La programmation du prochain Hellfest est l'occasion de revenir sur les représentations genrées du clip époque MTV.

Le hard & heavy des années 70/80

Cela ne vous aura pas échappé si vous fréquentez assidûment le Hellfest depuis plusieurs années : la galaxie metal, si elle est d’une grande diversité (depuis le heavy rock des origines jusqu’aux formes extrêmes du black et du death), place souvent au sommet de son panthéon des artistes aux âges vénérables et aux carrières d’une impressionnante longévité. Ainsi les Black Sabbath, Judas Priest, Kiss, Iron Maiden, Def Leppard, Deep Purple, Aerosmith, ZZ Top, etc., autant de groupes ayant connu leurs apothéoses créatives dans les années 1970 et 80, sont en général les premiers noms que vous découvrez, écrits tout en haut de l’affiche du plus grand festival de metal français.

L’endurance et la popularité non démenties de ces mastodontes, qui parfois ne composent plus rien de notable depuis des décennies, prend sa source à une époque, les années 80, où le hard rock et le heavy metal bénéficiaient d’une exposition beaucoup plus forte sur les antennes des médias musicaux mainstream anglo-saxons. Il fallait bien cela pour forger cette dimension fédératrice et intergénérationnelle qui draine les foules, et dont peu de groupes, parmi leurs successeurs des générations suivantes, peuvent se targuer. Cela parce que, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, et à l’exception de quelques modes passagères (comme le grunge ou le neo-metal dans les années 1990), les médias mainstream ont progressivement exclu le metal de leurs programmes – en en faisant par là même une des contre-cultures les plus constantes et les plus massives que les musiques populaires aient jamais connue.

Accompagnant sur ces pages l’aventure et les développements du Hellfest depuis 2012, notre duo de chroniqueurs n’a pas souvent écrit sur ces inoxydables formations hard & heavy des années 70 et 80 qui squattent les Main Stages dès que la nuit tombe, et dont les représentations live aspirent comme des aimants les festivaliers par grappes entières. Cela s’explique essentiellement par le fait que ce qui nous attire dans le Hellfest, c’est surtout la part plus alternative de sa programmation, comportant des artistes associés aux scènes plus extrêmes du metal (en priorité le black, le death et le doom), qui poussent le genre dans ses retranchements et en explorent de façon plus intense la radicalité expressive. Pour nous donc, à quelques exceptions près, un Hellfest se passe grosso modo autour de trois scènes : l’Altar, la Temple et la Valley (cela se ressent d’ailleurs dans nos live reports).

Il faut dire aussi qu’avec les grands groupes hard & heavy des années 70-80, notre rapport est peut-être plus contrasté. Nous aimons en écouter certains, et mesurons sans peine tout ce qu’ils ont amené dans le développement progressif de cette forme musicale qu’on nomme le metal. Mais notre intérêt est plus poli, moins passionnel, envers ces propositions musicales qui exploitent à fond le groove et l’accessibilité du rock’n’roll, en convoquant les imageries fédératrices du biker ou du guitar hero. Dans notre quête du cœur de l’esthétique musicale du metal, nos préférences vont en général à des artistes plus extrêmes, plus sombres, plus mystérieux, ayant tranché avec plus de netteté avec l’héritage du rock, des artistes qui ouvrent à l’âme des abymes sonores et compositionnels inassimilables par les formes dominantes de l’industrie culturelle. Pour nous, ce sont ces noms-là, les Emperor, les Carcass, les Cult Of Luna (pour rester sur des groupes programmés au Hellfest 2019), qui nourrissent notre désir premier de festival, et moins ceux de Kiss, Whitesnake ou Def Leppard.

Néanmoins, en écho à notre article de l’an passsé sur les clips de metal, nous avons eu envie d’orienter le projecteur spécifiquement sur ces groupes hard & heavy des années 70/80, dont la production clipesque, très abondante pour l’époque (les années 80 ont été celles où le hard et le heavy étaient des genres rois de la mythique chaîne câblée MTV), est souvent passionnante à analyser – à défaut d’être toujours irréprochable sur le plan artistique.

 

Trouble dans le « genre » metal

Ce qui retient particulièrement l'attention aujourd'hui, c’est la façon dont s’y construit une certaine représentation, mi-empathique, mi-ironique, de la masculinité. À l’heure où la question des représentations genrées tient une place si importante dans les réflexions collectives sur les arts et la culture, la galaxie metal n’échappe pas à ce mouvement historique de redéfinition des rôles sociaux attribués aux hommes et aux femmes, à ce nouveau « partage du sensible » dans lequel des identités sexuées, longtemps considérées comme immuables, évoluent significativement. On voit petit à petit grandir, autant sur les scènes que dans les publics, la proportion des femmes à l'intérieur de cette culture très masculine à l'origine. Bien que la musique metal charrie avec elles des valeurs (violence, puissance, aggressivité, etc.) qui ont été traditionnellement associées à un vécu masculin du monde, la réorganisation des rôles genrés qui opère sous nos yeux introduit une réappropriation par les metalleuses de cet héritage et de ses valeurs expressives, et, par corollaire, invite à faire un retour réflexif sur les catégories de construction des « rôles » d'hommes et de femmes qui parcourent l’histoire de cette musique.

Dans cette perspective, de quel meilleur objet pourrait-on rêver que les clips ? Notamment ces clips de hard & heavy des années 80, qui ont très souvent placé le désir (hétéro-)sexuel et l’affect amoureux au centre de leurs proccupations, dans les images autant que dans les paroles des chansons. Voici donc la version grand format d’une conférence donnée à l’Université Paris –Sorbonne nouvelle en mars 2018 (à l’occasion d’une journée d’études « Metal & Gender », organisée par le sociologue de la musique Gerôme Guibert, par ailleurs organisateur cette année à Nantes, juste avant le Hellfest, du grand colloque annuel de la International Society for Metal Music Studies). Un article dans lequel nous porterons une attention particulière aux productions de Kiss, Def Leppard, Whitesnake et ZZ Top, quatre artistes programmés sur les Main Stages du Hellfest le samedi 22 juin 2019, et où nous mentionnerons d’autres artistes passés par le Hellfest ces dernières années comme Judas Priest ou Mötley Crüe.

 

Clip & gender

Le clip, forme audiovisuelle controversée, parmi les plus importantes et les plus influentes depuis la fin du XXe siècle (en témoignent ses audiences considérables, depuis MTV jusqu’à Youtube), charrie avec lui des représentations genrées hautement significatives – que ce soit pour réaffirmer l’hégémonie des codes dominants associés au masculin et au féminin dans notre culture, ou que ce soit pour négocier ces mêmes codes, voire pour explorer d’autres possibilités d’être-au-monde en tant qu’être sexué. On ne sera donc pas surpris de la proportion importante d’études gender sur le clip.

