A la fois historien et témoin du mouvement zapatiste, Jérôme Baschet analyse notre rapport à l’histoire et au temps, caractérisé par la domination du présent, et envisage une voie de sortie.

Manque de temps chronique, injonction d’immédiateté permanente, densification du temps professionnel comme du temps privé, qu’il devient alors difficile de qualifier de libre… Ces phénomènes générateurs de stress qui caractérisent notre expérience contemporaine témoignent d’une « accélération » généralisée que le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa avait bien mise en évidence. En parallèle, l’horizon futur s’assombrit : saturé de menaces, l’avenir dissocié de l’idée de progrès se fait moins désirable. L’échec de l’expérience communiste au XXe siècle nous a condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons, pour reprendre l’expression de l’historien François Furet. Combinée au « There Is No Alternative » (TINA) des politiques néolibérales initiées par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, cette « fin de l’histoire » nous enfermerait dans le présent. En bref, nous serions entrés dans l’ère du « présentisme », conceptualisé par l’historien François Hartog   et dont son confrère américain Timothy Snyder a encore tout récemment dénoncé les effets dans De la tyrannie. Vingt leçons du XXe siècle   .

 

Qu’est-ce que le « présentisme » ?

Avec Défaire la tyrannie du présent, Jérôme Baschet entend prolonger la réflexion de F. Hartog sur le présentisme à partir des interrogations suivantes : « Quelles sont exactement les formes de temporalité qui s’imposent à nous et les rapports à l’histoire qui en découlent ? Mais aussi, quelles autres formes leur résistent ou s’efforcent de leur échapper ? » L’entreprise de Baschet n’est pas tant motivée par sa pratique d’historien médiéviste, ancien élève de Jacques Le Goff et longtemps enseignant à l’EHESS – même si elle est loin d’être absente – que par son expérience de la lutte zapatiste – sujet sur lequel il a publié La Rébellion zapatiste   . Cette seconde expérience qui ne cesse d’inspirer son travail depuis quelques années avait déjà présidé à la rédaction de ses Adieux au capitalisme   . Dans ce nouveau livre, Baschet souligne que la « parole [des zapatistes] a développé de multiples figures suggérant l’émergence d’un autre régime d’historicité, qui échapperait à la domination présentiste, sans pour autant revenir aux conceptions propres à la modernité ni s’enfermer dans celles des sociétés traditionnelles. » Le « décentrement du regard » proposé par Baschet est donc géographique, mais aussi historique avec l’invocation d’autres tentatives semblables, à l’instar de la réflexion du philosophe Walter Benjamin sur l’histoire.

Depuis les années 1970-1980, un nouveau régime d’historicité – c'est-à-dire une manière, pour nos sociétés, de concevoir leur rapport à l’histoire – serait en vigueur : le « présentisme ou présent perpétuel ». En dépit de son nom, il ne consiste pas en une pure et simple négation du passé comme du futur. Pour Baschet, l’on assiste davantage à l’effondrement de « certaines modalités » du futur, en particulier l’idée d’une progression linéaire et positive, quand d’autres déclinaisons restent actives : par exemple, l’idée de « développement » appliqué aux pays pauvres, que Baschet assimile à une avancée du « front de la marchandisation ». L’« anticipation » dans la sphère financière reste opérante, alors que dans ce même domaine, le crédit omniprésent entraîne une « mise en gage du futur ». La prévision est à l’honneur concernant le climat et génère des « imaginaires de fin du monde » dans certains esprits. En définitive, le présentisme correspondrait à une « domination du futur immédiat », une « tyrannie de l’instant d’après », où régnerait en maître le « temps abstrait », opposé au « temps concret » de l’action, et sans cesse quantifié et évalué, aboutissant à une « maximisation du rapport entre quantité d’activités et unité de temps » selon une logique productiviste.

