Retour sur une première tentative de synthèse d'une histoire transnationale des institutions policières de surveillance politique au sein du bloc de l'Est des années 1950 à la fin de la Guerre froide

Dans cet entretien, Emmanuel Droit, professeur d'histoire contemporaine à l'Institut d'études politiques de Strasbourg et ancien directeur adjoint du Centre Marc Bloch à Berlin (entre 2014 et 2017), revient sur son dernier ouvrage Les polices politiques du bloc de l'Est. A la recherche de l'Internationale tchékiste, 1955-1989 (Gallimard), brillante tentative de synthèse historique inédite des institutions de surveillance politique des régimes communistes appelés « démocraties populaires » à l'Est de l'Europe, à partir d'archives originales.

Spécialiste de la RDA, il publiera par ailleurs le 8 avril aux PUF un autre ouvrage, 24 heures de la vie en RDA, sur l'histoire du quotidien est-allemand, en prenant le parti de décrire les rapports entre Etat et société à travers huit scènes et lieux de la vie quotidienne de 1949 à 1989.

Nonfiction.fr : Pourquoi aujourd’hui faire l’histoire des polices politiques du bloc de l’Est ?

Emmanuel Droit : Ce projet d’écriture d’une histoire des polices politiques du bloc de l’Est est lié initialement à deux enjeux historiographiques, celui d’un récit transnational du communisme d’État de type soviétique trente ans après l’effondrement des régimes – après une véritable inflation de la production scientifique ces dernières années, mais cloisonnée à chaque pays – et celui de l’actualité de cette histoire contemporaine à l’aune du régime de Vladimir Poutine, ancien cadre du KGB. Or, il est patent que Poutine défend aujourd’hui un modèle politique historiquement inspiré du tchékisme et de la « Grande Guerre patriotique » pour défendre l’idée d’une communauté nationale russe qui doit être protégée.

Vous parlez d’une Internationale tchékiste en vous référant à une matrice datant de la Russie bolchevique, durant les années qui succèdent à la Révolution d’Octobre 1917. En quel sens cette matrice était-elle toujours active après la Seconde Guerre mondiale dans les démocraties populaires naissantes à l’Est de l’Europe ?

En effet, la matrice tchékiste est fondamentale pour comprendre les origines de l’ethos professionnel des polices politiques du bloc de l’Est, cet ethos s’étant constitué à l’époque du communisme de guerre et de la Terreur Rouge, incarnée par la figure inflexible du chevalier Dzerjinski. Or, à la mort de ce personnage, celui-ci est devenu une référence en matière de police politique, associée à des valeurs d’ « hommes d’action »: endurance, persévérance, loyauté politique, zèle dans le service de l’Etat. Et ce qui m’intéressait, c’était de voir dans le contexte de sortie de guerre de 1945 comment ces valeurs étaient transmises par une nouvelle génération d’officiers de la police politique soviétique, qui n’avaient rien à voir avec la première génération de tchékistes de Dzerjinski, et comment, en circulant de pays en pays, ils ont réussi à installer des « polices répliques » du NKVD en diffusant ces valeurs associées à l’idéal tchékiste.

Etant historien et germaniste, vous vous référez beaucoup à la RDA. A partir de quand devient-elle une référence pour les polices politiques de tout le bloc de l’Est ?

En effet, la RDA occupe une place importante dans mon livre car c’était ma principale porte d’entrée archivistique pour saisir ces moments de transmission de valeurs, d’idées et de pratiques à travers tout le bloc de l’Est de l’après-guerre. La RDA est en réalité la dernière démocratie populaire à créer sa police politique (la Stasi, en février 1950) et elle grandit à l’ombre du grand frère soviétique sans être forcément au départ la police la plus importante mais, à partir des années 1970, dans le prolongement du Printemps de Prague (1968) et de la recomposition interne de la police politique tchécoslovaque – qui était la police politique « modèle » jusqu’alors –, la Stasi, par ses moyens humains, financiers et techniques, va devenir le partenaire majeur du KGB soviétique, qui va finalement se servir de cette expertise pour se répartir les tâches au sein du bloc de l’Est et à l’extérieur (en Afrique notamment) en se partageant les grandes opérations de surveillance politique.

Les premières pages de votre ouvrage sont d’ailleurs passionnantes à propos de la tentative de la police politique roumaine de venir, assez tardivement en 1971, à Berlin (et non à Moscou) pour renouer des relations avec le grand frère est-allemand (plutôt que soviétique), vaine tentative en définitive…

J’avoue en effet beaucoup aimer ce prologue parce qu’il dit beaucoup de choses sur les liens supposés entre les différentes polices politiques du bloc de l’Est. On a en effet en tête une image monolithique de ce bloc cimenté par l’idéologie communiste alors qu’il est en réalité, d’une part, tout autant travaillé par les nationalismes et qu’il fait l’objet, d’autre part, d’une très forte distinction entre une communauté socialiste et une communauté tchékiste. Or, en 1971, il est clair que pour Markus Wolf, le grand chef des services de renseignement est-allemands, la Roumanie faisait partie du camp socialiste mais que sa police politique ne faisait pas partie de la famille tchékiste. Ce prologue montre ainsi ces distinctions, à vrai dire assez peu connues chez nous, au sein du bloc de l’Est.

