De Meshuggah à Neurosis, retour sur l'édition 2018 du Hellfest à travers 10 lives marquants.
MESHUGGAH
Programmés de façon surprenante sur la Grande Scène extérieure en plein milieu de l'après-midi (un créneau traditionnellement dévolu aux vieux routiers du hard rock ou aux groupes de metal-pop pour adolescents), les Suédois de Meshuggah n'ont pas connu les mêmes difficultés que leurs collègues étas-uniens de Converge – autre groupe de metal extrême habitué aux scènes à taille plus humaine, qui avait essuyé les plâtres de la Main Stage deux heures auparavant : la dimension péchue et émotive de leur set avait été moins ressentie que d'ordinaire, en raison de la distance vis-à-vis du public et de rafales de vent tournoyantes brouillant à l'écoute la technicité des compositions.
Apparemment moins dépendant du contexte, Meshuggah s'est avancé sur cette scène diurne (qui ne lui permettait pourtant pas de faire usage du terrassant light-show qui accompagne ses performances, et dont la vidéo ci-dessous donne une petite idée) et a calmé tout le monde au moyen d'un live surpuissant, à la fois intense et écrasant, comme on en avait plus vécu sur les grandes scènes du Hellfest depuis les mémorables prestations d'Emperor et de Slayer lors de l'édition 2014.
Groupe unique, complexe et bouleversant (leur son a une identité immédiatement reconnaissable dans le metal extrême, et tous ceux qui l’ont expérimenté se souviennent du jour précis où ils ont compris ce qui se passait au niveau rythmique dans cette musique), ce cador du death a fait passer une monstueuse énergie collective devant un public plus étendu, devant lequel il n'a interprété que des morceaux de la part la plus récente de sa discographie (à l'exception d'un Rational Gaze datant de 2001, ce sont les trois derniers albums qui composent la setlist). Ne doutons pas qu'il ait, au milieu de cette assistance en partie novice, marqué au fer rouge quelques oreilles non-averties.
STEVEN WILSON & ALICE IN CHAINS
Les festivals, lorsqu'ils deviennent des rituels, ont la faculté de créer des habitudes expérientielles fortes que l'on revit à chaque édition. Les concerts de fin de journée sur la grande scène – quand la lumière assommante d'un après-midi d'été décline doucement et que les organismes commencent à ressentir une certaine indolence – font partie des grands moments poétiques que le dispositif du festival rend possible. Nous avons, à ce titre, de beaux souvenirs de Uriah Heep en 2012, de Kreator en 2013 ou de Deep Purple en 2014, chacun de ces groupes ayant su à sa manière sublimer ce moment particulier de la journée.
Steven Wilson, ancien leader de Porcupine Tree, explorateur du rock indé néo-progressif, avait donc la lourde tache de remplir cette fonction importante le vendredi dans le plus grand festival de musiques extrêmes d'Europe. Accompagné par un groupe très talentueux (comportant notamment l'inénarrable et réjouissant Nick Beggs à la basse), il s'en est fort bien acquitté, avec détachement et humour – comme lorsqu'il a présenté au public... sa Fender Telecaster de 1963 – et surtout par le biais d'une musique d'une grande finesse (ce qui n'est pas toujours la priorité sur les mainstages du Hellfest).
La setlist du concert fut assez représentative de la musique du britannique : avec notamment trois morceaux de l'album "Hand. Cannot. Erase." consacré à ce fait divers lugubre autour de la mort solitaire d'une jeune londonienne dont personne n'avait remarqué la disparition ; deux morceaux de Porcupine Tree ; et des productions plus récentes comme un surprenant Pariah mi-live mi-playback, slow à la Bryan Adams qui a eu l'air de bien passer auprès d'un public de hardos sentimentaux, même s'il nous a personnellement moins convaincus.
La prestation de Steven Wilson illustre bien l'ouverture musicale dont font preuve les programmateurs du Hellfest et qui semble devenir une tendance durable du festival. On espère d'ailleurs que cette audace, à l'image des concerts de Dälek ou Ho99o9 cette année ou de Primus ou Magma les années précédentes, sera maintenue, tant elle illustre la variété des goûts musicaux des "metalleux" et la passion qu'ils vivent pour la musique au sens large. (Nous ne serions pas étonnés de voir Anoushka Shankar programmée au Hellfest 2019...)