Mais le clip n'est pas qu'un support de représentation visuelle ou de discours, il est aussi et surtout une expérience musico-visuelle, où la musique vient en premier, préexiste aux images, et contribue à leur donner formes, mouvements et sens (au pluriel). En insérant plusieurs vidéos dans l’article, nous inviterons à prêter attention à cette dimension, afin d’essayer de mieux comprendre ce qui se joue dans ces clips de hard & heavy des années 80, derrière des représentations qui ont été massivement décriées pour leur sexisme apparent (comme le seront également les clips de gangsta rap des années 90, qui en ont pris la relève à maints égards), mais dont on fait l’hypothèse qu’elles peuvent aussi nous donner accès, par leurs excès mêmes, à certaines dimensions cachées de ce que Robert W. Connell appelle la « masculinité hégémonique » (Masculinities, Cambridge, Polity Press, 1995).

Si le hard et le heavy reprennent, de façon plus dure et plus violente, le feeling du blues et du rock’n’roll dont ils descendent en droite ligne, il n’est pas étonnant de retrouver dans les chansons de ces courants certains thèmes classiques du rock, reconfigurés dans une approche oscillant entre hédonisme décomplexé et souffrance sublimée. On y retrouve notamment le thème très courant de l’expression du désir masculin hétérosexuel, de l’énergie sexuelle d’un sujet masculin orientée en direction d’un objet féminin. Le hard & heavy des années 80 en particulier, quasi-intégralement joué par des hommes, constitue un mode très puissant d’expression de ce type d’affects, qui s’incarne notamment dans des refrains mélodiques fédérateurs, destinés à être chantés à l’unisson lors des concerts (cette culture du refrain mnémonique étant d’ailleurs une des recettes de leur considérable succès).

Or, derrière ce virilisme parfois caricatural et cette répartition très stricte des rôles genrés, ce qui frappe, et introduit d’emblée une part de complexité, c’est l’aspect souvent androgyne de ces musiciens aux cheveux longs et (parfois) permanentés, moulés dans des tenues inspirées par les accoutrements spectaculaires et sexuellement ambigus du glam rock des années 70. Il faut ainsi prendre toute la mesure de ce qu’a été, dans la culture populaire occidentale des années 80, cette vague hard & heavy dont l’impact est indissociable de sa médiatisation sur la chaîne de clips MTV, si centrale dans la définition de notre culture audiovisuelle. Et considérer combien l’aspect souvent extravagant des musiciens, associé à leur goût pour la théâtralité dans la mise en scène de leurs performances (des aspects qui ont parfois connu des excès caricaturaux, notamment en matière de coupes de cheveux, d’où l’appellation moqueuse de « hair metal » / « hard FM » qui vient parfois s’attacher au heavy de cette période), constituait à l’époque un univers visuel à la fois sulfureux et extrêmement populaire.

Cela n’a pas manqué d’inquiéter massivement les entrepreneurs de morale aux Etats-Unis (comme Tipper Gore et sa Parents Music Resource Center), qui voyaient le clip (comme le metal d’ailleurs) comme une sous-culture régressive exerçant une influence néfaste sur les adolescents, s’alarmant des effets potentiellement négatifs de son contenu machiste et sexuellement débridé. Ces anathèmes ne concernent pas notre article, qui n’a pas pour but d’énoncer des verdicts moraux. Les lecteurs & lectrices sont bien libres de penser ce qu’ils/elles veulent de ces productions, qui sont autant le reflet de leur époque que l’expression de la psyché érotique des artistes (musiciens, réalisateurs) impliqués dans leur conception. Qu’on les juge, avec sévérité, comme des visions caricaturalement misogynes issues d’un temps (pas si) archaïque, ou qu’on les considère, avec plus d’indulgence, comme des représentations hédonistes et fantasmatiques consciemment excessives et téintées d’ironie, ces productions peuvent donner lieu à des lectures diverses (certaines laissant même présager une ouverture queer avant la lettre). La complexité des opérations de réception et de réappropriation des productions médiatiques mise en avant par les cultural studies nous invite donc à nous extraire de tout verdict moralisant (en témoigne notamment le fait que ce hard & heavy des années 80 reste le courant du metal le plus populaire auprès des amatrices de metal, dont les enquêtes sociologiques nous apprennent par ailleurs qu’elles sont loin de correspondre au stéréotype de l’oie blanche inculte victime consentante du patriarcat dominant).

Il s'agit plutôt d’approfondir la compréhension du fonctionnement esthétique et culturel de ces objets populaires, qui sont à la fois les symptômes des courants et énergies circulant dans leur espace-temps de création, et des systèmes réflexifs qui permettent de porter un nouveau regard sur certains enjeux fondamentaux (par exemple les rapports entre les hommes et les femmes dans les sociétés occidentales). Et de replacer ces clips dans leur contexte médiatique et culturel, où l’expression de fantasmes hétérosexuels masculins constitue une norme très largement hégémonique. Notons que c’est d’ailleurs beaucoup moins l’expression en elle-même de ces fantasmes qui pose problème, que le fait qu’ils occupent quasiment seuls un espace médiatique faisant très peu de place à l’expression d’autres subjectivités érotiques, lesquelles pourraient offrir aux spectateurs un plus vaste éventail des possibilités de se construire en tant qu’êtres genrés et sexuels.

Les clips de hard & heavy des années 80 sont à cet égard de précieux objets d’étude, car du fait de leurs excès naïfs et décomplexés, ils nous permettent de visualiser et d’éprouver, sans filtre et comme à travers une loupe, les dynamiques et les contradictions d’une subjectivité érotique hétéro-masculine qui déborde en fait bien au-delà de MTV. Derrière la mise en scène de stéréotypes sexuels outranciers qui semblent incarner à l’excès les codes de la masculinité hégémonique, que peuvent donc nous communiquer ces petites œuvres musico-visuelles sur la construction d’un sujet masculin peut-être plus ambivalent qu’il n’y paraît au premier abord ?

Commençons notre parcours avec le « Looks that kill » de Mötley Crüe.

 

MÖTLEY CRÜE – Looks that kill (réal. Alfredo Epstein, 1983)

Réalisé par Marcelo Epstein en 1983 pour accompagner la sortie de l’album Shout at the devil, ce clip est représentatif d’une période, celle des débuts de MTV, où personne ne sait vraiment encore ce qu’est le clip, ni ce que l’on peut faire au juste avec ce court format musico-visuel. C’est donc dans un certain manque de repères et de conventions, à l’écart de toute norme de production et de tout critère de « qualité », que naissent des expérimentations loufoques et fauchés comme celle-ci. Tourné en une journée, avec un budget dérisoire et une forte consommation collective de drogues sur le plateau, le résultat ressemble autant à une BD d’heroic fantasy qu’à un film de science-fiction de série Z. Mais n’oublions pas qu’à l’époque, on pensait que les clips n’étaient destinés à passer à l’antenne que quelques semaines avant d’être définitivement oubliés et enterrés. On était alors très loin d’envisager l’avènement, vingt-cinq ans plus tard, de YouTube, l’archive virtuelle du clip, qui exhume et rend à la postérité, accessible en un clic, la quasi-intégralité des clips existants.

