Le médiéviste et spécialiste de la rébellion zapatiste Jérôme Baschet propose de rouvrir le futur pour échapper au présentisme.

Jérôme Baschet est historien médiéviste, spécialiste des images, mais également l’un des meilleurs connaisseurs de la rébellion zapatiste. Il explore désormais les enjeux du monde contemporain en mobilisant cette double compétence.

Son dernier livre, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, porte sur la manière dont nos sociétés conçoivent le passé, le présent et, surtout, le futur. Après avoir montré ce que le présentisme doit au capitalisme, il scrute les possibilités de concevoir autrement le futur, jusqu’à s’interroger sur le sens que pourrait prendre aujourd’hui la révolution. Parallèlement, il réfléchit à ce que pourrait être l’histoire et le travail de l’historien dans un tel contexte.

François Hartog notait dans une conférence il y a un an que plusieurs livres récents    invitaient, pour échapper au présentisme, à se tourner vers le passé pour en dégager les potentialités. Ils sont « autant de tentatives pour sortir du présentisme, en rétablissant une circulation effective entre passé, présent et futur. Puisqu’une société (pour "faire société") a besoin d’un moteur à trois temps. Et une histoire à venir aussi. »   . Ce livre en fait partie et vient s'ajouter à cette liste. 

Jérôme Baschet a accepté de répondre à nos questions à l’occasion de la parution de celui-ci.

 

Nonfiction : La manière dont nous concevons le passé, le présent et le futur a changé, et fait désormais au présent une place envahissante. Vous vous intéressez en particulier à ce que cette prévalence induit, directement ou moins directement, s’agissant de notre manière de concevoir le futur. Quels en sont alors les traits principaux ? Et quels en sont les inconvénients majeurs, selon vous ?

Jérôme Bachet : Le rapport au futur s'est totalement transformé au cours des dernières décennies, comme d'ailleurs l'ensemble du rapport au temps historique. Le basculement s'est joué à partir des années 1970-1980, en même temps qu'on entrait dans la période dite néolibérale qui est, à mon sens, un second âge du capitalisme. 

Auparavant, dominaient encore les conceptions de l'histoire propres à la modernité héritée des Lumières. La foi dans le Progrès, en tant que mouvement général de l'Histoire Universelle, nourrissait la confiance dans un futur meilleur et, pour certains, dans les lendemains qui chantent d'une émancipation inscrite par avance dans les lois de l'histoire. On pouvait regarder le futur avec une convention d'optimisme que la rudesse des épreuves traversées n'entamait pas, et l'espérance se trouvait ancrée sur d'absolues certitudes.

Cette construction s'est, depuis, effondrée. L'incertitude d'un monde « liquide », réputé instable et changeant à vive allure, rend sans cesse plus difficile de se projeter dans le futur. S'affirme, notamment parmi la jeunesse, le sentiment de ne pas avoir d'avenir ou du moins d'être amené à faire face à un futur très sombre et lourd de menaces. Et quand on prend conscience des implications dramatiques d'un dérèglement climatique que les mesures actuellement affichées sont incapables d'enrayer, ce sentiment est loin d'être sans fondement. Bref, le futur se raccourcit et s'obscurcit. 

A cette dimension angoissante, s'ajoute une forme d'enfermement fataliste dans la réalité telle qu'elle est. C'est ce que synthétise le fameux TINA attribué à Margaret Thatcher (There is not alternative), ou encore la sentence de l'historien François Furet, pour qui « nous sommes condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons ». Toute idée d'utopie, d'émancipation, de révolution est déclarée morte ; il n'y a pas d'autre horizon que le présent néolibéral.

Bien entendu, le futur n'a pas entièrement disparu et le mouvement que je viens d'évoquer doit être compris comme un processus tendanciel. Bien des gens, dans certains milieux tout du moins, continuent de faire des projets pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Par ailleurs, le réchauffement climatique a conféré une place inédite, dans l'espace public, à des scénarios prévisionnels projetés sur des horizons aussi lointains que 2050 ou 2100. Quant à l'actuelle économie financiarisée, elle repose tout entière sur des formes d'anticipation qui instaurent une tyrannie du futur immédiat. Il faut donc examiner attentivement quels sont les types de futur qui disparaissent dans le présentisme et quels sont ceux qui prospèrent.

Le rapport au futur n'en a pas moins connu un renversement profond : si vous posez autour de vous la question « avez-vous la certitude que vous vivrez mieux que vos parents et vos enfants mieux que vous ? », il y a fort à parier que vous aurez bien du mal à obtenir une réponse franchement positive.  