Même sentiment de plénitude à l'écoute du beau live d'Alice In Chains, placé au même horaire le dimanche sur la grande scène. Amputé de son charismatique frontman Layne Staley depuis sa mort par overdose au début des années 2000 (mais plutôt bien remplacé, dans un registre différent, par William DuVall), le groupe phare de la vague grunge des années 1990 a ressucité ces dernières années, en délivrant des disques de très belle facture, comme les récents "Black gives way to blue" et "The Devil puts dinosaurs here".
Quelques morceaux tirés de ces albums, plus planants et optimistes, trouvent leur place dans un set essentiellement structuré autour des hymnes grunge sombres et décadents des tous premiers albums qui ont assis la réputation du groupe il y a vingt-cinq ans. Them Bones, Dam that river, Would... c'est une avalanche de tubes qui déferle sur Clisson au soleil couchant, portée par le guitariste et compositeur Jerry Cantrell, désormais barbu et grisonnant (le temps passe pour tout le monde) mais toujours aussi inspiré.
EYEHATEGOD
Beaucoup de choses se sont passées pour le groupe depuis sa dernière apparition au Hellfest en 2015. En premier lieu, la résurrection de son frontman Mike Williams qui, après avoir frôlé la mort, profite d'un tout nouveau foie et des joies authentiques que procure la sobriété (il paraît même qu'il est devenu vegan).
Puis, le groupe a dû faire face au départ d'un de ses membres originels (cinq ans après la disparation de son batteur-fondateur) : en effet, le guitariste Brian Patton a bizarrement décidé de se consacrer à sa vie de famille, plutôt que de poursuivre une vie de dépravation éthylique et psychotropique.
C'est donc avec une inhabituelle sobriété et en quatuor qu'Eyehategod se présente désormais, mais autant le dire de suite, cela ne change absolument rien à leur performance scénique et sonore, tant le groupe maîtrise ses compositions et les codes du sludge, genre dont il est un des piliers fondateurs.
L'absence d'un second guitariste se remarque à peine, et c'est un euphémisme de dire que Jimmy Bower (l'autre guitariste du groupe, et accessoirement batteur de Down) assure pour deux l'art d'envoyer des riffs puissants et dans la parfaite gestion du tempo (les changements de tempo étant une des marques de fabrique du groupe).
La performance des américains sous la Valley n'a donc pas trahi leur réputation, loin de là. Après plus d'une minute de larsens inauguraux, le groupe a entamé les hostilités avec Lack of Almost Everything, faisant exploser le pit dès les premiers accords.
Puis les tubes se sont enchaînés, entre deux blagues foireuses de Mike Williams, et avec toujours la même énergie sur scène et dans le public, faisant la part belle aux albums Take as Needed for Pain et Dopesick.
Si groupe semble avoir clos le (long) chapitre des concerts chaotiques, leur style, lui, ne change pas et fonctionne à merveille : alternance de passages hardcore rythmés et de doom déliquescent, déstructuré, suintant le mal-être et la défonce, porté par le râle écorché de son chanteur.
Cette constance stylistique devrait être confirmée dans leur prochain album, prévu pour la fin de l'année ; mais ne nous avançons pas trop, on parle quand même d'un groupe qui a mis 14 ans à sortir son album précédent, la faute à pas de chance (et à la drogue aussi).
NAPALM DEATH
Ce qu'éprouve intuitivement toute personne qui apprécie le metal en tant que genre musical, c'est que la violence fait sens : on ne parle pas seulement de la violence du contenu (celle-là est accessible à n'importe qui), on parle aussi et surtout la violence de la forme. Entendez par là : puissance, dissonance, virtuosité, radicalité. En tant qu'expression musicale violente d'affects violents, le metal emmène la musique dans un secteur où tout le monde ne peut pas suivre : car il faut auparavant avoir dépassé le cap culturel voulant implicitement que la musique soit toujours mélodique, harmonique, consolante, confortable à l'écoute. Et pourtant, que de joies esthétiques profondes, que de significations puissantes et singulières, nous attendent de l'autre côté de la frontière, quand le panel des émotions exprimables s'élargit, et que la musique jette soudain des ponts avec certaines parts souterraines, terrifiantes et grandioses de l'existence humaine.
