nonfiction.fr : Savez-vous s’il y a beaucoup d’hommes politiques, justement, qui vous lisent ? Qui puisent dans vos idées, etc. ?

Jean-Claude Casanova : Oui. Il y a beaucoup d’hommes politiques, de droite, du centre et de gauche.


nonfiction.fr : Est-ce que vous avez des dialogues avec eux ? nonfiction.fr a récemment interviewé Emmanuelle Mignon, qui était chargée d’organiser la construction du programme de l’UMP. Elle raconte comment elle a mobilisé un certain nombre d’intellectuels, dans des conventions, dans des réunions, bien en amont de l’élection. Est-ce que des personnes politiques vous ont sollicité, qui ont occupé un peu les mêmes fonctions ?

Jean-Claude Casanova : Oui, Mignon et ses collaborateurs se sont trouvés à votre place, il y a deux ou trois ans. Beaucoup des gens qui écrivent dans Commentaire sont un peu comme moi, ils font un peu de politique ou sont proches de la politique.


nonfiction.fr : Vous êtes assez proche de François Bayrou.

Jean-Claude Casanova : Je connais Bayrou depuis plus de trente ans, depuis qu’il avait rejoint Lecanuet. Mais Lecanuet était au cabinet de Malraux- dont Aron était le directeur de cabinet. Donc, quelle était votre question de départ ? Le rapport à la politique ?


nonfiction.fr : Oui, êtes-vous sollicités ?

Jean-Claude Casanova : En tant que revue ?


nonfiction.fr : en tant que revue, ou des personnes, en tant que lieu de production, de laboratoire d’idées… est-ce que des hommes politiques vous contactent suite à un article en vous disant "j’aimerais en savoir plus, discuter avec vous" ?

Jean-Claude Casanova : On a des hommes politiques qui souhaitent écrire chez nous. Nous ne les prenons pas toujours, parce que c’est souvent de l’autopromotion. Je suis agacé par la production d’un homme politique qui fait écrire. On essaie de faire attention à ça, on n’y arrive peut-être pas toujours… De temps en temps on sollicite des hommes politiques compétents en leur demandant un papier, on est parfois contents, on est parfois déçus. Dans le numéro sur le centrisme auquel vous faites allusion, j’avais le texte de Bourlanges, mais je souhaitais publier en même temps le point de vue de Bayrou, qu’il a écrit pour nous. Et je souhaitais un texte sur le Parti socialiste, fait par un socialiste, j’ai eu l’article - de Grunberg – avec un peu de retard, qui donc n’a paru qu’après. J’aurai, pour le prochain numéro, un article de Balladur sur la constitution, j’ai publié des textes de Barre, de Delors, de Devedjian, de Fabius, de Giscard d’Estaing, que je crois tous intéressants et personnels.


nonfiction.fr : Un texte de Devedjian, sur la décentralisation.

Jean-Claude Casanova : Sur la décentralisation, oui. Je connais Devedjian depuis toujours, il pense sincèrement et personnellement sur la décentralisation et je suis content d’avoir publié ce texte. Il y a des socialistes dont j’aimerais bien publier les articles, et c’est aussi vrai pour des hommes de droite, véritablement de droite, pas seulement des modérés. Je ne voudrais pas que nous soyons enfermés politiquement. Je voudrais que la revue soit ouverte, évidemment, aux familles de pensée qui acceptent certaines formes de libéralisme et qui dialoguent avec lui si vous préférez. Parmi les socialistes d’aujourd’hui certains ont écrit chez nous : Strauss-Kahn et Fabius par exemple ; Valls lit la revue, beaucoup de socialistes aussi, beaucoup de centristes, et beaucoup d’UMP. Les nationalistes "purs" doivent être agacés, même si nous connaissons Maurras et de Gaulle autant qu’eux, et les socialistes de gauche, style Mélanchon, doivent être agacés aussi ; mais je ne suis pas sûr qu’ils nous lisent. Cependant, on est souvent lu par des hommes qui ne partagent pas vos idées. Pour ma part, j’ai toujours lu les revues avec lesquelles j’étais en opposition fondamentale. Je lis les Temps modernes depuis toujours et je n’ai jamais eu la moindre chose en commun avec eux, du moins jusqu’à Lanzman que j’aime bien et qui dirige une revue plus raisonnable en politique qu’au temps de Sartre.

La revue, le genre de la revue, à mon sens, n’appelle pas le militantisme mais la réflexion, la conversation, la méditation. Il faut lire des revues, à condition qu’elles soient suffisamment riches pour intéresser le lecteur, pour éveiller sa curiosité. J’ai toujours pensé que les lecteurs de revues étaient libéraux par nature, qu’ils voulaient connaitre les différents points de vue, les opinions des autres. Une revue doit pouvoir être lue par quelqu’un qui a des opinions fondamentalement différentes de celle du directeur de cette revue. J’ai souvent rencontré un dirigeant de la CGT, une personnalité forte, qu’un cancer foudroyant a malheureusement fait disparaitre. Il était membre du Conseil économique. Il me disait : "moi, je lis Commentaire". Ce n’était pas pour me complimenter. J’ai souvent bavardé avec lui. C’était un personnage attachant et curieux, d’ailleurs : un ancien officier, un ancien catholique, saint-cyrien d’origine modeste, ancien enfant de troupes, qui était entré au parti communiste en 1948 ou 1949, en rentrant d’Indochine, et qui était resté à la CGT. J’ai bien vu qu’il lisait Commentaire pour savoir ce que des gens comme nous pensions. Il m’a confié discrètement qu’il était devenu partisan de l’Europe unie, mais qu’ancien officier catholique il avait trouvé son salut dans le service des salariés militants de la CGT. Je ne dispose pas d’enquête sur les opinions de nos lecteurs. Je pense que nous sommes lus par des gens qui ne partagent pas forcément nos opinions, ce qu’étaient les opinions d’Aron, ou ce que sont les opinions, aujourd’hui, de Nicolas Baverez, d’Alain Besançon, de Jean-Louis Bourlanges, de Marc Fumaroli , de Pierre Manent ou de moi-même, pour ne citer que des animateurs de notre revue ou que des amis proches.


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>> La version écrite de l'entretien est en onze parties :