Une monographie d'une grande profondeur sur l'empreinte du procès de Nuremberg dans l'histoire et dans notre droit international.

Il est courant, lorsque l’on se penche sur la période du nazisme et sa portée contemporaine, d’employer l’expression « De Nuremberg à Nuremberg », titre d’un documentaire célèbre de Frédéric Rossif (1989), afin de bien délimiter deux bornes chronologiques majeures : le rassemblement du parti nazi du 15 septembre 1935 à Nuremberg et le procès – se tenant du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946 – intenté après la Seconde guerre mondiale par les puissances alliées contre 24 dignitaires du régime nazi, accusés de complot, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. C’est ce dernier terme qui marquera – et qui marque toujours – la portée « universelle » du procès de Nuremberg et qui fonde une partie essentielle du droit international pénal.

 

De Nuremberg à Nuremberg...

Or, de Nuremberg à Nuremberg, de 1935 à 1945-1946, donc, la vision du monde des contemporains sur la puissance du droit contre la force a sans définitivement basculé vers un autre horizon, tirant les leçons de la faillite de la sécurité collective de l’entre-deux-guerres (la Société des Nations en restera un souvenir symbolique) et ouvrant des perspectives nouvelles d’un nouvel ordre juridique au plan international avec la création de l’Organisation des Nations unies (ONU). Mais, sur le plan strictement pénal, le procès de Nuremberg ouvre certes une brèche à l’émergence d’un dispositif judiciaire international mais sans que ces nouvelles avancées, encore timides et dans un contexte de montée des méfiances entre les alliés (Etats-Unis et URSS principalement), ne permettent véritablement de bâtir une justice pénale internationale – chantier qui ne se concrétisera en réalité qu’après la fin de la Guerre froide dans les années 1990 (tribunaux pénaux internationaux jugeant les crimes perpétrés durant les guerres de l’ex-Yougoslavie puis du Rwanda).

C’est pour retracer les premières étapes de ce phénomène de « juridiciarisation » du droit pénal international et pour mieux comprendre les jalons de cette longue marche du travail judiciaire international que le chercheur en histoire Guillaume Mouralis (chargé de recherche au CNRS et membre du Centre Marc-Bloch de Berlin) nous propose un très bel ouvrage (issu de son habilitation à diriger des recherches), à la croisée de l’histoire contemporaine et du droit international. Celui-ci s’apparente à une enquête fouillée sur « les lawyers qui, outre-Atlantique, ont jeté les bases du procès de Nuremberg, impulsé et conduit les débats, [ce qui] révèle le faisceau des contraintes professionnelles, sociales et culturelles qui ont lourdement pesé sur ce moment expérimental ». A travers une plongée dans les archives du procès et une mise en perspectives de son legs juridique, cette recherche fouillée offre une monographie, d’une grande qualité et d’une haute précision, sur l’héritage historique de ce premier procès pénal international.

Or, l’un des grands apports de ce livre réside dans l’horizon large ouvert pour mieux appréhender cet héritage. En se centrant spécifiquement sur le monde nord-américain – mais, en définitive, le propre d’un ordre international est de prétendre à l’universel et aurait donc pu être appliqué à d’autres aires civilisationnelles et géographiques –, Guillaume Mouralis se demande en particulier comment ce legs de Nuremberg a été mobilisé dans les décennies suivantes « dans les luttes afro-américaines pour la revendication des droits civiques, ou, celles, ultérieures contre la guerre du Vietnam ». Ce n’est pas un hasard, bien sûr, si la résonance du procès international de 1945-1946 a eu spécifiquement un effet aux Etats-Unis, alors que la force du droit (et de l’avocature), s’affirmant bien souvent contre le pouvoir exécutif, est consubstantielle à « la démocratie en Amérique », pour reprendre les leçons tocquevilliennes bien connues.

 

...Et de Nuremberg à La Haye ?

C’est en tous les cas bien ces « appropriations militantes » qui ont marqué l’émergence d’un dispositif judiciaire international, dont les bases posées à Nuremberg étaient encore largement perfectibles. Sur ce dernier point, l’historien s’attarde avec une grande pertinence sur « la définition particulièrement corsetée du crime contre l’humanité adoptée en 1945 » et qui a assez largement évolué depuis, notamment à la suite de la jurisprudence des tribunaux internationaux pénaux (dont celui de La Haye) à partir des années 1990. A ce titre, les mots de Robert Jackson, procureur en chef américain au procès de Nuremberg, repris par Guillaume Mouralis, laissent entrevoir à quel point le chemin fut long pour aboutir à notre droit international pénal actuel (qui est encore loin d’être la panacée) : « La manière dont l’Allemagne traite ses habitants […] n’est pas plus notre affaire que celle d’un autre gouvernement de s’interposer dans nos problèmes ». Certes, la tentation de l’isolationnisme a toujours été prononcée chez les Américains – et aujourd’hui sans doute plus que jamais – mais il faut tout de même saluer les avancées apparues depuis un quart de siècle en matière de procès internationaux – même si les récentes guerres du Moyen-Orient (Irak, Syrie…) n’ont pas abouti, il est vrai dans un contexte géopolitique fort différent, aux mêmes actions que lors des guerres civiles yougoslave et rwandaise.

Au total, quels enseignements retenir de cette passionnante enquête historique et judiciaire ? Tout d’abord, « une compréhension renouvelée de "l’objet" Nuremberg et, au-delà, une meilleure intelligibilité des pratiques judiciaires internationales saisies dans leur historicité ». A travers des archives, mais aussi une sociographie des professions juridiques – en particulier de l’espace professionnel des juristes et experts rattachés aux alliés – et des organisations judiciaires – le Tribunal militaire international (TMI) de 1945-1946 s’inspirant des modèles des commissions militaires américaines et des conférences diplomatiques internationales –, l’héritage de Nuremberg apparaît sous la plume de Guillaume Mouralis comme le passage progressif d’une justice pénale internationale non seulement souhaitée et proclamée mais de plus en plus en acte, pratiquée de manière effective, surtout après la création du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY, depuis 1993) et du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR, 1994-2015). Mais l’intérêt de l’ouvrage est justement de ne pas tracer un récit linéaire et une fresque héroïque conduisant, selon l’expression consacrée, de Nuremberg à La Haye   , alors que le seul procès de Nuremberg (ni d’ailleurs celui de Tokyo en 1946-1948) n’a pas débouché sur la création d’une cour permanente, le développement postérieur des droits de l’Homme ayant progressé de manière très autonome. En définitive, Guillaume Mouralis conclut son essai en se demandant si le principal héritage de Nuremberg ne réside pas dans l’univers militant plus que dans les structures institutionnelles et juridiques, comme semble le montrer l’influence de son souvenir dans l’action des lawyers en faveur des droits civiques aux Etats-Unis dans les années 1960