 

Vous mobilisez dans ce livre la longue expérience que vous avez de la rébellion zapatiste. L’essentiel du livre procède toutefois d’une lecture et interprétation d’auteurs intéressés par les questions de temporalité et d’historicité. Pourriez-vous alors expliquer pour nos lecteurs comment vous avez construit cette recherche ?

Lorsque je me suis installé au Chiapas, il y a une vingtaine d'années, j'ai été frappé par l'importance que les zapatistes accordaient à la réflexion sur l'histoire. Ils définissaient et définissent toujours leur lutte comme une rébellion pour l'histoire et contre l'oubli. Je me suis alors intéressé à cette expérience, et notamment à ses analyses qui, à la fin des années 1990, identifiaient l'émergence de ce qu'ils ont dénommé le « présent perpétuel » néolibéral : une injonction à ne vivre que dans l'aujourd'hui, dans un présent omniprésent qui affaiblit le rapport au passé et interdit toute perspective de futur qui ne soit pas le prolongement du présent. 

Or, à peu près au même moment, l'historien François Hartog explorait ce qu'il a, lui, qualifié de « présentisme ». Bien que développées dans des contextes très différents et dans des registres distincts, ces analyses s'avéraient largement convergentes. J'ai donc publié une première étude sur ces questions en 2000, puis ai prolongé mes réflexions jusqu'à l'écriture de ce livre. Si, en tant qu'historien, je discute les propositions de François Hartog et d'autres chercheurs, je dois souligner que c'est véritablement l'expérience rebelle des zapatistes qui constitue l'inspiration centrale du livre. 

Je crois d'ailleurs, de façon plus générale, qu'il y a beaucoup à gagner à s'efforcer de penser depuis les mouvements de lutte et les tentatives collectives pour construire, d'ores et déjà, d'autres mondes. Un tel choix n'est pas étranger au fait que, si les travaux de François Hartog font plutôt le constat d'un enfermement dans le présentisme, la perspective qui a guidé ce livre consiste à explorer les pistes qui permettent d'en sortir. 

 

Vous examinez ensuite les possibilités émergentes de concevoir autrement le futur en échappant, de différentes façons, au présentisme. Quelles sont alors les principales voies que vous voyez émerger concernant le futur ?

Face à l'enfermement présentiste, qui occulte les horizons de futur désirable, il est nécessaire de rouvrir le futur. Mais on ne peut le faire en restaurant le futur de la modernité, comme le croient certains, par exemple les courants qui se revendiquent de l'« accélérationnisme ». Il ne peut plus s'agir d'aller toujours de l'avant, dans le sens supposé de l'Histoire, mais bien plutôt, comme le suggérait déjà Walter Benjamin, d'en appeler à une révolution capable d'actionner le frein d'urgence et de freiner la folle course du train vers le désastre. En tout état de cause, le nœud de l'espérance et de la certitude, en quoi consistait le rapport moderne au futur, est définitivement rompu. Et si nous voulons croire que l'espérance n'est pas morte, il faut s'efforcer d'en faire vivre des modalités plus incertaines et, disons-le sans regret, plus fragiles.

A cet égard, on peut trouver dans l'expérience zapatiste une forte inspiration. Ainsi, les rebelles du Chiapas multiplient les figures qui lancent un pont entre le passé et le futur. Alors que le futur de la modernité devait nécessairement se détacher d'un passé condamné à l'archaïsme, on peut ainsi chercher dans le passé des aspirations émancipatrices non abouties, comme autant de points d'appui permettant de s'élancer vers l'inédit. 

Par ailleurs, si l'aspiration anticipante, en tant que désir de ce qui n'est pas encore, doit retrouver sa place, elle ne peut plus prendre la forme d'une planification, qui prétend avancer vers un futur prédéterminé et, d'une certaine manière, déjà connu par avance. A cet égard, les zapatistes recommandent de « cheminer en posant des questions » (caminar preguntando). Cela signifie que le chemin n'est pas tracé d'avance, qu'il se fait non à coup de certitudes mais avec des doutes et des questions qui prennent forme à mesure que l'on chemine. En même temps, ce trajet n'est pas une simple errance ou une promenade : s'il l'on se met en route, c'est parce que l'on aspire à ce qui n'est pas encore. La pulsion anticipatrice ne doit pas enfermer le futur dans un déjà pensé et, au contraire, doit pouvoir s'affirmer tout en maintenant le primat de la processualité du devenir. Plus fragile, le futur qui vient est en même temps plus authentiquement futur ; c'est ainsi qu'il peut être véritablement un à-venir.

 

Comment pourraient-elles contribuer à transformer la société ? Vous mettez notamment en avant une conception processuelle de la temporalité. Pourriez-vous expliquer, pour nos lecteurs, ce que vous entendez par là ?

