Trois ouvrages passionnants offrent des approches très particulières sur l'histoire des intellectuels, leurs ressorts émotionnels, leurs opposants et la construction politique de leur rôle.
Devenue une part importante de l’histoire contemporaine, l’histoire des intellectuels tient à la fois de l’histoire culturelle que de l’histoire politique, depuis leur « naissance » en France lors de l’Affaire Dreyfus jusqu’à nos jours, leur « silence » et leur spécialisation (les « intellectuels spécifiques » pour reprendre l’expression de Michel Foucault) faisant l’objet de critiques durant les dernières décennies.
La particularité des ouvrages ici recensés est d’élargir le spectre d’analyse du champ intellectuel. Une histoire émotionnelle du savoir de Françoise Waquet, directrice de recherche au CNRS, ouvre de belles perspectives en privilégiant une « histoire sensible » des intellectuels et des savants, tandis que La haine des clercs de la jeune universitaire Sarah Al-Matary propose une analyse diachronique convaincante de l’anti-intellectualisme en France. Enfin, Les intellectuels de gauche de l’apprenti historien helvète Hadrien Buclin dresse un tableau très précis du paysage politique et intellectuel européen de l’après-guerre (1945-1968) et, plus spécifiquement, en Suisse.
Une ethnologie sensible du monde du savoir et de la recherche
L’approche d’histoire sensible et ethnologique de Françoise Waquet est particulièrement originale et prolonge ses principaux travaux – qui font autorité – Parler comme un livre. L'oralité et le savoir (XVIe-XXe siècle) et L'ordre matériel du savoir : comment les savants travaillent : XVIe-XXIe siècles . A travers de nombreux exemples historiques, la directrice de recherche explore toute la gamme des émotions qui font le quotidien des chercheurs : plaisir et ennui, peur et espérance, enthousiasme et désespoir, bonheur et souffrance…Surtout, de manière particulièrement intéressante, Françoise Waquet analyse « l’écologie émotionnelle » du monde de la recherche et du savoir en s’attardant sur les « lieux émotionnés » (bibliothèque, laboratoire, bureau…), les « objets affectifs » (livres personnels, notes et manuscrits, ordinateurs…) et les liens qui unissent les chercheurs entre eux au sein des communautés de travail et d’amitié (la correspondance entre Marc Bloch et Lucien Febvre est à cet égard souvent convoquée comme un exemple particulièrement emblématique).
De manière sans doute moins aboutie, Une histoire émotionnelle du savoir décrit dans une seconde partie les étapes-phares de la carrière des chercheurs : la thèse, les mentors, les livres-références, les premières publications, le destin d’auteur et ses vicissitudes (écriture, publication, réception critique…)…Le panel retenu est à cet égard trop ambitieux, c’est-à-dire à la fois les sciences humaines – que Françoise Waquet maîtrise parfaitement – et les sciences « dures », qui sont en réalité davantage effleurées. Enfin, dans les trois derniers chapitres (et en l’espace de moins de 100 pages), cette recherche tente une synthèse d’histoire de « la condition des émotions », de « la République des Lettres »(XVIe-XVIIIe siècles) à « la société du savoir » (XVIIe-XXIe siècles), ce qui relève en effet de la gageure.
Une histoire culturelle de la tradition anti-intellectualiste en France
De façon plus ciblée et plus attendue, Sarah Al-Matary privilégie dans La haine des clercs une temporalité plus courte (de l’Affaire Dreyfus à nos jours, suivant le schéma classique de l’histoire contemporaine des intellectuels) pour dresser une fresque historique de l’anti-intellectualisme en France. Cet ouvrage d’une grande qualité démontre que cette tradition est très vivace historiquement au sein d’un « pays qui aime les idées » . De manière passionnante, il plonge lecteur dans l’entrelacs des grands courants de pensée à la fois anarchistes, catholiques, nationalistes, gauchistes…évitant au passage de les opposer de manière trop manichéenne et tentant surtout de comprendre les ressorts de la virulence des haines contre les clercs (« le procès de l’intelligence », « la querelle des mauvais maîtres »…) qui ponctuent le récit national français depuis l’Affaire Dreyfus (acte de « naissance » des intellectuels, selon l’expression de Barrès contre le « J’accuse » de Zola).