Précisément, quelles différenciations établir entre les pays du bloc de l’Est au sujet de leurs polices politiques ?

C’est en effet bien l’enjeu de ce livre que de déconstruire cette vision de bloc monolithique et d’arriver à établir des distinctions en termes de capacité de rayonnement et d’efficacité de ces institutions policières. On peut donc distinguer deux groupes principaux de polices politiques : les « modernes » (RDA, Tchécoslovaquie, sous la houlette du KGB) qui sont bien dotées et ont développé des ressources humaines et technologiques leur permettant d’assurer un contrôle très efficace des populations, et les autres polices politiques (Pologne, Hongrie, Bulgarie) qui dépendent beaucoup du premier groupe en termes de moyens et qui ont peut-être également moins besoin de contrôler leurs populations, la Pologne et la Hongrie étant marqués notamment par une idéologie plus « libérale » (au sens marxiste) avec un resserrement plus lâche de la surveillance. Il s’agit donc concernant ces dernières polices politiques de structures moins dotées, plus souples et plus ouvertes – de manière relative bien sûr – sur l’Occident – j’ai ainsi été frappé de savoir que la Hongrie a cherché à rejoindre Interpol dès la fin des années 1970 – et, finalement, ce sont ces polices-là qui, au moment de l’écroulement des régimes communistes à partir de 1989, vont avoir cette capacité incroyable à se recycler en organes de défenses des nouvelles constitutions et de passer, sans même une grande épuration, d’une logique de défense de l’Etat communiste à la défense de l’Etat démocratique (au sens de la démocratie libérale).

A ce sujet, comment se déroule l’échec de ces polices politiques à la fin de la guerre froide ? S’agit-il plus d’un basculement progressif interne ou d’un effondrement par un choc externe ?

On a souvent associé à ces polices politiques l’image d’un « Etat dans l’Etat ». Or elles ne sont que les bras armés des régimes et la particularité de ce que Timothy Garton Ash appelle le « carnaval des révolutions » à la fin des années 1980, c’est que ce sont les élus communistes eux-mêmes qui ont rendu les clés du pouvoir. Ce sont en réalité les réformateurs qui ont refusé de lever l’option de la violence répressive (« la solution chinoise ») et qui, dans le cadre de transitions pacifiques, ont négocié des sorties en douceur de la dictature communiste, qui était pour eux marquée du sceau de l’échec du point de vue économique. Ces polices politiques ont donc progressivement accompagné ces mouvements réformateurs (en Hongrie et en Pologne d’abord) en essayant d’échapper à toute logique de poursuite judiciaire. Cela rejoint le discours politique des frères Kaczynski en Pologne, car quelque chose a été raté à la fin des années 1980 dans l’appropriation par la population des nouveaux régimes car c’est davantage des solutions politiques qui ont été négociées entre élites dirigeantes (notamment militaires). En RDA, la situation est plus singulière car le régime a été lui-même emporté par le processus de réunification et cela a ouvert la voie à des procès et à une entreprise de stigmatisation en « mythe négatif » de la RDA en général et de la Stasi en particulier.

Que reste-t-il aujourd’hui de cette Internationale tchékiste, en particulier au sein de la Russie de Poutine ? Quel est l’héritage de cette histoire bien particulière et qui a été longtemps refoulée ?

S’il y a un héritage tchékiste à rechercher, c’est en effet dans la Russie post-soviétique de Vladimir Poutine qu’on peut le trouver et dans une moindre mesure en Biélorussie. Ce qui est intéressant, c’est que cet héritage est aujourd’hui savamment orchestré à des fins politiques : on gomme tout l’héritage de la Terreur rouge pour ne garder que l’image du bouclier de cette police qui protégerait les Russes de l’influence occidentale impérialiste négative qui viserait à déstabiliser l’Etat russe. Finalement, dans le contexte actuel de fermeture de la Russie par rapport à l’Occident, le tchékisme a encore quelques belles années devant lui car Poutine, qui devrait rester au pouvoir au moins jusqu’en 2024, a bien compris tout l’intérêt politique d’instrumentaliser cette mémoire.

Et du côté des ex-démocraties populaires, l’ironie de l’histoire est qu’une Internationale des archives a succédé à l’Internationale tchékiste puisqu’il y a aujourd’hui un réseau des archives des polices politiques qui s’organise et qui travaille à faire mieux connaître les mécanismes de répression dans ces pays.