Quoi de mieux pour s'en convaincre qu'un live de Napalm Death ? Le groupe de Birmimgham fut au temps de sa formation un des plus violents sur la planète. Il reste, trente ans plus tard, un repère indéboulonnable au sein de la sphère du metal extrême, et délivre des concerts toujours aussi débridés et saisissants. Entre grindcore radicalement punk (certains morceaux durent à peine quelques secondes) et brutal death engagé, Napalm Death s'attaque – en les exprimant vraiment au niveau sonore – à des thèmes politiques et existentiels d'une profonde maturité. Arpentant la scène de long en large avec un air de bouledogue furibard, le frontman Mark Greenway a le bon goût de nous expliquer le sujet des différentes chansons – pas forcément du luxe pour saisir pleinement la démarche du groupe, étant donné qu'une fois la musique lancée, il n'est pas aisé de décrypter ses borborygmes gutturaux. Avec le riffing dantesque de Mitch Harris, la basse fracassante de Shane Embury et la batterie démente de Danny Herrera, pour l'auditeur, c'est torgnole sur torgnole tout au long d'un live survolté, plein de relief et d'énergie.
SATYRICON
Les mecs débarquent le matin à Clisson sans matériel, demandent à d'autres groupes de leur prêter des instruments et l'ensemble du backline, et sortent le soir même une prestation d'anthologie, avec un son absolument parfait. On a même rarement eu une telle impression de maîtrise, que ce soit au niveau des atmosphères (avec un visuel indus singulièrement léché) ou de l'exécution des morceaux ; c'est dire si les Norvégiens dominent leur sujet.
Fondé en 1991, Satyricon fait partie des pionniers du black norvégien et a produit quelques albums majeurs de black metal dit « medieval ». Composé de Satyr, chanteur dont la classe transpire dans chaque geste et chaque parole, et de Frost, le batteur possédé, ainsi que des musiciens de live qui les accompagnent aux guitares et à la basse, le groupe propose aujourd'hui un black n' roll bien plus groovy que les morceaux des débuts.
La première partie du concert, plutôt centrée sur les nouveaux morceaux a proposé un set à la fois agressif et chaloupé, alors que la deuxième moitié a renoué avec le black des débuts, avec en point d'orgue de cette soirée l'hymne black metal Mother North tiré de l'album-culte "Nemesis Divina" (1996) – que l'on peut voir ici exécuté sur scène lors du dernier passage de Satyricon au Hellfest en 2015.
ORANSSI PAZUZU
C'était une des grandes curiosités de cette édition 2018 du Hellfest. Les Finlandais étaient déjà passés en 2012, mais leur musique, progressive, sombre et inventive, à la limite de l'expérimental, a considérablement évolué depuis. Leur programmation sur la Temple, la scène dédiée aux propositions de la galaxie black metal, fait écho aux racines black du groupe ; mais si le chant et certaines parties de guitare peuvent s'inscrire dans cet héritage, il ne faut pas s'y tromper, Oranssi Pazuzu ne joue pas (ou plus) du black metal.
Le drone des premières notes fut d'ailleurs le premier avertissement de la proposition musicale du groupe. Tout fonctionne parfaitement chez eux : les passages doom mid-tempo, les nappes noise, les envolées krautrock, les structures post-rock, le black sous-jacent, et même les rythmes jazz que s'autorise Korjak le batteur du groupe, donnant une tonalité parfois très groovy à l'ensemble. Bien aidé par un son puissant, monolithique et précis, les Oranssi Pazuzu défendent à merveille la direction brillante et exigeante de leur dernier opus Värähtelijä (2016).
ENSLAVED
Ils sont nombreux, les groupes de black metal des années 90 à avoir fait évoluer leur musique au gré de leurs sensibilités. Nous avons parlé de Satyricon et de sa tonalité rock n' roll, d'Emperor et de ses compositions symphoniques, nous pourrions aussi évoquer Darkthrone, Ulver, Burzum qui chacun à leur manière, partant du black, ont créé et exploré leur propre univers musical. Les Norvégiens d'Enslaved se sont, eux, engagés dans des contrées plus progressives, un peu à la manière d'Opeth et de la scène death suédoise, bien que le socle musical initial soit différent. C'est donc une musique mélodique, complexe et introspective que propose le groupe, une musique qui demande de la part de ceux qui l'exécutent une certaine virtuosité rythmique et technique. Ce concert, le dernier pour Cato Bekkevold, batteur du groupe depuis 2004, fut à cet égard une complète réussite, à l'image de celui de 2016 :
NEUROSIS
Le festival entier aurait pu s'arrêter samedi soir, après le concert de Neurosis, tant les californiens ont livré une prestation dantesque, aidés par un son énorme et un public conquis au post-hardcore que propose le groupe depuis une trentaine d'année déjà.