 

 

Nous avons donc d’un côté, les Mötley Crüe, habillé en harnais de cuir, coiffés et maquillés de façon extravagante (quelque part entre les New York Dolls, les Kiss et les Judas Priest, ce sont eux en fait qui ont les « Looks that kill »), en train d’interpréter leur morceau en playback ; de l’autre, une horde de « femmes préhistoriques », à la fois tentatrices et hostiles, qui tente de les en empêcher par son action malfaisante : le clip marque ici une opposition classique entre les dynamiques de la création et les plaisirs de la chair. Notons cependant qu’il insiste davantage sur ce thème que ne le font les paroles de la chanson seule, lesquelles décrivent la situation archétypale d’un homme pris au piège sentimental d’une sorte de Femme fatale. Ici, il semble cependant que le péril soit assez vite écarté, puisque dès le début du clip, les femmes ont été rabattues avec succès dans une cage. Ouf ! Mais voici qu’arrive LA FEMME, superlative, aux pouvoirs immenses et malfaisants, qui vient libérer ses congénères et altérer la musique du groupe, endommageant les instruments, dont cette guitare phallique frappée d’un éclair tandis que le musicien Mick Mars lâche vers le ciel (ou vers le plafond de ce décor de carton-pâte) un rictus de douleur, et que le chanteur, Vince Neil, comme ensorcelé, abandonne ses camarades pour suivre la créature.

On pourra à loisir s’amuser de cette scénographie nanaresque, tout en reconnaissant que ce clip exprime aussi quelque chose de la vie d’un groupe dont le potentiel créatif, si l’on en croit l’autobiographie croisée de ses quatre membres (l’indispensable The Dirt, co-écrite avec Neil Strauss), est fréquemment mis en péril par l’appétit sentimentalo-sexuel de Vince Neil qui l’empêche de s’investir comme il le devrait dans la musique. Il y a donc ici la narrativisation d’un enjeu véritable pour la vie du groupe, et donc l’expression, certes teintée d’humour, d’une véritable angoisse masculine : celle, à l’instar d’un autre héros aux cheveux longs (le Samson de la Bible), d’être, en raison de l’investissement libidinal dans une relation avec une femme (ou plusieurs), dépossédé de son « pouvoir ».

Heureusement, le « groupe » est là pour porter secours à sa brebis égarée, et, dans une scénographie évoquant le prélude à un viol collectif, encercle la Femme fatale, non pour la posséder sexuellement, mais pour la faire disparaître, réaffirmant ainsi l’unité masculine du groupe dans son activité artistique, symbolisée par la forme du pentagramme qui glisse sur l’image en surimpression (un pur élément de folklore, Mötley Crüe n’étant aucunement un groupe affilié au satanisme), au moment où chanteur et bassiste reprennent en chœur, fraternellement, le refrain fédérateur de la chanson. Le clip récupère alors l’énergie musico-visuelle qu’il avait un temps délaissée, les péripéties autour de la Femme fatale ayant marqué une certaine désynchronisation entre la chanson et le récit visuel. Alors que ce dernier vient d’éradiquer toute présence féminine, la vidéo s’achève ainsi sur la célébration de la puissance et de la vitalité d’un monde exclusivement masculin.

Ce qui est à l’œuvre ici, c’est donc moins d’un désir de possession qu’un désir d’exclusion de la figure féminine, dont le contrôle passe par l’éradication ou, à défaut, par le cloîtrement. La femme en cage est ainsi un motif que l’on retrouve plusieurs fois dans les clips de hard & heavy de l’époque, comme par exemple dans le clip de Def Leppard pour le morceau « Photograph », réalisé en 1983 pour accompagner la sortie de l’album Pyromania.

 

DEF LEPPARD – Photograph (réal. David Mallet, 1983)

« Photograph » n’est pas, à l’époque, un « petit hit » : le groupe britannique a vendu plus de singles aux États-Unis avec ce titre que Michael Jackson avec « Beat it » ! Facteur indissociable de ce succès : le clip performanciel réalisé par David Mallet, un des grands réalisateurs de la vague hard & heavy des années 80 (on le retrouve à la même époque aux commandes de vidéos tournées pour Iron Maiden ou Billy Idol, et il sera l’auteur en 1990 du fameux clip-concert de « Thunderstruck » pour AC/DC, resté fameux pour son décor d’arène moderne et sa scène avec le sol en verre).

Depuis le clip controversé de « Boys keep swinging » qu’il a réalisé en 1979 pour David Bowie, on connaît le goût de Mallet pour le travestissement masculin et la façon dont il exacerbe l’ambiguïté sexuelle dont sont porteurs les artistes qu’on lui confie. Un an après « Photograph », c’est encore lui qui réalisera le déconcertant clip de « I want to break free » dans lequel les membres du groupe Queen étaient grimés en femmes au foyer en quête d’émancipation. Frère de production de Russell Mulcahy (autre clipeur très recherché des années 80 et futur réalisateur de Highlander), il émaille ses clips de punctum homo-érotiques, auxquels le chanteur Joe Elliott et le nouveau guitariste Phil Collen se prêtent complaisamment au cours de leur performance scénique, se collant fréquemment l’un à l’autre dans une sorte de bromance extatique.

 

 

Et les femmes, nous direz-vous ? La chanson en évoque bien une : une star de cinéma, inaccessible et intouchable, à laquelle le chanteur déclare un amour transi et fantasmatique. Elle s’incarne à l’écran sous les traits d’un ersatz de Marilyn Monroe (le clip recyclant, comme souvent, un motif central de la culture populaire), promise comme la vraie à un funeste destin de Film noir (des coupures de presse l’annoncent victime d’un crime passionnel). Mais celle-là n’est pas emprisonnée – sinon métaphoriquement, par les rais du destin. C’est en fait vers le milieu du clip (à 2.40), au moment du solo de guitare, que la caméra panote sur un côté de la scène, et révèle la présence, comme dans « Looks that kill », de plusieurs femmes animalisées, toutes dents et griffes dehors, parquées derrière un grillage qui les empêche d’atteindre les musiciens.