Baschet aborde également les « faux antécédents » de ce présentisme – puisque le stoïcisme ancien a pu être présenté comme une forme ancienne de vie tournée vers le présent. Il examine surtout la question de son apparition pour constater qu’il découlerait en fait du « régime moderne d’historicité », c’est-à-dire de la conception de temps qui prévalait dans les sociétés européennes des siècles précédents. Au changement qui s’est produit depuis lors, il identifie trois causes principales : le passage au conservatisme d’une classe – la bourgeoisie – jusqu’alors intéressée à l’idée de progrès, la dynamique du capitalisme devenue porteuse de menaces, et la montée en puissance du « temps abstrait » qui accentue « les formes de dissociation vis-à-vis de l’expérience vécue » et qui amplifie la « crise de la présence ». Plus largement, ce passage d’un régime d’historicité à un autre serait intrinsèquement lié à l’approfondissement de l’emprise du capitalisme sur nos sociétés : alors que la dynamique capitaliste s’est d’abord adossée à des institutions existantes, il a progressivement gagné une autonomie complète qui s’est ainsi muée en hégémonie. Le régime de temporalité, qui « concerne l’échelle courte du temps déployé dans les rythmes du quotidien et de la vie vécue », se substitue en fait à notre régime d’historicité. Pour autant, ce remplacement n’est pas homogène : il se combine à des modalités anciennes et sa diffusion reste incomplète.

 

Comment s’en extraire ?

Ainsi, même si le présentisme s’est imposé comme la conception dominante de notre rapport à l’histoire, il subsiste néanmoins d’autres formes d’historicités, que Baschet qualifie « d’émergeantes », en s’appuyant principalement sur l’expérience zapatiste. « Parmi les caractéristiques de ce(s) régime(s) émergeant(s), l’une des plus décisives tient à l’effort pour rouvrir le futur, sans pour autant en revenir au futur de la modernité. » Dans le cas mexicain, le chemin envisagé n’est pas tracé d’avance. Il laisse une place aux questionnements, aux bifurcations et à la pluralité des mondes cohabitant au sein de ce futur. Cette réactivation du futur serait toutefois conditionnée à une sortie du capitalisme.

Baschet anticipe d’ailleurs les conséquences d’un futur postcapitaliste pour les sciences historiques qui devraient alors faire place à « une conception de l’historicité étroitement liée à la reconnaissance de son hétérochronie constitutive et rompant avec l’idée d’un Temps unifié et homogène ». In fine, un tel régime serait « plus pleinement historique que celui qui a caractérisé la modernité », car débarrassé de la croyance en une amélioration continue. De même, le médiéviste rappelle que l’histoire constitue une alliée dans la lutte contre le présentisme puisque faire « vaciller les évidences du contemporain est le cœur de la fonction critique de la discipline historique, en cela fermement unie à l’anthropologie. »

Jérôme Baschet termine son essai sur des considérations plus politiques relatives à la temporalité de la lutte nécessaire afin de se dégager du monde actuel. Il tient pour caduque l’opposition entre passé, présent et avenir. Redonner une place à l’incertitude permettrait de déjouer le paradoxe de l’anticipation où le futur annoncé et planifié ferme l’horizon. Plus largement, il en appelle à une « combinaison de temporalités multiples », refusant de privilégier l’action présente à l’action future et vice-et-versa. Il faudrait commencer dès maintenant à construire des alternatives tout en étant conscient des manques que l’action future devra s’efforcer de combler.

Défaire la tyrannie du présent offre en somme un diagnostic subtil de notre rapport au temps et à l’histoire, bien que parfois trop long et bien plus historiographique que son auteur, inspiré par le mouvement zapatiste, ne l’annonce dans ses proclamations initiales. En refusant le présentisme et son corollaire, l’absence d’alternative, Baschet nous rappelle avant tout qu’il n’en a pas toujours été ainsi dans le passé et qu’il pourrait en aller autrement dans le futur

 

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