Trois morceaux du dernier album "Fires Within Fires" et quatre pièces mythiques issues de disques plus anciens ont composé une setlist solide et représentative des différentes « époques » du groupe. Nous avons d'ailleurs été surpris d'entendre au début du set le morceau End of the Harvest, que nous attendions plutôt en clôture (comme cela fut souvent le cas par le passé). La deuxième surprise vint lorsque fut joué Burn, de l'album "The Eye of Every Storm", que le groupe ne jouait plus depuis 2011 et qui constitue pour beaucoup l'archétype du post-hardcore « neurosien » : des passages sombres et poétiques, tout en retenue, qui laissent la place à une déferlante de guitares hurlantes et sauvages. Et que dire du puissant et magistral Throught Silver in Blood, chef d'oeuvre progressif de l'album du même nom, dont la partie finale aux percussions, exécutée par Steve Von Till, Scott Kelly et Jason Roeder en parfaite symbiose, a fait office de conclusion au concert, laissant le public de la Valley sonné et admiratif, après une heure d'un intense voyage introspectif et émotionnel.
WARNING
On est dimanche 12h50, autant dire qu'au troisième jour du festival, on se sent un peu comme s'il était 7h du matin. On se pose sous la Valley devant Warning, en se disant qu'un concert de doom tranquille, pas trop violent, constituera une bonne entrée en matière.
Le groupe anglais, plus ou moins en sommeil depuis une dizaine d'années, compte seulement deux albums à son actif et explore les thèmes de la détresse amoureuse, de l'absence, des sentiments qui perdurent malgré la rupture et de la souffrance résignée, sur une musique d'une tristesse absolue, portée par des riffs répétitifs et lancinants et par le chant de Patrick Walker, nasillard et plaintif.
Cinq morceaux sont joués – il s'agit des cinq pièces qui composent le sublime disque "Watching From a Distance" de 2006 – devant une assistance clairsemée mais très réceptive. Techniquement, la musique de Warning n'est pas très complexe et offre peu de surprises, mais les compositions lentes et répétitives permettent à l'esprit de s'abandonner et de s'attarder sur ses propres régions de mélancolie.
« I think of evenings we might spend if you stayed home to find me there / Reaching across a distance with all the hurt that's in our lives / And if it came to be I would not understand the pain / And in my darkest moments, I want to feel that way again / And I know that I'm wrong, I know that I'm wrong »
Lorsque le concert s'achève, on a juste envie de rester par terre, de pleurer et d'attendre que quelqu'un vienne s'occuper de nous. Mais personne ne vient, non, jamais personne ne vient...
CARPENTER BRUT
Autre rituel de festival : le dernier concert, celui qui clôt l'expérience en faisant oublier la fatigue et les petits bobos, comme si on repartait pour un tour entier. Enfin, c'est le chroniqueur FO qui parle ici, car le chroniqueur AG était de son côté en train d'agonir en position foetale, couvert de poussière et de sang séché, dans le gazon synthétique de l'espace presse. Et pour FO, pour lequel rien n'égalera jamais le live conclusif du groupe de black 1349 lors de l'édition 2014, le plaisir du dernier concert en 2018 s'est porté sur... l'électro-rock péchue du Français Carpenter Brut. FO aurait pourtant pu s'arrêter après le très bon live d'Exodus (les vétérans du thrash de la Bay Area ayant livré un concert d'une grande violence, beaucoup plus saignant que leurs collègues de Megadeth un peu plus tôt sur la Main Stage). Mais non, navré d'avoir manqué le live de Perturbator l'année précédente, il était curieux de se frotter à l'autre grand représentant de cette hype synth-wave, dont les sons plastiques et les rythmiques martiales sont dérivées de l'univers sonore des films fantastiques italiens et états-uniens des années 70-80. Et bien que la démarche "revival" de l'artiste musical puisse inspirer des sentiments contrastés, FO peut témoigner de la magie simple et entraînante d'un set ayant fait entrer en transe un chapiteau entier de metalleux épuisés et heureux.
Comme une parfaite conclusion fédératrice à ces trois belles journées de musique sous le soleil radieux de Clisson.
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