Deux façons de concevoir le « métier » de diplomate, entre le témoignage de la représentante de la France à Londres lors du Brexit et les mémoires d'un géographe, conseiller politique et ambassadeur.

À l’heure où de nombreux diplomates se sont mis en grève, le 2 juin, pour défendre leur statut (les deux corps de conseiller des Affaires étrangères et de ministre plénipotentiaire étant « mis en extinction » par une décision gouvernementale, en les fondant dans un corps unique de hauts fonctionnaires de l’État, contre leur gré), il n’est pas inutile de s’interroger sur les pratiques du « métier » d’ambassadeur à travers deux témoignages de deux profils fort différents.

Le premier est celui d’une diplomate « de carrière », plus précisément Sylvie Bermann, qui, après une trajectoire intégrale au sein du ministère des Affaires étrangères, au Quai d’Orsay et en poste à l’étranger (successivement à Hong Kong, à Pékin, à Moscou, puis à la représentation française à l’ONU à New York), a enchaîné les postes d’ambassadrice parmi les plus prestigieux et stratégiques pour la France : en Chine, au Royaume-Uni, puis en Russie. Désormais présidente du conseil d’administration de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), elle a retrouvé une liberté de ton et de parole qui lui permettent d’intervenir régulièrement dans les médias et de publier son ressenti du Brexit à travers son expérience londonienne dans son essai Goodbye Britannia. Le Royaume-Uni au défi du Brexit.

Le second témoignage, Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique de Michel Foucher, apporte une autre vision des relations internationales et de leur pratique, à savoir celle d’un enseignant-chercheur reconnu (spécialiste des frontières, aujourd’hui professeur de géographie à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et directeur de la formation de l’IHEDN, lui aussi), qui est entré plus tardivement dans le monde diplomatique, sans être issu de son sérail. Michel Foucher a d'abord été nommé conseiller du ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, puis directeur du Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, avant de devenir ambassadeur de France en Lettonie, de 2002 à 2006.

Chronique du Brexit par la représentante de la France à Londres

En premier lieu, Goodbye Britannia de Sylvie Bermann se lit comme une chronique diplomatique, mais sans langue de bois, du Brexit à travers les yeux de celle qui fut l’ambassadrice de France au Royaume-Uni de 2014 à 2017. Cette pratique du récit diplomatique par ses acteurs est une grande tradition et vient nourrir de longue date les annales du métier, en offrant également de précieuses sources — bien que souvent biaisées — aux historiens et analystes des relations internationales. Mais l’essai de la diplomate au parcours exemplaire se distingue en ce qu’il propose moins un témoignage au jour le jour du Brexit — tel le journal intitulé La Grande Illusion récemment publié par le négociateur en chef français Michel Barnier — qu’une analyse, large et sans concession, des causes et effets du Brexit pour le Royaume-Uni et la France, comme on peut s’en douter, mais aussi pour l’Europe et le monde, désormais dominé par le duo américano-chinois, bien connu de Sylvie Bermann, qui a œuvré dans les deux pays.

Les sept chapitres du livre reviennent d’abord en détail sur « le jour d’avant » (Londres comme nouvelle ville-monde dynamique et inspirante) et sur la portée de « l’exceptionnalisme britannique » dans l’histoire européenne, atlantique et mondiale. Sylvie Bermann s'attarde ensuite sur les tenants et les aboutissants de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne en pointant, comme dans un procès à charge (qui n'épargne ni David Cameron, ni Boris Johnson, voire Theresa May, sans oublier Jeremy Corbyn et Nigel Farage), les coupables, les complices et les défenseurs de ce que la diplomate assimile à la victoire des passions sur la raison — contre une forme de tradition britannique. Elle conclut sur les perspectives du monde post-Brexit et post-Covid pour le Royaume-Uni, l’Europe et les relations internationales.

