Rail ou autoroutes, la question des infrastructures de transports terrestres constitue un enjeu à la fois géopolitique, juridique et environnemental.

Souvent vu sous un angle technique, en particulier par le biais du sujet de l’intermodalité des mobilités et d’interopérabilité des réseaux, le sujet des transports constitue un enjeu essentiel de la géopolitique des territoires, de l’échelon local au niveau international, comme l’illustre l’importance des infrastructures et des réseaux transeuropéens dans la politique de l’Union européenne. Il est devenu plus encore un thème éminemment politique sur le plan environnemental eu égard à l’importance des problématiques de la décarbonation, les transports étant l’activité qui contribue le plus aux gaz à effet de serre dans les pays industrialisés. Deux livres récents et fort différents, un manuel juridique et un atlas géopolitique, apportent des éclairages tout à fait décisifs sur le sujet complexe des infrastructures de transports pour les deux plus importants réseaux terrestres : Les autoroutes, une affaire d’Etat de Jean-François Calmette, maître de conférences à l’Université de Perpignan, et Géopolitique du rail. Le train au cœur des enjeux contemporains d’Antoine Pecqueur, journaliste à RFI, Mediapart et Alternatives économiques.

Les autoroutes, attribut de la souveraineté de l’Etat, vecteur d’un développement réinterrogé

Très présent dans la vie quotidienne et dans les actualités, le thème de l’autoroute est relativement peu scruté par les études savantes, alors même que l’Etat, en France significativement, a joué et continue à jouer un rôle important dans l’émergence puis la régulation du secteur, transformé progressivement par de très importantes concessions à des sociétés privatisées qui gèrent et exploitent des infrastructures stratégiques pour le pays et pour la circulation de nombreux poids lourds sur son territoire (en position d’isthme en Europe, selon l’expression restée célèbre de l’historien Fernand Braudel, entre la péninsule ibérique et la « dorsale européenne », de l’Italie du Nord au Bénélux, pour citer cette fois l’expression du géographe Roger Brunet).

L’ouvrage de synthèse de Jean-François Calmette s’attache à observer précisément cet attribut de souveraineté de l’Etat qu’est le secteur autoroutier en France, aujourd’hui soumis à des pressions de tous ordres : le supposé manque de contrôle étatique dans le cadre des concessions pose des problèmes tant démocratiques qu’économiques, alors que la recherche d’une plus importante décarbonation des transports routiers, afin de lutter contre le réchauffement climatique, met en péril la pratique de « l’autosolisme », base du développement (auto)routier en France durant les Trente Glorieuses. Bien que le prisme du droit public soit dominant dans l’analyse du juriste (en particulier celle du système concessif mis en place sur le long terme par l’Etat lors de l’ouverture à la concurrence des réseaux), Jean-François Calmette propose cependant une approche pluridisciplinaire (histoire, géographie, économie, gestion…) en cernant les différentes questions qui se posent, tant pour les acteurs politiques et économiques que pour les usagers, dans le secteur autoroutier : le désenclavement des territoires, les modes de gestion de ces biens d’intérêt général que sont les différents réseaux, ses enjeux importants pour le budget de l’Etat, la transparence dans les choix publics, l’évaluation des sociétés délégataires par des indicateurs de performance (y compris du point de vue environnemental)…

On le voit : l’enjeu stratégique des autoroutes recouvre des problématiques essentielles à la puissance publique, en particulier s’agissant du maillage territorial – l’armature autoroutière a été un élément fondamental de l’aménagement du territoire en France et plus largement en Europe au XXe siècle – et des échanges commerciaux traversant son espace national. Complexe du point de vue juridique et sensible au niveau environnemental, le secteur autoroutier constitue bien politiquement « une affaire d’Etat » qui mêle des considérations de compétitivité et d’attractivité à des obligations service public.

Le rail comme symbole de la mainmise des Etats et des puissances

Autre réseau au moins aussi stratégique, les voies ferrées sont analysées par Antoine Pecqueur (avec le concours du cartographe Arthur Beaubois-Jude) sous un angle original dans Géopolitique du rail. Le train au cœur des enjeux contemporains. Alors que l’Union européenne relance le fret (en prévoyant de doubler d’ici 2030 la part du transports de marchandises sur rail dans le cadre du Green New Deal) et que Joe Biden souhaite faire du train un réel concurrent à long terme de l’avion pour ses lignes domestiques et transcontinentales, la Chine prévoit de déployer de véritables nouvelles « routes de la soie » ferroviaires sur l’ensemble du continent asiatique, ces tendances – parmi bien d’autres, parfaitement décrites dans le livre – témoignant de l’actualité du « grand jeu » ferroviaire sur le plan géopolitique. Le journaliste de RFI, qui avoue avoir eu l’idée d’écrire son atlas mondial du train alors qu’il était dans la gare de Bobo-Dioulasso au Burkina Faso, démontre par ses chapitres ciselés et parfaitement documentés sur le plan cartographique que loin d’être un mode de transport décadent, plongeant aux révolutions industrielles du XIXe siècle, le chemin de fer est redevenu un moyen moderne de lutter contre le réchauffement climatique dans les transports quotidiens ou de longue distance.

Le grand apport de cet ouvrage particulièrement réussi est d’embrasser très largement son sujet, aussi bien en Europe (avec des exemples vertueux de développement de réseaux ferrés performants, historiquement en Suisse et plus récemment dans les pays Baltes, ou par l’illustration de la réussite des trains de nuit autrichiens, sans oublier les terrains de guerre, autrefois en ex-Yougoslavie ou aujourd’hui en Crimée, où le rail est resté un attribut de puissance autant qu’une voie de communication essentielle) qu’au Moyen-Orient (bel exemple de la ligne stratégique Ankara-Téhéran, tout comme celui de « l’Hyperloop » ultrasonique entre Dubaï et Abu Dhabi), en Afrique (où le train est l’objet de convoitises de la « Chinafrique » au Sud-Est, comme de Vincent Bolloré dans le Golfe de Guinée) comme en Asie (où le plus vieux modèle de grande vitesse ferroviaire, le Shinkansen japonais, est désormais défié par la Chine) et dans les Amériques (avec notamment le projet hors norme connectant l’Atlantique au Pacifique à travers le Brésil et les massifs andins).

Là encore, comme pour les autoroutes, Antoine Pecqueur conclut en nous faisant comprendre en quel sens le développement des infrastructures ferroviaires synthétise les enjeux actuels, véritable miroir de l’affirmation de la puissance chinoise sur la scène internationale comme de la prégnance des questions environnementales (qui pourraient d’ailleurs remettre en question certains projets pharaoniques) dans les grandes décisions politiques, qui viennent à réinterroger le modèle économique ferroviaire (investissement public, innovation, ouverture à la concurrence) au niveau local comme international. A n’en pas douter, la mondialisation a des effets durables sur la gestion des infrastructures de transports, devenu un véritable enjeu (géo)politique.