Trois points de vue divergents sur les conséquences de la concentration des activités économiques et résidentielles dans les grandes villes. Un débat vif au cœur de la cohésion territoriale française.

En France, les métropoles ont longtemps été appréhendées dans une logique d’équilibre, héritage de l’aménagement du territoire national de la DATAR (créée en 1963), par une volonté de canaliser l’hypertrophie de la région parisienne (le fameux Paris et le désert français de Jean-François Gravier, publié en 1947, essai aux présupposés anti-urbains fort peu relu de nos jours). Mais ce terme de métropoles d’équilibre   désignait alors, en pleine période des « Trente Glorieuses », une réalité géographique plus qu’économique ou politique. Ces grands centres urbains bénéficièrent d'une politique volontariste destinée à impulser des processus de développement local, à faire levier avec les territoires connexes, notamment les espaces périurbains contigus, par le biais d'équipements, d'investissements publics renforcés.

Or, dès la crise des années 1970, le bilan de cette « première » métropolisation semblait plutôt décevant, avec un poids toujours important de l'Ile-de-France et des métropoles d'équilibre gênant quelque peu le développement des villes moyennes, y compris dans leur hinterland. Depuis la décentralisation des années 1980, le terme de métropolisation désigne une autre dynamique, endogène et bottum up, de développement urbain dense et de concentration des activités et des richesses dans les grandes villes, dans une forme de compétition intra et extra régionale. C’est cette forme de métropoles géographiques, économiques et politiques qui a été « couronnée » sur le plan juridique par les lois de 2010 puis de 2014, affirmant tardivement une place importante au sein de la gouvernance territoriale, alors que l’aménagement du territoire avait de longue date assumé un héritage ruraliste, remontant à la loi municipale de 1884. Et c’est bien cette forme de métropolisation qui cristallise aujourd’hui, à tort ou à raison, le débat sur la cohésion des territoires français, plus d’un siècle après le constat poétique des villes tentaculaires d’Emile Verhaeren (1895).

Haro sur les « villes tentaculaires »

Trois ouvrages, fort différents dans leurs thèses et leurs auteurs, reviennent sur ce profond mouvement de concentration des activités et des richesses (mais aussi des pauvretés) dans de grands centres urbains, phénomène global intimement lié au processus de mondialisation et touchant aux questions d’étalement urbain, de réchauffement climatique et d’érosion de la biodiversité. La France n’est pas épargnée par ces débats essentiels et le débat public s’y nourrit depuis quelques années des polémiques sur la « France périphérique » qui serait opposée à une partie urbaine et dynamique du pays, hystérisation qu’avait semblé de prime abord confirmer la crise des Gilets jaunes. Dans une veine proche de celle d’un Christophe Guilluy, bien qu’il soit historien et non géographe, Pierre Vermeren, professeur à la Sorbonne assumant un conservatisme politique – ce qui est plutôt rare dans sa corporation –, propose avec son court essai L’impasse de la métropolisation de dresser un bilan sévère des effets qu’il juge délétères d’une tendance lourde allant contre une vision équilibrée de l’aménagement du territoire. Partant d’un horizon presque diamétralement opposé, Guillaume Faburel, enseignant-chercheur à l’Institut d’urbanisme de Lyon, signe quant à lui avec Pour en finir avec les grandes villes un « manifeste pour une société écologique post-urbaine » (sous-titre du livre) qui aboutit finalement à des conclusions aussi sévères que celles de Vermeren. Enfin, sous la coordination d’Eric Charmes, directeur du laboratoire RIVES de l’Ecole nationale des travaux publics, Métropole et éloignement résidentiel. Vivre dans le périurbain lyonnais tente d’analyser la question de l’étalement urbain et de la précarité énergétique au sein de la métropole de Lyon sous un jour plus apaisé, en dégageant des axes d’amélioration pour compenser les effets négatifs de la métropolisation (en particulier l’éloignement résidentiel et les dépenses énergétiques corrélées), laquelle ne manque pas non plus de bénéfices (dynamisation des petites villes alentour et renforcement des politiques d’habitat).