Il s’agit donc, on l’a compris, d’un ouvrage dense qui exprime le point de vue d’une actrice aux premières loges d’un chapitre récent et décisif de l’histoire européenne, jouissant d’accès privilégiés, et qui n’hésite pas à exprimer ses étonnements et ses tristesses face à un tel retournement, à bien des égards irrationnel. Certains pourraient dire que Sylvie Bermann sort de son « devoir de réserve » en proposant un tel témoignage à charge contre le Brexit et pourtant il ressort de la lecture de son Goodbye Britannia une empathie profonde pour ce que représente le Royaume-Uni pour l’Europe et le monde, avec une vision sans doute trop influencée par le prisme des élites londoniennes — c’est bien entendu un des biais du regard diplomatique — mais non sans présenter une hauteur de vue qui fait de ce témoignage un livre à lire sur le sujet.

En définitive, sur la pratique du métier de diplomate, cet essai fourmille de remarques et d’anecdotes qui permettent de mieux comprendre le quotidien d’un représentant de la France à l’étranger, en particulier lors de crises diplomatiques importantes. Cela est d’autant plus notable que Sylvie Bermann, au début de son ouvrage, nous confie que son entourage lui demandait si elle n’allait pas « s’ennuyer » à Londres, dans une des plus anciennes capitales de la « Vieille Europe », après avoir représenté la France en Chine, superpuissance émergente du XXIe siècle… Nul doute, à lire son récit du Brexit « de l’intérieur », qu’il n’en fut rien…

Du géographe au diplomate

Par bien des aspects, la trajectoire de Michel Foucher est à l’opposé de celle de Sylvie Bermann, car si la diplomate, dont la carrière a été couronnée par ses postes d’ambassadrice, est devenue analyste à partir de son expérience internationale, le géographe, spécialiste des enjeux géopolitiques, a été plus brièvement, après une longue carrière académique, conseiller diplomatique puis ambassadeur, avant de revenir dans le monde de l’enseignement et de la recherche. Les mémoires de Michel Foucher, Arpenter le monde, constituent donc avant tout le récit de cette trajectoire singulière, assez lucide d’ailleurs sur ce qui distingue les diplomates de carrière des diplomates « occasionnels » (jusqu’à la réforme récente du corps diplomatique en tous les cas), comme en témoigne la modestie de son poste d’ambassadeur à Riga, obtenu après ses services rendus au cabinet d’Hubert Védrine, au regard des prestigieuses ambassades où a exercé Sylvie Bermann, il est vrai après bien plus d’expérience du métier diplomatique.

Pourtant, et c’est tout l’intérêt de ce témoignage, fort différent du premier, la pratique de la géopolitique et des relations internationales n’appartient pas aux seuls diplomates puisque, bien avant de se rapprocher du Quai d’Orsay, Michel Foucher a parcouru le monde (à travers ses voyages dans quelque 125 pays…) et exploré les voies d’une géographie vécue comme active et engagée : en chercheur et en cartographe, consultant indépendant et analyste impliqué. C’est cette expérience riche et originale qui est restituée par son livre, qui dépasse largement le cadre diplomatique, pour proposer un récit raisonné de ses différents « moments », à travers sept chapitres roboratifs : enquêtes de terrain aux quatre coins du globe pour son travail de thèse sur les frontières (dont sera issu son livre Fronts et frontières, qui fera date), expérience des enjeux européens au tournant de la fin de la guerre froide par le prisme du Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay puis témoignage « d’un géographe au cœur de l’État », d’abord au plus près d’un ministre marquant (Hubert Védrine) et expert reconnu, puis en tant que représentant de la France au sein d’un pays de l’ex-URSS (la Lettonie) entrant dans l’Union européenne.

Il ressort de cette « géopolitique appliquée », restituée à la manière d’un retour d’expérience (ou « retex ») des officiers de l’armée de terre, des leçons pour la pratique internationale : oui, il est possible d’anticiper les tensions si l’on donne aux représentations spatiales leur juste place dans l’imaginaire des peuples et des acteurs publics. Ce précepte n’est pas sans dessiner une carte passionnante des enjeux du monde contemporain.