L’alternance organisée par le montage entre ces groupies sauvages encagées et le motif phallique du manche de guitare fièrement dressé laisse alors entendre que l’expression artistique musicale, dont le solo de guitare est en quelque sorte le climax en termes de dextérité, de technique, et d’inspiration, ne prend toute sa mesure qu’à partir du moment où le corps féminin, clairement une source d’inspiration pour la chanson, est canalisé, contemplé mais tenu à distance, à disposition du fantasme dont il conditionne l’expressivité, mais en dehors de toute possibilité relationnelle. Là encore, s’exprime donc quelque chose d’ambivalent, de l’ordre du désir, mais aussi de l’inquiétude. Que se passerait-il si les hommes se trouvaient, avec les femmes, à l’intérieur de la cage ? C’est à cette question que le clip « Locked In » de Judas Priest, sans doute conscient de la nécessité d’approfondir le sujet, tente de répondre en 1986.

 

JUDAS PRIEST – Locked In (Wayne Isham, 1986)

Comme la vidéo psychédélique du titre de « Turbo Lover », autre single tiré de l’album Turbo (album plus adouci que les précédents du groupe, car conçu pour conquérir le marché états-unien), ce clip est réalisé par Wayne Isham, l’étoile montante des vidéos de hard & heavy, qui réalisera à la fin des années 80 quelques clips performanciels cultes, notamment pour… Mötley Crüe (« Kickstart my heart ») ou Def Leppard (« Pour Sugar on me »). Ce n’est pas facile de décrire avec des mots l’expérience audiovisuelle du clip de « Locked In » (comme celle de nombreuses autres vidéos de Judas Priest, spécialiste des clips improbables), alors on vous laisse la faire ci-dessous.

 

 

On voit tout de suite y opérer le recyclage de l’univers steampunk de Mad Max (qui inspirera également Hype Williams dix ans plus tard pour le « California Love » de Tupac & Dr Dre) avec des références visuelles lointaines à l’art du concepteur d’effets spéciaux Ray Harryhausen (le squelette animé) et au Satyricon de Fellini (l’éphèbe obèse en pagne romain). C’est un clip exclusivement narratif, au contraire des deux précédemment cités dans cet article, dont le but premier était d’exposer la performance en playback du groupe.

Les membres de Judas Priest y apparaissent bien néanmoins, moins cloutés qu’à l’ordinaire, incarnant avec flegme les personnages principaux d’un court récit dans lequel le chanteur Rob Halford (que l’on pouvait à l'époque toujours supposer hétérosexuel) se fait happer dans une sorte de citadelle-gynécée dirigée par une horde de femmes sauvages qui emprisonnent les hommes, les torturent, et finissent par les dévorer. Bref, une prise en charge métaphorique assez radicale du thème de la chanson, qui évoque, là encore assez classiquement, la passion amoureuse comme une situation d’asservissement (mais qui peut aussi être lue comme un témoignage métaphorique de la dépendance à la coke d'Halford).

Heureusement, ses acolytes, infiltrés dans l’édifice, finissent par le libérer, et le gang peut ensuite reprendre la route sur ses rugissantes motos. Tout cela est filtré par un surprenant mélange entre un certain luxe de moyens (décors, mouvements de grues, figuration, etc.) et une décontraction nanaresque consciente et assumée, comme si tout le monde sur le plateau avait été conscient du ridicule achevé de cette courte parabole sur les rapports hommes-femmes tels que pouvaient les représenter les clips de hard & heavy des années 80.

Mais d’où vient cet imaginaire érotico-aventureux de série Z, dans lequel les hommes parcourent le monde et/ou font de la musique, tandis que les femmes, créatures sauvages, tentatrices et dangeureuses, évoluent parquées dans des enclos ? Un élément de réponse vient d’un autre clip de Def Leppard, pour la chanson opportunément initulée « Women », un des singles de l’album Hysteria (sorti en 1987), une vidéo qui crée une curieuse expérience transmédia avec... la bande dessinée.

 

DEF LEPPARD – Women (réal. Jean Pellerin, 1987)

Réalisé par un certain Jean Pellerin (qui n’est évidemment pas le poète français du début du XXe siècle ami d’Apollinaire), le clip ne présente aucune femme de chair et d’os, mais accompagne à l’image la lecture qu’effectue un enfant d’une bande dessinée mettant en scène un improbable récit d’anticipation où, semble-t-il, des femmes-robots conçues pour accomplir toutes sortes de tâches ménagères finissent par conquérir leur propre féminité, en devenant des créatures ressentant (et suscitant) du désir. On fera sans peine un éloquent raccord avec le thème d’une chanson qui brode sur l’antienne biblique de la création de la femme (Eve), pensée en fonction d’un sujet masculin préexistant (Adam) auquel elle est destinée. En parallèle à cette étrange représentation, on voit le groupe Def Leppard performer en playback son morceau dans un hangar désaffecté, ce qui permet aux spectateurs de vérifier que Joe Elliott et Phil Collen sont toujours aussi ouverts au contact physique entre eux, et d’observer l’appareillage complexe de batterie permettant à Rick Allen de jouer de cet instrument malgré la perte récente de son bras gauche dans un accident de voiture.

 

 

Revenons à cette bande dessinée lue par un pré-adolescent au son hard FM de Def Leppard, et admettons qu’on tient là sans doute le cœur de l’expérience sub-culturelle de nombreux jeunes mâles états-uniens dans les années 80, ainsi qu’un concentré métaphorique de cette dimension fantasmatique et légèrement panique qui régit l’expression du désir hétérosexuel dans les clips de la vague hard & heavy de cette époque. Avec leurs cheveux longs, leurs poses viriles-androgynes et leurs accoutrements très S&M, les musiciens de ces groupes ne ressemblent-ils pas d’ailleurs aux héros de ces illustrés ?

Aussi ne faut-il pas s’étonner outre mesure, avec un tel imaginaire à l’œuvre, de la récurrence du motif de la horde de femmes sauvageonnes, mi-humaines mi-animales, comme celles qui peuplent les rues désertes d’une ville post-apocalyptique (en fait, le Bronx à New York) dans le clip de Kiss, « Lick it up ».

 

KISS – Lick it up (réal. Gordon Hessler, 1983)

Tournée en 1983 par le réalisateur de série B/Z horrifiques Gordon Hessler, c’est la première vidéo qui montre le groupe sans les fameux masques/maquillages qui étaient devenus son signe distinctif. Mi-narratif, mi-performanciel, et pur nanar en puissance, le clip se résume à deux séquences : la confrontation, où les quatres membres masculins de Kiss toisent les sauvageonnes en leur interprétant leur chanson (et son refrain éponyme en forme d’invitation graveleuse) en pleine rue ; et la réunion festive, où tout le monde est rassemblé dans une sorte de bar futuriste à la Blade Runner, et où le groupe ne tardera pas à monter sur scène interpréter son tube.

