Deux ouvrages viennent éclairer l’histoire de ce courant politique qui a failli faire vaciller la Troisième République.

Le boulangisme, mouvement politique complexe, est né en 1886 du nom du général Georges Boulanger. Le travail de Yannick Lemarié illustre une figure atypique du boulangisme, Arsène Crié, tandis que Bertrand Joly apporte une somme incontournable sur cet épisode politique.

Crié, un boulangiste atypique

Dans les biographies de militants ralliés au général, le cas d’Arsène Crié est exceptionnel et minoritaire dans les courants de gauche épousant la cause du général, comme il l’est dans le boulangisme. Né en 1853 à Laval, il s’installe à Paris et entreprend des études de médecine qui sont un échec. Il commence alors à fréquenter les milieux ouvriers de proche en proche, et rejoint le mouvement libertaire lorsqu’il part enseigner en Belgique.

Les frontières politiques étant encore floues, il participe au journal socialisant Le Droit des peuples, tout en fréquentant le groupe libertaire de Verviers. Obligé de rentrer en France en raison de son agitation politique, il devient réellement journaliste grâce à son complice Émile Gautier, un libertaire insurrectionnel. Ce dernier rompt avec le mouvement libertaire en 1883 pour se rapprocher des services de police.

Crié participe alors aux journaux libertaires, Citoyen et La Bataille. Crié est lui aussi proche des milieux insurrectionnels. Il est arrêté et jugé à plusieurs reprises pour des manifestations qui ont tourné à l’émeute, comme celle de Montceau-les-Mines en 1882 ou des Invalides en 1883. À sa sortie de prison en 1885, il participe souvent aux réunions des socialistes proches de Jules Guesde et des socialistes insurrectionnels proches de Blanqui.

En 1888, par détestation du système électoral, il appelle à soutenir la candidature de Boulanger tout en se réclamant de l’anarchisme, qualité que ses anciens compagnons lui dénient. Présent à plusieurs réunions de la Ligue des Patriotes, il défend le général avant rejoindre La Cocarde, regroupement hétéroclite de personnalités d’horizons politiques différents allant des nationalistes aux anarchistes. Les collaborateurs du journal se déchirent entre dreyfusards et antidreyfusards, mais Arsène Crié meurt au début de l’affaire en 1895.

L’auteur offrant un portrait agréable complété par un certain nombre de textes de l’auteur.

Le boulangisme dans l’historiographie

L’itinéraire paradoxal d’Arsène Crié vient éclairer le remarquable travail de Bertrand Joly — malgré son titre, dont il semble difficile, à la lecture du livre, d’en attribuer la responsabilité à l'auteur. Le terme « populisme », en effet, ne correspond pas à l’analyse qu'en propose Bertrand Joly, puisque celui-ci souligne, dans son introduction, les défauts de l’historiographie au sujet du boulangisme. Il montre, par exemple, que la querelle entre René Rémond et Zeev Sternhell ne correspond en rien à des travaux historiques, mais à des approches politologiques (l’un comme l’autre appliquent des schémas théoriques au boulangisme, sans se fonder sur les archives, ce qui témoigne d'une méconnaissance du phénomène boulangiste).

Ce sont les historiens anglophones Steven Englund, Patrick H. Hutton, Michael Burms et Wiliam Irvine, dans des ouvrages inédits en français, qui ont réellement mis en perspective le phénomène. Pour prolonger leurs travaux, Bertrand Joly est retourné aux sources et a longuement fréquenté les archives (Préfecture de police, archives nationales, presse, mémoires des contemporains, archives judiciaires et sénatoriales) pour offrir un magistral livre d’histoire.

La crise de la République à l’origine du boulangisme

Le boulangisme naît alors que la France traverse une triple crise — diplomatique, économique et politique —, générant des mécontentements. La personnalité du général Boulanger est un élément central dans sa formation. Syllogisme, peut-être, mais il est nécessaire de rappeler que sans Georges Boulanger il n’y aurait pas eu de boulangisme. La crise tient à la fois au poids de la défaite de 1870 et aux conséquences de la Commune de Paris. Cet événement a généré un renouveau patriotique, et souvent nationaliste, que reflètent des propositions variées — du discours de Renan sur l’adhésion à la nation comme suffrage quotidien, à la surenchère nationaliste que suggère la création des premières ligues (excluant de fait nombre de groupes du corps national).

À cette crise s’ajoute la remise en cause du parlementarisme, qui se développe depuis les années 1870. L’antiparlementarisme repose à la fois sur une critique de gauche qui souhaite retrouver le modèle de la Convention et abandonner le bicamérisme. Il se double d’une défiance des libertaires contre le système de représentation indirecte, alors que la critique de droite repose plutôt sur l’absence d’autorité et les blocages institutionnels qui traversent le pays.

La vie politique démocratique est en outre constellée de courants aux formes variées qui, pour nombre d’entre eux, contestent l’ordre républicain, mais dont les divisions légitimisent la recherche d’un renouvellement politique.

