Le Moyen Âge a aussi connu ses débats sur les coûts de l'immigration. Et pourtant, ces mouvements de population ont largement servi au dynamisme économique et à la diffusion de nouvelles industries.

C'était mardi dernier la journée internationale des migrants, à l'heure où les discours politiques de tous bords sont empoisonné par l'image que les migrations sont un fardeau.

Les débats sur les coûts économiques de l’immigration ne datent de pas de la récente crise des migrants. Les hommes et femmes politiques françaises n’ont pas attendu ces dernières années pour affirmer que les immigrés venaient prendre le travail des Français, volaient les caisses de l’État en bénéficiant des aides sociales, et plus largement, grevaient les finances du pays.  Beaucoup d’études économiques montrent au contraire qu’un pays qui se donne les moyens d’accueillir des immigrés est un pays dynamique ; les coûts sont compensés par ce que les immigrés apportent à leur lieu de résidence : main d’œuvre nouvelle, qualifiée ou non, consommation, taxes, cotisations…

Un détour par l’histoire permet là encore de se détacher des sirènes oppressantes de l’actualité immédiate et de prendre un peu de recul… Le Moyen Âge est rempli de ces occasions saisies grâce à l’immigration, d’opportunités permises par des communautés étrangères et des migrants anonymes.

 

Allemands, migrants européens de la fin du Moyen Âge

Une des plus importantes populations « migrantes » à la fin du Moyen Âge en Europe occidentale est sans doute la population allemande ou provenant des pays de langue germanique. À partir du XIIIe siècle, on retrouve de grandes communautés allemandes en Italie, en France, en Angleterre et plus tardivement en péninsule ibérique. Ce sont des artisans qualifiés ou des ouvriers non qualifiés, qui quittent leur ville d’origine pour aller s’installer sous d’autres cieux… Pourquoi ? Pour des raisons politiques (guerres, luttes internes aux villes…) mais surtout économiques : les villes allemandes souffrent chroniquement d’une saturation du marché du travail, et les artisans doivent aller trouver du travail ailleurs.

Alors, le cordonnier bavarois était-il le plombier polonais du XIVe siècle ? Le boulanger rhénan, l’ouvrier algérien du XVe siècle ? Des réactions de xénophobie étaient toujours possibles, notamment en cas de guerre. Venise et Murano connaissent par exemple au début du XVIe siècle des émeutes anti-allemandes dans le contexte des guerres contre le Saint-Empire.

Mais si ces communautés étrangères sont tellement nombreuses, c’est aussi qu’on les a fait venir ! Après la peste de 1348, de nombreuses villes émettent des lois très favorables à l’immigration, octroyant d’énormes privilèges notamment fiscaux aux personnes qui s’installeraient dans leur ville. La main d’œuvre était devenue une richesse économique majeure : les travailleurs détachés européens aujourd’hui et les ouvriers maghrébins des Trente Glorieuses avaient sans doute des conditions moins favorables… Ces communautés contribuent ensuite au dynamisme des villes et sont présentes dans des secteurs vitaux. Heureusement que les aubergistes allemands étaient présents à Rome quand les papes reviennent dans la Ville éternelle et entraînent avec eux un afflux renouvelé de pèlerins de toute l’Europe, sans compter les cordonniers germaniques, bien nécessaires pour réparer les chaussures des marcheurs fatigués…

 

Ces étrangers qui volent l’argent et le gagne-pain des travailleurs honnêtes…

Tandis qu’à Rome, les communautés étrangères participent au renouveau de la ville, dans d’autres cas, elles sont au cœur de la construction d’une industrie tout à fait nouvelle – rien que cela. On oublie parfois que l’imprimerie européenne, mise au point au milieu du XVe siècle par Gutenberg, n’aurait pas pu se développer sans migrations. Ce sont d’abord les migrations des typographes allemands qui apportent la nouvelle technique en Italie et en France. Certains sont des entrepreneurs et des marchands aisés, mais d’autres sont considérés comme des étrangers vagabonds volant l’argent des travailleurs locaux… Les copistes génois sont parmi leurs plus violents détracteurs. Écoutons-les, eux qui n’ont vraiment rien à envier aux discours xénophobes contemporains…

« Si l’art d’écrire existe depuis toujours, ce n’est pas le cas pour l’art d’imprimer qui vient seulement d’être inventé et qui est entre les mains des Allemands qui emportent l’argent hors d’Italie sans aucune utilité publique ».