 

 

De quoi parle la chanson « Lick it up » ? Son titre est suffisamment suggestif pour ne pas voir besoin d’être commenté. Disons que c’est une chanson conçue comme une incitation à profiter de la vie et des rencontres sans contracter d’engagements trop lourds.

Mais revenons à la première partie de ce clip, riche en images improbables : de cette femme-sauvageonne qui, malgré son état manifestement primitif, trouve quand même les ressources pour faire… la lessive (l’instinct, sans doute), jusqu’aux œillades incroyablement torves qu’envoie un Gene Simmons probablement bien chargé durant la prise de vues, en passant par cette présentation des membres du groupe via leurs boots excentriques (attention, ambiguïté genrée !), c’est peu dire que cette ouverture envoie le paquet dans cette veine grotesque/culte qui fait parfois tant pour la renommée d’un clip.

Autre motif d’étonnement pour le regard contemporain : la façon dont le virilisme hypertrophié, carré et velu de Simmons côtoie, dans le même cadre (quand ce dernier est à peu près assuré), la fragilité adolescente et androgyne du guitariste Vinnie Vincent, qui, malgré sa guitare rose, son débardeur Madonnesque avant l'heure et ses poses ultra-glam, était alors l’instigateur du retour de Kiss à un son plus heavy, redonnant au groupe le succès critique et public qui l’avait fui un temps au début de la décennie.

Ce succès amènera par la suite les Kiss à insister dans la vogue « macho », bien loin de toute ambiguïté glam, avec notamment en 1987 le tournage d’un nouveau clip pour le titre « Rock’n’roll All Nite » de 1975 (et déjà accompagné d’une vidéo live lors de sa sortie).

 

KISS – Rock’n’roll All Nite (réal. Claude Borenzweig, 1987)

Dans une sorte d’exubérante surenchère non dénuée d’humour distancié, le montage réalisé par Claude Borenzweig mélange à grande vitesse toutes sortes d’images issues des spectaculaires prestations live de Kiss, en alternance avec un court récit dans lequel un reporter de télévision, s’invitant dans le manoir occupé par le groupe pour un reportage, tombe au milieu d’une sorte d’orgie permanente que tout annonce comme étant le quotidien du lieu.

 

 

Vous savez, ces clips de gangsta rap où l’on voit d’un côté les artistes masculins performer leur chanson en play-back, tandis que de l’autre on visite leurs luxueux manoirs avec piscine, espace domestique symbolisant leur réussite sociale, et dans lequel s’ébattent (vivent-elles là à l’année, sont-elles comme des meubles qui feraient partie du décor ?) toute une troupe de jolies jeunes femmes plutôt dêvétues, que la caméra capte presque incidemment, l’air de ne pas y toucher ? Eh bien, avant eux, certains clips de hard & heavy ont été les précurseurs de ce type de représentations, donnant à leurs spectateurs les plus crédules l’illusion que la vie d’une rock star se partage effectivement entre la musique d’un côté, le sexe de l’autre, en même temps qu’ils leurs offraient un large éventail de fétiches corporels féminins, comme autant de « sucreries visuelles » (« eye candies ») saturant l’écran de leur impact érotique. Comme une sorte de vision superlative et ironique de la vie rock’n’roll telle que les musiciens de glam metal et de hard FM l’ont « amplifiée » dans la seconde moitié des années 1980.

L’antenne de MTV, à cette époque, pouvait ainsi constituer un des spectacles sexuels les plus insistants auxquels on pouvait accéder sur les médias mainstream. La compétition entre les groupes entraînant une logique de surenchère, on retrouve, en ce même an de grâce 1987, le réalisateur Wayne Isham, qui propose d’accompagner le groupe Mötley Crüe en virée nocturne dans... une boîte de strip-tease de Hollywood Boulevard.

 

MÖTLEY CRÜE – Girls, Girls, Girls (réal. Wayne Isham, 1987)

On voit à nouveau exprimée dans « Girls, girls, girls » (adaptation déguisée du fameux « Words, words, words… » dans Hamlet ?) une « dynamique de groupe » chère à Mötley Crüe, la solidarité masculine s’incarnant ici par la quête d’un « plaisir du regard » collectif associé à la réaffirmation performative d’un masculinisme arrogant : surjeu viriliste des claquements de main et des tapes dans le dos, violence et agressivité de bikers manifestées à l’entrée dans le club, etc. On sait depuis Judith Butler que le genre est quelque chose qui se performe, et le groupe, lui aussi moins fragile et androgyne qu'au début des années 80 dans « Looks that kill », va encore plus loin dans l’archétype, non dénué ici ou là d’ambivalences sexuelles (par exemple, ce plan où Nikki Six secoue Vince Neil dans une gestuelle évoquant la masturbation), en s’arrêtant toutefois au stade de la contemplation : pas d’interaction sexuelle prévue pour les membres de Mötley Crüe, qui, à la différence de ceux de Kiss, s’en repartent satisfaits sur leurs motos à l’issue de cette séance de consommation visuelle.

 

 

On voit ici tout de suite la façon archétypale dont ce clip s’adresse à un spectateur hétérosexuel masculin, en associant le spectacle érotique des corps féminins à la projection de son idéal-du-moi dans un rôle valorisant, celui du groupe rock en virée nocturne. Mais une approche compréhensive et non-prescriptrice de ce clip, qui ne dévaloriserait pas moralement le métier de strip-teaseuse, pourrait aussi défendre l’idée qu’il accorde finalement une place importante aux femmes exerçant ce métier, étant donné que ce sont bien elles qui assurent, grâce à leurs techniques de danse, l’essentiel de la dimension performancielle d’un spectacle visuel accompagnant la musique (le groupe lui-même assurant plutôt la dimension performative de l’affirmation d’une certaine masculinité). Il ne faut cependant pas oublier le contexte médiatique et social dans lequel sort ce clip, et notamment le paysage audiovisuel de MTV, qui malgré quelques tentatives d’expression féministes, reste un environnement dans lequel, globalement, les femmes sont réduites au rang d’objets du regard, de « trophées » venant rehausser le prestige des musiciens masculins.

C’est le fait qu’elles participent à cette hégémonie qui, pour les critiques féministes, rend problématique ces représentations, et cela marque une différence avec les critiques conservatrices de l’époque, pour lesquelles ces représentations sont nocives en elles-mêmes. On y retrouve des dynamiques de partage genré qui sont dominantes dans les médias audiovisuels (cinéma, télévision), mais qui se trouvent, dans le monde moins contrôlé du clip, exprimées de façon exacerbée et décomplexée. Cela fait du clip un objet de choix pour l’étude de ces dynamiques plus générales, dans la mesure où elles y apparaissent « à l’état pur », comme si on les observait avec une loupe. On peut donc en analyser aussi bien les lois générales que les ambivalences – comme par exemple cette érotisation de l’amitié virile qui s’exprime en tenant à distance les interactions physiques avec des femmes.