Un général en politique

C’est dans ce contexte de crise qu’apparaît le boulangisme. Boulanger s’assoit sur une légitimité et une autorité. Ancien soldat de la Coloniale, il a été blessé gravement à plusieurs reprises, d’abord en Kabylie, puis en Indochine, enfin pendant la semaine sanglante de 1871. Condisciple et ami de Georges Clemenceau depuis ses études au lycée de Nantes, il devient ministre de la Guerre dans le cabinet Charles de Freycinet en 1886, puis dans celui de René Goblet l’année suivante. Carriériste, ambitieux, Boulanger nourrit des projets revanchards par rapport à l’Allemagne et propose une réorganisation de l’armée avec une volonté d’efficacité stratégique.

Les scrutins des années 1885 et 1886 ont laissé entrevoir une crise politique. Elle se cristallise en 1888, au moment où le Président de la République refuse de dissoudre la chambre. C’est alors que Boulanger présente sa candidature à plusieurs élections législatives partielles, soutenue par les bonapartistes et très vite par les monarchistes. Il remporte plusieurs succès à ces législatives. Paradoxalement, la majorité des suffrages vient d’une gauche qui souhaite un renouvellement institutionnel.

Un mouvement bigarré

C’est à partir de cette date que le mouvement se structure. Les interrogations demeurent nombreuses quant à sa nature de gauche ou de droite. Pour y répondre et comprendre la nature du mouvement, Bertrand Joly suggère une analyse de ses soutiens et de ses détracteurs. Boulanger s’affirme comme républicain ; son mouvement, le Comité républicain national (CRN), s’en revendique, mais les moyens proposés l’en distinguent. Il est favorable à une République autoritaire fondée sur une nouvelle assemblée.

En dehors de cet aspect, son programme demeure flou : il est mâtiné de nationalisme et de socialisme sans colonne vertébrale, ce qui permet des soutiens divers. Ceux-ci vont d’un Georges Laguerre (libre penseur opportuniste, figure de l’anguille politique qui s’est rapproché des royalistes pour sauver son journal) et d'un Alfred Naquet (républicain d'extrême-gauche carriériste, impliqué dans le scandale de Panama et cible des antisémites) à un Arthur Dillon (journaliste monarchiste, financier de la campagne boulangiste), en passant par Paul Déroulède (fondateur de la Ligue des Patriotes).

Dans cet attelage improbable, Boulanger a toujours le dernier mot. Le programme évolue principalement vers une dénonciation obsessionnelle de la République favorisant le soutien des monarchistes et de quelques anciens membres de la Commune comme le journaliste et homme politique Henri Rochefort, animé par l’anticapitalisme aux forts relents antisémites, et à une hostilité grandissante à la République. Ce dernier entraîne une partie des blanquistes dans l’aventure. Le CRN, en fait divisé localement entre tendances antagonistes, éclate à la première crise, comme le montre l’exemple du Comité des égaux de Montmartre en 1889.

En outre, si le mouvement a suscité un soutien dans la population, il n’a jamais été un mouvement de masses : les effectifs sont maigres, ce qui explique que les membres de la Ligue des Patriotes prennent rapidement le contrôle de l’organisation pour le transformer en organisation hiérarchisée, alors que certains comités se réclament initialement de la démocratie directe (à l’exception de Rochefort, le soutien des blanquistes demeure limité).

En août 1889, la question est tranchée : les ralliés à Boulanger sont minoritaires et l’immense majorité retrouve les liens avec les organisations socialistes. Comme le montre parfaitement Bertrand Joly, le principal soutien demeure Paul Déroulède, lequel ne fait que reprendre les doléances de Boulanger. Le général reçoit l’aide des royalistes, parce que ces derniers ont un intérêt commun : ils cherchent a utilisé cette entente tactique pour rétablir le souverain (alors que Boulanger lui-même souhaite uniquement leur appui financier). S’adjoignent les bonapartistes, dont le soutien conduit à leur fin politique et à des courants catholiques traditionalistes et antisémites.

Par ailleurs, Bertrand Joly propose une sociologie et une géographie du boulangisme qui soulignent son caractère bigarré sans implantation ni souvent programme sérieux, et dont la majorité est très fortement marquée par le conservatisme. C’est elle qui pousse le général à l’élection de janvier 1889. Son succès donne des envies à ses partisans. Lucide et pragmatique, il semble que Boulanger ait repoussé la tentative de coup d’État (n’étant pas sûr de pouvoir l’emporter, contrairement aux espoirs de ses soutiens), ce qui a provoqué sa fuite en Belgique en avril 1889.

Le boulangisme ne survit pas à son départ : les élections des 22 septembre et 6 octobre 1889 traduisent une bérézina électorale, en raison des contradictions même du mouvement qui meurt définitivement en 1891 (en même temps que Boulanger). Les boulangistes rejoignent alors majoritairement les mouvements nationalistes.

Grâce au travail de Bertrand Joly, le boulangisme n’est plus une énigme. Il a présenté une coalition des mécontentements aux motivations contradictoires, incapable de se structurer sur le plan idéologique et mû principalement par un général opportuniste avide de pouvoir.