Le principal intérêt théorique du patient travail de Sarah Al-Matary, maîtresse de conférences en littérature à l’université de Lyon-2 et rédactrice en chef de La Vie des idées, est de démontrer que l’anti-intellectualisme, loin d’être seulement une « haine de la culture », peut tout autant être analysée comme l’affirmation d’une « culture alternative ». Dès le XIXe siècle, en lien avec la Révolution industrielle, l’opposition entre le travail manuel et le travail intellectuel prend progressivement le pas sur la société des trois ordres, propre à l’Ancien Régime. Les « nouveaux clercs » formés par les intellectuels (jusqu’à la massification de l’enseignement supérieur, dans les années 1960, on ne parle pas encore de « professions intellectuelles » dans les catégories statistiques) tiennent leur prestige (et leur pouvoir) de l’essor de l’enseignement et de l’instruction sous la IIIe République. Cela explique pourquoi l’anti-intellectualisme trouve un terreau favorable à l’antirépublicanisme et à l’antiparlementarisme à la fois à droite (nationalistes maurassiens, catholiques intransigeants) et à gauche (anarchistes sous la IIIe, maoïstes et situationnistes sous la Ve), ce qui ne signifie pas, bien sûr, que la culture de l’anti-intellectualisme ne génère pas, elle aussi, ses propres intellectuels . Dans ses derniers chapitres les plus contemporains, La haine des clercs envisage l’anti-intellectualisme des dernières décennies, symbolisé par des figures médiatiques (et non-universitaires), prolongeant, de manière d’ailleurs moins brillante, des débats anciens mais mettant désormais sur le banc des accusés les politiques culturelles des pouvoirs publics.
De l'histoire des intellectuels à l'histoire politique
Au-delà de ces deux essais d’ethnologie « sensible » du savoir et d’histoire culturelle des anti-intellectuels, le jeune historien Hadrien Buclin propose une belle monographie d’histoire politique des intellectuels avec son ouvrage, issu de sa thèse soutenue à l’Université de Lausanne, intitulé Les intellectuels de gauche. Critique et consensus dans la Suisse d’après-guerre (1945-1968). Au-delà du contexte particulier (et multiculturel) helvétique, peu connu des lecteurs non spécialistes, cet ouvrage s’intéresse de manière plus large à l’engagement des intellectuels progressistes dans la vie politique de la fin de la Seconde guerre mondiale au fameux cycle de contestation des « années 1968 » en revenant sur l’activisme de personnalités du monde universitaire ou des partis politiques (les « intellectuels organiques » au sens de Gramsci) qui ont préparé le terrain à la contestation des années 1970.
Enfin, et surtout, ce livre permet de mieux comprendre la persistance d’une forme de conservatisme (certes très marqué en Suisse, mais également propre aux sociétés occidentales des premières décennies de la Guerre froide) et la manière dont l’establishment a marginalisé, voire réprimé, des intellectuels jugés trop critiques (en les excluant notamment des postes universitaires les plus prestigieux). Plus qu’une histoire strictement nationale (alors que la recherche historique en Suisse est souvent fragmentée en raison du plurilinguisme et du fédéralisme), la recherche fouillée d’Hadrien Buclin met brillamment la vie politique et intellectuelle helvétique dans une perspective européenne et internationale en délimitant trois périodes-clés (l’immédiat après-guerre, le cœur de la Guerre froide dans les années 1950 et l’émergence d’une nouvelle génération de contestations dans les années 1960). Pour finir, il restitue dans toute leur complexité la diversité et l’évolution des courants et sensibilités au sein de la gauche politique et intellectuelle.