Des femmes auxquelles l’antenne de MTV en général, et les clips de heavy metal en particulier (un genre dans lequel les femmes musiciennes sont très rares), n’offrent qu’un panel assez réduit de rôles et de possibilités d’être-au-monde, comme l’illustre « Hot for Teacher » de Van Halen, un des clips les plus emblématiques de la vague hard & heavy qui a déferlé sur MTV dans les années 80.

 

VAN HALEN – Hot for Teacher (réal. Pete Angelus, 1984)

Est-ce que ce ne serait pas formidable si toutes les profs à l’école étaient de sculpturales bimbos, et si à la place de donner cours, elles défilaient en maillont de bain et en musique devant une classe déchaînée par la musique de Van Halen ? C’est à peut près de cette façon qu’a dû être pitché ce fameux clip régressif réalisé par Pete Angelus (un artiste visuel collaborateur de longue date du groupe), qui bien que mettant en scène des comédiens âgés d’une dizaine d’années au plus, véhicule de façon très directe un fantasme sexuel lié à l’adolescence frustrée et désoeuvrée qui traîne son ennui et sa concupiscence nouvelle, au jour le jour, dans le cadre normé de l’institution scolaire.

 

 

Le cadre disciplinaire grisâtre de l’école ne tarde donc pas à voler en éclats au rythme du riffing entraînant des couplets, dans une irruption de formes féminines et de couleurs flashy contrastant avec la tristesse de l’environnement ménager en noir et blanc de l’introduction du clip. Cette dernière, séquence dialoguée et bruitée précédant l’entrée du morceau dans la bande-son, s’inscrit dans un registre d’humour potache à la nullité assumée que l’on retrouve, à la même époque, dans les clips de Twisted Sister notamment, et qui semble s’adresser spécifiquement à des gens n’ayant pas dépassé quinze ans d’âge mental. D’autres petits interludes burlesque plus réussis (comme le hook visuel que représente la chorégraphie hasardeuse des membres du groupe en cosutme orange sur la scène d’un cabaret) ponctuent un clip où l’efficacité musico-visuelle de la forme le dispute en permanence à l’inconséquence hédoniste du contenu.

Et tandis que le guitariste Edward Van Halen livre un solo conquérant en travelling arrière sur les tables de la bibliothèque, une armée de kids grimés en rock stars rebelles-chics coachés par le charismatique chanteur David Lee Roth célèbrent avec enthousiasme les nouveaux principes d’enseignement qu’on leur propose – tant il est vrai qu’on en apprend davantage en applaudissant un concours de Miss qu’en apprenant à lire ou à écrire correctement, par exemple. On en rigole, mais trente-cinq ans plus tard, cela donnera l’élection de Donald Trump. Toute la civilisation d’ados attardés du MTV des années 80 synthétisée dans une seule vidéo.

Il est toutefois intéressant de noter que les femmes dans les clips de hard & heavy, lorsqu’elles dépassent le stade de la sauvageonne primitive, ne sont pas limitées à la profession de strip-teaseuse. Elles peuvent également exercer celle d’enseignante – même si elles doivent pour cela remplir certaines conditions de beauté plastique et de velleité exhibitionniste. Elles peuvent être également des créatures fantasmatiques et idéales dont l’apparition sert de foncteur narratif dans l’itinéraire d’un protagoniste masculin, comme c’est le cas dans les fameux clips mi-performanciels mi-narratifs tournés par Tim Newman pour ZZ Top au début des années 80.

 

ZZ TOP – Gimme All Your Lovin’ (réal. Tim Newman, 1983)

À quoi ça tient, un succès ? On peut le demander à Van Halen ou aux tenants du glam metal et du hard FM, mais on peut aussi poser la question aux trois barbus/chevelus de ZZ Top, qui depuis le début des années 70, essaiment leur hard boogie blues aux quatre coins de l’Amérique, rencontrant d’abord seulement un succès d’estime (hormis le carton ponctuel de l’album Fandango en 1975). La réponse tient en trois lettres : M, T, V. Et, pour ZZ Top, une série de clips (« Gimme All Your Lovin’ », « Sharp Dressed Man », « Legs ») parfaitement calibrés pour l’antenne de la chaîne câblée, conçus par le réalisateur de pub Tim Newman, et mettant en scène de jeunes hommes seuls, coincés et/ou désoeuvrés, dont la vie chavire sur le passage d’un dragster rouge abritant trois sculpturales créatures féminines.

Sous le haut patronage d’un trio de musiciens occupant alternativement le rôle d’entremetteurs et de chœur antique, le héros masculin se trouve entraîné dans une aventure érotique dont la concrétisation fait systématiquement l’objet d’une ellipse, laissant l’imagination spectatorielle prendre le relais. Secourus dans leurs vies personnelles par la survenue de cet épisode, ces jeunes hommes se voient ainsi fournies les clés, non seulement du rutilant bolide (que l’on retrouve sur la pochette de l’album Eliminator et qui deviendra l’emblème du groupe), de l’intimité de leurs bonnes fées, mais également de leur propre émancipation existentielle.

 

 

Si on ajoute à cela que Newman a, en termes de de mise en scène, l’idée simple mais efficace consistant à faire en sorte que tout swingue, dans le clip, au rythme de la chanson (elle-même dotée d’une grande science du groove), on obtient une mixture parfaite de plaisir visuel et d’entraînement du corps. Une rêverie érotique de quatre minutes qui donne envie de taper du pied en cadence, telle pourrait être la description de chacune de ces vidéos, qui feront de la formation texane une des premières superstars de l’ère MTV : les trois clips tirés de l’album propulsent les singles correspondant dans le top 10 états-unien, ni plus ni moins. Quant aux trois mannequins/comédiennes qui hantent ces clips depuis leur statut de parfaits adjuvants au récit, l’histoire, comme pour un grand nombre de leurs semblables, n’a pas retenu leurs noms.

En revanche l’histoire a bien retenu le nom de Tawny Kitaen, incarnation paradigmatique de la video vixen et première star non musicienne de l’ère MTV. Elle constitue l’exemple-type d’une performeuse visuelle accédant à la notoriété pour son « offrande de chair » (pour reprendre un concept de Linda Williams) à l’intérieur d’une série de clips. Avant de devenir une has-been enlisée dans la cocaïne, les ennuis judiciaires et les émissions de télé-réalité, Kitaen fut, à la fin des années 80, un des sex-symbols les plus marquants des États-Unis, du fait de ses apparitions dans une série de clips pour le groupe britannique Whitesnake, dont le chanteur et leader, l’ex-Deep Purple David Cloverdale (tout en épaulettes et en manches de veste retroussées), était alors son époux.