Les imprimeurs arrivent, prennent l’argent, s’en vont. On n’est pas loin de l’accusation de fraude aux allocations…

C’est pourtant grâce à ces imprimeurs étrangers que l’imprimerie se développe et qu’un nouveau secteur économique prend forme. Très vite, c’est Venise qui devient la première productrice de livres imprimés, loin devant les villes germaniques. La communauté allemande a largement participé à ce développement fulgurant : les typographes, les marchands, mais aussi les fondeurs, les orfèvres présents sur place. On assiste même à de véritables opérations de regroupement familial : un typographe arrive s’installe, fait venir sa famille pour travailler avec lui. Les Allemands le font, mais également les Milanais qui trouvent dans l’imprimerie une belle possibilité d’ascension économique.

 

L’immigration, une ouverture des possibles

Les presses de la lagune inondent le marché européen et reposent presque entièrement sur des étrangers : une véritable success-story. Les Vénitiens « de souche » sont quasi inexistants dans les entreprises typographiques et le commerce du livre ; tout au plus trouve-t-on quelques ressortissants de la Terre ferme dominée par Venise, des citoyens de seconde zone de la Sérénissime.

Mais surtout, ce sont les communautés étrangères présentes dans la ville qui font de Venise une ville d’imprimerie de réputation européenne. Par de multiples collaborations, les imprimeurs parviennent à atteindre des marchés plus lointains : les marchands allemands et d’Italie du Nord allient leur force pour construire des réseaux commerciaux vers le Nord de l’Europe ; les libraires italiens prennent contact avec des marchands dalmates ; les imprimeurs d’origine germanique ou romaine travaillent avec la communauté grecque pour imprimer les classiques antiques, avec la communauté juive pour imprimer la Bible et les textes kabbalistiques hébraïques ; des marchands arméniens financent la toute première typographie arménienne à Venise.

L’immigration, dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, a ouvert les possibles. Elle a permis le développement économique et commercial d’une véritable industrie à l’échelle de l’Europe et de la Méditerranée. Les communautés étrangères présentes de longue date dans la ville, comme l’immigration récente d’ouvriers plus ou moins qualifiés, venant rejoindre leur famille ou au contraire débarquant dans un environnement entièrement neuf… Toutes ces prises de risques, ces mouvements, ces exils, ont contribué à façonner ce que nos sociétés sont aujourd’hui. Le bénéfice économique est énorme – et je ne vous parle même pas du bénéfice culturel…

Alors que nos dirigeants ne soient pas comme les copistes génois… Le coût économique immédiat de l’immigration, quelle que soit la manière dont on s’évertue à le calculer, est une vision à court terme, frileuse, et pour tout dire, lâche. La chance que représentent les mouvements de population excède largement les coûts, si tant est qu’on veuille bien se donner la peine de les accueillir et donner une chance à l’avenir.

 

Pour en savoir plus :

- Philippe Braunstein, Les Allemands à Venise (1380-1520), Rome, École française de Rome, 2016

- Reinhold Mueller, Immigrazione e cittadinanza nella Venezia medievale, Venise, Viella, 2010

- Catherine Kikuchi, La Venise des livres, 1469-1530, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018

- Cécile Troadec, Roma crescit. Une histoire économique et sociale de Rome au XVe siècle, thèse soutenue en 2016.

 

À lire aussi sur Nonfiction :

- Tobias Boestad, Actuel Moyen Âge - Quand la Pologne accueillait les migrants

- Catherine Wihtol de Wenden, La question migratoire au XXIe siècle, compte-rendu par Catherine Kikuchi

- Michel Agier et Anne Virginie Madeira, Définir les réfugiés, compte-rendu par Nicole Tabet.

 

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