Rompre l'enfermement présentiste, rouvrir le futur, c'est assumer que la domination capitaliste n'est pas le fin mot de l'histoire, que d'autres possibles peuvent émerger. Alors que le fatalisme et la résignation présentistes sont les adjuvants de l'acceptation du monde tel qu'il est et de la soumission aux injonctions de la gouvernance économique, il y a dans l'émergence d'un autre rapport au futur une énergie potentielle capable de nourrir les luttes et les mobilisations collectives.

Mais ce futur doit se penser et se construire dès maintenant. La multiplication présente d'espaces libérés, en partie soustraits à la logique de la marchandisation généralisée, est décisive. Des lieux tels que les territoires rebelles du Chiapas, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et d'autres encore sont les laboratoires de nos futurs – la négation même de la négation présentiste du futur. Agir maintenant en multipliant les brèches et anticiper des futurs inédits au-delà de la destruction capitaliste sont deux démarches qui peuvent s'entrelacer étroitement.

Mais, vous avez raison de l'évoquer, les enjeux concernent aussi le rapport à la temporalité. Car il ne peut y avoir de transformation véritable sans une transformation de notre rapport au temps. De fait, un aspect majeur du présentisme tient à l'accélération de l'accélération et au primat de l'immédiateté qui imposent une véritable dictature de l'urgence. Les hommes et les femmes d'aujourd'hui sont soumis à des chrono-contraintes sans cesse plus fortes. On vit pressé et stressé, toujours en manque de temps, courant vers l'événement suivant qui oblitère le précédent dans un véritable tourbillon qui fait sombrer certains dans la dépression ou le burn out.

Pour échapper à cette contrainte accélérative, le ralentissement peut être un recours pertinent – les zapatistes ont du reste l'escargot pour emblème. Mais, surtout, il s'agit de retrouver la possibilité d'éprouver la multiplicité des rythmes vécus, de disposer du temps nécessaire à la durée même des processus, notamment lorsqu'il s'agit d'inventer et d'élaborer collectivement, sans imposition et au travers d'une multiplicité constitutive. Il faut donc se réapproprier la notion de durée, comme expérience de la temporalité concrète des processus, à quoi on peut ajouter la notion de moment, entendue comme un moyen de défaire une conception occidentale du temps malencontreusement pensée à partir de l'instant ponctuel. Il s'agit au fond de récuser l'idée d'un Temps unifié, cadre de toutes choses, pour laisser place à la temporalité des êtres et des choses mêmes. 

 

Si le présentéisme détermine notre manière de nous situer dans le monde, il emporte avec lui une conception de ce qu’est l’histoire. A contrario, échapper à celui-ci devrait conduire à adopter d’autres conceptions la concernant. Quels en seraient, là aussi, les traits principaux selon vous ? Et quel lien feriez-vous entre cette manière de concevoir l’histoire et la participation à la transformation de la société dont il était question plus haut ?

Pour aborder ces questions, je me livre à un exercice d'anticipation consistant à imaginer ce que pourrait être une histoire post-capitaliste, je veux dire un savoir historique pensé dans un monde post-capitaliste. En fait, il s'agit, de se demander en quoi l'hypothèse post-capitaliste peut transformer la pratique présente de la discipline historique. En tout état de cause, Clio étouffe sous la chape de plomb présentiste ; lui rendre sa vitalité dépend de notre capacité à nous extraire de celle-ci.

Plus précisément, j'analyse différents aspects d'une histoire repensée sur une base qui ne soit plus celle du régime moderne d'historicité, mais celle du régime d'historicité émergent évoqué précédemment. Il s'agirait de penser, au sein d'une écologie des savoirs, une anthopo-histoire possibiliste, à la fois post-naturaliste et interculturelle, qui trouverait dans le recours généralisé au comparatisme le moyen d'échapper à la fois aux pièges de l'eurocentrisme et à ceux de l'anti-eurocentrisme. 

Il y a tout lieu de penser que le savoir historique aurait pleinement son sens dans un univers post-capitaliste, a fortiori si l'on pense celui-ci comme « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes », comme le suggèrent les zapatistes. Ce savoir pourrait favoriser une interconnaissance entre des mémoires profondément distinctes. De plus, des mondes toujours inquiets des chemins à tracer devraient avoir à cœur de s'inspirer des rêves inaboutis du passé, de méditer les déviations malheureuses vers les dominations et les oppressions de toutes sortes, bref d'enrichir les questions qui permettent d'avancer à la source de toutes les expériences éprouvées par l'humanité.

L'histoire peut avoir de beaux jours devant elle. A condition de sortir du présentisme. Et, bien sûr aussi, à condition d'enrayer la course folle vers la destruction des formes de vie, tant humaines que non humaines

 

* A lire aussi sur Nonfiction :

- Le compte rendu de Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent, par Benjamin CARACO.