 

WHITESNAKE – Here I go again (réal. Marty Callner, 1987)

Déjà comédienne muette et performeuse corporelle dans les vidéos de « Is this love » et « Still of the Night », autres singles tirés de l'album Whitesnake, Tawny Kitaen connaît son grand moment « iconique » dans le clip de « Here I go again ». Alors que dans un espace dévolu à la musique le groupe interprète son morceau en playback, on la voit toute seule danser (ou en tout cas : adopter une série de poses) sur une autre « scène » constituée par… les capots de deux Jaguar XJE. En contradiction apparente avec le thème d’une chanson au romantisme grandiloquent faisant l’apologie tragique de la solitude amoureuse, on retrouve là encore une parfaite anticipation de ces clips de gangsta rap qui, dans les années 90, associeront eux aussi le motif des « trophées » féminins à la jouissance de biens de consommation de luxe, parmi lesquelles les voitures sportives et coûteuses (furent-elles comme ici des marqueurs d’anglicité) tiennent le haut du pavé.

 

 

Mais on retrouve aussi et surtout, à travers cette loupe grossissante et révélatrice que constitue le clip, la logique amplifiée de la publicité, qui opère souvent par « association positive » en plaçant le produit à vendre dans le voisinage immédiat d’un ou plusieurs corps féminins érotisés. On ne sait pas si Jaguar a vendu plus de voitures cette année-là grâce à cet inattendu placement de produit, mais en tout cas au niveau discographique cela a bien fonctionné : le morceau se classe n°1 au Billboard US en 1987, et l’album Whitesnake dont il est tiré se vend à 8 millions (!) d’exemplaires seulement aux États-Unis – un marché que le groupe anglais, à l’instar de ses compatriotes de Def Leppard et Judas Priest, souhaitait alors conquérir, adoptant pour cela des solutions musicales plus tubesques et synthétiques que sur ses précédents opus.

Mais l’instrument principal de cette « second Britsh Invasion » (la première venant, on le rappelle, des Beatles, Stones et autres groupes anglais dans les années 60), ce ne furent pas l’écriture et la production des morceaux. Ce furent avant tout MTV, Tawny Kitaen, et sa romance sulfureuse avec Cloverdale (lequel, en exprimant sa subjectivité d'artiste tourmenté dans les chansons, tire le principal bénéfice en termes d’aura de cette liaison). Le tout est filmé par Marty Callner, réalisateur qui se pose là quand on parle de « male gaze » (il a notamment conçu un des principaux fantasmes adolescents des années 90 en mettant en scène Alicia Silverstone dans une fameuse trilogie de clips narratifs pour Aerosmith).

Il serait injuste, évidemment, de ne pas mentionner la poignée de chanteuses et/ou musiciennes ayant réussi à infiltrer le milieu metal avec un succès suffisant pour atteindre le stade où l’on tourne des clips, comme Joan Jett ou Lita Ford. L’analyse de leurs vidéos serait fort intéressante, notamment dans la négociation permanente qui s’y joue entre l'agentivité artistique et la réification érotique. Mais ce sera pour une autre fois, cet article, déjà très long, se concentrant plus spécifiquement sur les questions liées à la construction de la masculinité. Et dans ce royaume hard & heavy, apparemment conçu par des hommes et pour des hommes, les femmes sont également présentes dans une fonction bien spécifique : celle de la groupie.

Rappelons que comme dans la plupart des clips vus jusqu’à présent, les formes de représentation genrées que l’on analyse ne sont pas totalement spécifiques au hard et au metal. Elles se trouvent dans la droite lignée d’une mythologie rock, qui se trouve ici simplement « amplifiée » et grossie dans tous ses aspects. Présent depuis des décennies et exploité à la même époque par des artistes rock comme Duran Duran, l’imaginaire de la groupie rencontre, dans le clip de Cinderella « Shake Me », une autre construction imaginaire ancestrale : celle du conte de fées.

 

CINDERELLA – Shake Me (réal. Mark Rezyka, 1986)

Un peu oublié aujourd’hui, le groupe de glam Cinderella est peut-être l’incarnation suprême de cet étonnant mélange entre l’androgynie de l’apparence et le virilisme de l’attitude qui a constitué un indéniable vecteur d’ambiguïté genrée dans le programme figuratif des clips de hard & heavy trustant l'antenne de MTV dans les années 80. Le réalisateur Mark Rezyka, qui tourna un grand nombre de ces clips, prend ici davantage appui sur le nom du groupe lui-même que sur le titre de la chanson, puisqu’il propose une relecture du mythe de Cendrillon à l’âge du glam metal.

 

 

Brimée par ses sœurs, réduite aux tâches ménagères et privée de concert, la jeune Cendrillon s’échappe de son quotidien morose via l’intervention magique des membres du groupe, qui la propulsent au premier rang de la scène en leur compagnie, dans une tenue et une position de soumission qui laisse peu de doutes sur le rapport de forces qui s’ensuivra. Dans ce qui pourrait au début passer pour un récit d’émancipation féminine, il apparaît assez vite que l’ambition de l’héroïne se limite en fait à deux choses : rendre jalouses ses deux pimbêches de sœurs qui, de leur côté, n’ont même pas pu accéder à la salle de concerts ; et partouzer avec les quatre membres du groupe, le plan final qui emporte les protagonistes dans une vaste limousine laissant peu de doutes quant à l’issue de leur interaction. On peut bien sûr soutenir l’idée que le gang-bang soit une activité plus valorisante que le ménage, mais cela n’adoucit pas vraiment la dynamique des rapports de force entre hommes et femmes tels que les exposent les clips de hard & heavy à cette époque, la « promotion » des femmes étant toujours provoquée par des hommes détenteurs de l'agentivité, et destinée à leur propre plaisir.

En dehors du petit récit de « Shake Me », on en trouve une autre illustration dans le clip exclusivement performanciel de Def Leppard, « Pour Sugar on Me ».

 

DEF LEPPARD – Pour Sugar on me (réal. Wayne Isham, 1987)

Réalisé par Wayne Isham (que nous avons évoqué plus haut), nous parlons ici d’une énorme référence du clip performanciel, tous genres confondus. Impeccablement montée à partir de captations prises ici et là au début de la fameuse tournée Hysteria, cette vidéo propose de belles solutions visuelles, impliquant notamment mouvements de caméra et variations de vitesse de l’image, pour épouser et amplifier la structure et l’énergie du morceau. Tout groupe ambitionnant un succès populaire massif peut se sentir envieux en voyant la façon dont Def Leppard a été servi par Isham sur ce coup.