Par son brûlot anti-métropoles L’impasse de la métropolisation, Pierre Vermeren défend une vision traditionnelle, très méfiante vis-à-vis de la gouvernance urbaine, qui est celle de l’aménagement du territoire à la française, renvoyant à un supposé « âge d’or » gaullien et pompidolien, à une époque où décentralisation et développement durable n’étaient pas d’actualité. En bon historien, le professeur à l’Université Paris-1 retrace d’abord les étapes de la tendance à la métropolisation de la France, phénomène mondial dont il identifie les origines aux Etats-Unis, et qu’il considère néfaste sur plusieurs plans : fractures sociales entre territoires urbains denses et espaces enclavés, bétonisation des grandes villes, démultiplication des infrastructures et de leur facture énergétique, usage massif de l’automobile individuelle imposé aux périphéries… Ces constats bien connus poussent l’auteur à s’en prendre aux « élites urbaines » sans trop de précautions et à cibler en particulier les maires écologistes –  à la tête de grandes villes françaises (Lyon, Strasbourg, Bordeaux, Tours, Besançon, Poitiers et Annecy, tandis que Paris et Marseille sont gouvernés par des coalitions roses-vertes) depuis les élections municipales de 2020, après la première (Grenoble) gagnée en 2014 –, qu’il considère de manière caricaturale comme l’incarnation d’un modèle de gouvernance métropolitaine excluant les moins aisés aux marges et privilégiant les habitants des centres-villes (en densifiant l’habitat et en excluant les mobilités dites non douces). Comme on le voit, l’historien se piquant de géographie n’hésite pas à se faire polémiste, son essai corrosif pouvant être vu comme un pamphlet dirigé contre un modèle de développement territorial qu’il assimile à une économie de services au profit des cadres renforçant la désindustrialisation du pays et exploitant la main d’œuvre à bas salaires « nomade » et d’origine immigrée. C’est finalement d’une vision historique de la géographie et de la sociologie urbaine française dont Pierre Vermeren garde une certaine nostalgie, considérant que la République est en échec avec les fractures territoriales actuelles entre métropoles et nouveau « désert français ». On pourrait lui retorquer que cette vision manichéenne masque de réelles inégalités au sein des métropoles – les populations les plus pauvres étant urbaines, n’en déplaisent aux tenants de la « France périphérique » – et que le modèle de l’aménagement à la française lors des « Trente Glorieuses » n’était pas non plus le plus vertueux sur le plan écologique et social.

La densité métropolitaine est-elle soutenable ?

Autre bord politique et autre manifeste anti-métropolisation, Pour en finir avec les grandes villes de Guillaume Faburel va encore plus loin dans ses conclusions ciblant l’actuel modèle de développement urbain français, mais aussi mondial. Sa vision de la grande ville bétonnée et de la métropole gloutonne se situe davantage sur le plan écologique, les injustices sociales créées par le mouvement de concentration urbaine et de cloisonnement territorial se doublant d’une coupure de l’univers citadin avec la nature et le vivant, l’étalement urbain érodant dangereusement la biodiversité et renforçant l’artificialisation des sols. Selon l’universitaire lyonnais, pollutions, mobilité incessante et connexion permanente sont devenues une norme que beaucoup d’urbains ne veulent plus supporter ni même accepter (seuls 13% des Français considèrent la grande ville comme un lieu de vie idéal et cette statistique s’est renforcée avec la crise du Covid-19 et les confinements). Or, pour Guillaume Faburel, les pouvoirs politiques et économiques font front commun pour poursuivre sans relâche cette métropolisation du monde, alors même qu’il faudrait au contraire selon lui bâtir de toute urgence une société écologique hors des grandes villes pour retisser des liens respectueux avec le vivant et lutter contre les inégalités sociales et territoriales induites par ce modèle de développement. Comme on le voit, la critique est radicale et, bien que se plaçant sur un tout autre plan, aboutit à des constats finalement pas si éloignés que ceux de Pierre Vermeren à propos des effets jugés négatifs de la gentrification des centres-villes, de la conversion néolibérale de l’urbanisme des grandes villes et des « écocides » engendrés par la bétonisation à outrance. Ce n’est pas le moindre des paradoxes des manifestes anti-métropolisation, relevé notamment par certains politistes de l’urbain comme Gilles Pinson, que de rassembler des adversaires venus d’horizons très divers, de la droite traditionnelle française à la gauche alternative, écologiste et autogestionnaire, dans une défiance commune de la grande ville comme modèle démographique, politique, social et économique.

C’est finalement le court ouvrage Métropole et éloignement résidentiel, coordonné par Eric Charmes, qui apporte une vision plus nuancée de ce débat vif, au cœur des actuelles politiques de cohésion des territoires. Centré sur l’agglomération lyonnaise, ce « cahier du POPSU » (plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines), du nom du programme piloté par le PUCA (Plan urbanisme construction architecture) – organisme public rassemblant universitaires et experts de politiques publiques urbaines –, apporte une série de contributions claires et concises au sujet des parcours résidentiels et de la vulnérabilité énergétique engendrés par la métropolisation, à la fois au sein du « Grand Lyon » (unité urbaine dense) et dans ses pourtours périurbains. Dans une logique plus empirique moins tournée vers les élans théoriques et les montées en généralité que les deux précédents essais recensés, les chercheurs et praticiens de l’urbanisme proposent d’analyser une question sociale devenue centrale dans les politiques d’aménagement du territoire, à savoir l’éloignement progressif entre les lieux d’emploi et de résidence, en lien avec les dépenses énergétiques résultant de ces nombreux et coûteux déplacements qui tendent à précariser certaines familles modestes. On comprend ainsi en quel sens il est notamment aporétique d’opposer métropoles et territoires périurbains car c’est, d’une part, la métropolisation qui dynamise les politiques d’habitat des petites villes et des campagnes alentour et, d’autre part, c’est bien la logique de l’étalement urbain – à laquelle la densification urbaine prétend répondre, pour « refaire la ville sur la ville » et contenir l’artificialisation des sols – qui engendre des coûts énergétiques et une érosion de la biodiversité. Loin de renvoyer à des solutions ciblant les seules grandes villes, les auteurs concluent, peut-être plus modestement mais de manière plus pragmatique, à la nécessité d'une meilleure coordination, à plusieurs échelles, des différentes actions et politiques publiques pour contrebalancer les effets ambivalents de la densité métropolitaine comme de l’étalement pavillonnaire.