, en les sortant de la caricature qu’en avait dressé Zola dans La fortune des Rougon : un ambitieux assassin, lié à des affairistes sans scrupules et une bande de voyous, personnifiés dans la figure de Ratapoil. Il cède tout de même ponctuellement de nouveau au récit fataliste d’un régime enfermé dans sa propre tragédie : « Ces troubles semblent être le chapitre final d’une IIe République que le désordre et la répression ont tant animé durant ses trois années d’existence constitutionnelle ».

Une mise en intrigue très politique

Le récit historique livré par l’auteur, convaincant et très bien écrit, se focalise dans l’ensemble sur les intrigues politiques de la capitale. Si ce volet est évidemment essentiel, on reste davantage sur sa faim quant à la dimension sociale. C’est le cas en particulier de l’élection de décembre 1848 : première campagne présidentielle, elle est inédite en bien des points et participe en elle-même à l’invention de la présidence de la République qui constitue le sujet du livre. Tout à la réhabilitation, certes nécessaire, d’une élection dont l’historiographie républicaine avait fait le « triomphe de l’ignorance » des masses paysannes et de leur irrationalité, l’auteur passe peut-être un peu vite sur les « techniques » de campagne. S’il rappelle tout ce qu’il doit au travail de S. Hazareesingh sur la construction d’une légende napoléonienne au long du siècle et mentionne la diffusion « de portraits lithographiés », il aurait pu développer l’étude de tous ces objets (almanachs, gravures, médailles…) qui constituent les éléments d’un bonapartisme rural et d’une culture politique populaire participant assurément à la campagne électorale   .

Les visites présidentielles sont par ailleurs bien décrites, à l’instar du récent ouvrage de R. Dalisson. Mais les sources y restent limitées à la presse. On retiendra cependant des réflexions critiques et intéressantes sur les querelles autour des vivats qui accompagnent ces présences du Louis-Napoléon en province : quand certains rapportent ponctuellement des « Vive l’empereur », d’autres ne persistent qu’à entendre « Vive la république »… Irréductible relativité de la politique.

Le propos général de l’ouvrage n’en reste pas moins essentiel pour comprendre nos héritages politiques, en particulier cette élection au suffrage universel d’une personnalité devant incarner tout à la fois la République et la Nation, et dont l’évidence est toujours à remettre en question. Les quelques angles morts de l’ouvrage n’invitent finalement qu’à prolonger l’étude de ce premier mandat présidentiel à redécouvrir.