 

 

Mais là encore, où sont les femmes ? vous demandez-vous sans doute sur l’air d’une chanson française connue. Eh bien, dans le public. Avez-vous remarqué qu’à chaque fois que la caméra cible un groupe réduit de spectateurs, il s’agit invariablement de jolies jeunes femmes entre 18 et 25 ans, dotées de toutes les caractéristiques qui signalent la beauté physique dans l’Occident de la fin du XXe siècle ? Ce n’est évidemment pas par hasard : ces jeunes femmes ont été castées et cadrées de façon privilégiée afin de prodiguer au clip un attrait visuel supplémentaire, et suggérer au spectateur masculin hétérosexuel moyen que c’est-là le genre de personnes qu’il côtoiera s’il se rend en personne à un concert de Def Leppard. N’oublions pas que le clip, en tant qu’outil promotionnel, ne sert pas seulement à vendre des disques ou des singles, mais également d’autres produits monétisables associés aux artistes musicaux, comme des places de concert par exemple.

Tout cela est très courant, nous direz-vous, mais justement, à ce niveau, Wayne Isham a été un précurseur qui a amplement « théorisé » sa pratique, laquelle a durablement fait école. Et c’est pourquoi jusqu’à aujourd’hui la plupart des clips montés à partir de performances live présentent, dans leurs plans de coupes sur le public, une proportion de jeunes femmes sexy sensiblement plus vaste que celle que l’on observe au quotidien dans la vraie vie.

La prolifération en son sein des profils féminins de comédiennes-mannequins explique aussi pourquoi le monde du clip, qui présente tout de même un panel assez diversifié de corps masculins, livre en revanche une représentation assez restreinte et normative des corps féminins. On peut l’illustrer, en clôturant ce petit parcours dans la décennie 1980, avec le clip que réalise Jeff Stein pour le groupe Warrant et leur tube très sexuel « Cherry Pie » en 1990, et qui nous permettra de poser frontalement la question de la distanciation humoristique, souvent présente dans les vidéos hard & heavy (comme dans la culture metal en général), et de la façon dont cette dernière influe (ou non) sur les représentations genrées à l’œuvre sur l’antenne de MTV.

 

WARRANT – Cherry Pie (réal. Jeff Stein, 1990)

Localisé dans un univers en forme de white cube qui ne dissimule pas son artificialité, le clip convoque les membres du groupe à la fois en tant que performeurs-musiciens et en tant qu’acteurs dans de courtes saynètes stylisées. Il est réalisé dans un style assez singulier pour l’époque, avec des zooms et dézooms à répétitions (anticipant ici le son et l’esthétique de certaines formations de néo-metal des années 90 comme Limp Bizkit) et une pratique assez singulière du raccord de mouvement et de la symbolique sexuelle. Avec en guest star, à nouveau, une comédienne/mannequin (Bobbie Jean Brown) qui se mariera plus tard avec le chanteur du groupe (comme dans « Here I go again », leur rencontre s’effectue, à l’écran, dans une voiture).

 

 

Brown performe ici dans des rôles féminins archétypaux (serveuse, bimbo), tandis que les membres du groupe, lorsqu’ils ne jouent pas de leurs instruments, s’amusent à essayer des rôles masculins qui le sont tout autant (comme celui de pompier). La différence avec Whitesnake, cependant, c’est qu’ici il y a de l’humour (comme dans « Looks that kill », « Locked In », « Lick it up », « Hot for Teacher », etc.) et que tout le monde participe du même mouvement, de la même énergie, même si le déséquilibre entre hommes et femme au niveau du « partage du regard » opère toujours.

Si le côté festif et syncopé du morceau nous emmène clairement aux frontières du genre metal, ici, contrairement à « Looks that kill » ou à « Photograph », l’énergie musicale et l’énergie sexuelle ne semblent pas contradictoires, mais au contraire imbriquées au sein d’un même « mouvement » sensible. D’où, peut-être, malgré l’humour palpable de la vidéo, le malentendu autour d’un clip qui a été conçu comme une parodie des clips sexistes qui inondaient l’antenne de MTV, mais qui en reprenait finalement les mêmes ingrédients (des hommes habillés en situation de création musicale, des femmes dévêtues en posture d’ornements visuels). L’ambiguïté de ce clip, c'est qu'il tente de gagner sur tous les tableaux, faisant fonctionner pleinement l’émotion primitive (la pulsion scopique masculine hétérosexuelle) dont il se moque par ailleurs.

Mais on sait depuis longtemps que le second degré n’est pas toujours évident à séparer du premier dans la culture metal (où règne aussi un raport ironique et distancié vis-à-vis des clichés du genre), notamment dans cette vague hard & heavy ultra-diffusée sur MTV qui commençait à être sur la pente descendante, et que les mouvements thrash, grunge et indus allaient bientôt rayer des hit parades – avec des clips (pour Metallica, Nirvana, Tool, Nine Inch Nails, Marilyn Manson, Rage Against the Machine, etc.) qui vont nettement se distinguer en termes d’inspirations, de thèmes traités et de codes de représentation.

Ce que l’on observe en tout cas, dans les clips de cette vague hard & heavy des années 80, c’est que derrière une imagerie qui exacerbe le sexisme de son contexte médiatique et culturel, il y a aussi l’exposition d’une masculinité qui fonctionne comme une construction culturelle contingente, devant toujours trouver de nouvelles façons d’être performée, ce qui ne confirme qu’à moitié l'étiquette d’un idéal viriliste cohérent et sécurisant qu’on pourrait lui appliquer au premier abord. Cette masculinité de bande, hiératique à première vue, est également ici une masculinité-panique (voir « Looks that kill »), là une masculinité qui s’amuse d’être sa propre caricature (« Cherry Pie »), mais c’est aussi souvent une masculinité androgyne et sexuellement ambivalente (accessoires cuirs et fétichistes, contacts physiques non dénués d’ambiguïté entre les membres du groupe). C’est enfin une masculinité associée à la puissance de la matière de l’expression musicale hard & heavy, qui confère à ces rêveries fantasmatiques une certaine franchise et une certaine sincérité, que l’on peut tout à fait désapprouver, mais que l’on aurait tort de ne pas considérer.

Car si l’on a aujourd’hui une distance critique plus forte vis-à-vis de ce type de représentations, il est aussi nécessaire d’essayer de comprendre, au niveau musico-visuel, les énergies qu’elles sollicitent et les plaisirs qu’elles procurent, dans la mesure où elles nous communiquent quelque chose de très direct sur un certain mode d’expression de la psyché masculine, dans une période charnière de notre histoire culturelle.