nonfiction.fr : on va aborder maintenant la situation de Commentaire dans le paysage intellectuel français, et même au-delà des frontières de la France …

Jean-Claude Casanova : La conversation nous fait bifurquer. Vous m’avez demandé au début : qu’est-ce qui distingue une revue ? La presse ne peut pas fournir ce que nous proposons. La page du Monde, c’est environ 10 000 signes, or nous proposons des articles plus longs, entre 25 000 et 50 000 signes. D’autre part, on ne trouve pas en France, de magazines à haut niveau intellectuel comme ceux qui existent depuis longtemps dans le monde anglo-américain, style la New York Review of Books, New Republic, The Atlantic Monthly aux États-Unis, ou Spectator en Angleterre, ou le TLS [Times Literary Supplement, ndlr]. Cela n’existe pas en France. En France, la presse telle qu’elle est ne peut pas satisfaire un certain type de réflexion, de littérature intellectuelle.

Et en même temps, le livre ne me paraît pas un produit adapté à la réflexion politique et critique. Il y a moins d’idées qu’il n’y a de livres. Je dis toujours aux auteurs : "faites un bon article dans Commentaire, vous serez beaucoup plus lus qu’avec un livre". Parce que, pratiquement, avec un livre sur les questions politiques, ou un essai, ou en philosophie politique, etc., vous atteindrez  1 500 lecteurs, avec un succès vous parviendrez à 3 000, à 5000 c’est un "tabac". Le triomphe au-delà. En publiant un article dans une bonne revue, je vous garantie  au moins 6 000 à 7 000 lecteurs. Bien plus si on tient compte des coefficients de lecture par numéro. Vous rencontrerez des gens qui auront lu votre papier, etc. La revue offre aux auteurs un vrai public, et aux lecteurs un vrai produit. Je crois. Mais peut-être suis-je influencé par le fait que je suis, depuis toujours, un lecteur assidu et fervent de revues.


nonfiction.fr : Comment vous situez-vous par rapport à Esprit ou au Débat, par exemple ?

Jean-Claude Casanova : Nous sommes assez proches, avec des singularités. Il n’y a guère de différences idéologiques. Les connotations tiennent aux lecteurs, à la tradition de chacune, à la personnalité de leurs dirigeants. Peut-être sommes-nous plus engagés que Le Débat et moins qu’Esprit. Le Débat est plus universitaire et plus "intellectuel" que nous. Nous plus internationaux et plus politiques. Esprit dispose d’une palette intérieure plus large que nous, traite de sujets que nous abordons peu. Il est mensuel et nous trimestriel, Esprit est plus intéressé que nous par les questions de société, les questions urbaines par exemple. C’est un mensuel qui publie des numéros spéciaux. Voilà les différences avec Esprit. Nous nous lisons réciproquement et, je crois que c’est sincère, nous nous aimons bien. Mais il faut leur demander.

Le Débat c’est un peu la même chose, la revue est liée à la personnalité de Nora et de Gauchet, qui en sont les deux animateurs. Leur revue est insérée chez Gallimard, Si nous étions dans une situation équivalente notre vie serait plus paisible, nous serions plus tranquilles, mais bon, pour des raisons historiques, ce n’est pas le cas, et nous bénéficions d’autres avantages. Nous sommes différents. Ils sont peut-être plus intéressés par les intellectuels français et par les problèmes de l’intelligentsia universitaire, que nous. Nous sommes plus proches de la politique active et plus internationaux. Il y a ces différences, mais nous sommes proches par le contenu, souvent d’ailleurs avec des auteurs qui écrivent dans les trois revues. Ces revues différent dans la proximité. Souvent nous sommes cités ensemble, et il est certain que nous avons des lecteurs communs.


nonfiction.fr : Souvent il y a des personnes qui sont dans plusieurs comités de rédaction, qui sont chez Esprit également par exemple.

Jean-Claude Casanova : Oui. Par exemple Philippe Raynaud, qui est chez nous et a toujours été à Esprit et a écrit dans Le Débat. Hassner, mon ami le plus ancien, écrit souvent dans Esprit. Nous n’avons aucune objection à la double, voire la triple ou la quadruple appartenance.


nonfiction.fr : Est-ce que vous seriez d’accord pour dire que Commentaire est un peu le pendant de droite d’Esprit ? C’est-à-dire un peu la droite modérée, le centre-droit ?

Jean-Claude Casanova : On peut le dire comme ça, je ne sais pas s’ils le ressentent ainsi, s’ils écriraient qu’ils sont de "centre gauche". Je sais que, personnellement mais pas la revue, je suis du "centre", je dirai même, "à la fois de droite et de gauche". Et que si l’on cherche le centre de gravité de Commentaire, la ligne de répartition des auteurs et des lecteurs, il est au centre droit. Mais un centre de gravité ne définit pas une revue. Pour les autres revues, demandez-leur. Je dirais que la différence tient plus à la tradition d’Esprit, qui est quand même une tradition spirituelle. Est-ce que leur lectorat est plus à gauche ? Sans doute, je ne sais pas comment ils votent. Comme vous savez je trouve simpliste et réductrice la distinction droite-gauche. De toute façon, puisque vous le dites, nous sommes perçus comme cela. Comme disait un philosophe : "nous sommes de part en part ce que nous sommes pour les autres". Est-ce vrai ? Est-ce sûr ? Quels autres ?


nonfiction.fr : Et, votre lectorat, vous le connaissez bien ? C’est beaucoup d’universitaires, de cadres ?

Jean-Claude Casanova : Il y a des étudiants, environ 20% selon nos enquêtes. Ce sont nécessairement des étudiants de droit, de Sciences Po, en économie, dans ces matières là. Beaucoup de cadres de la fonction publique et des entreprises, des professeurs, des magistrats, des professions libérales. Nous avons un public étranger. On s’en est rendu compte en parcourant nos listings. Nous sommes assez lus en Belgique, en Suisse, en Italie, là où il y a encore une élite qui lit le français, et je m’en réjouis parce que nous aimons ces pays. Et puis nous avons des abonnés aux États-Unis. Ce sont les bibliothèques des universités américaines et se sont aussi des Français qui vivent aux États-Unis. C’est-à-dire que pour les Français expatriés, la lecture d’une revue c’est une façon de garder une liaison directe avec son pays. Je suis moi-même abonné à toutes les revues savantes de Corse. Nous avons un public provincial, un public de professeurs et d’avocats ou de médecins ou de cadres. On le voit bien dans les réponses à notre concours de citations. Ce sont général des provinciaux qui trouvent, qui nous disent cette citation est de Madame de Staël, tirée de tel livre.


nonfiction.fr : Le concours de citation est une originalité parmi d’autres de Commentaire.

Jean-Claude Casanova : Ce n’est pas une originalité puisque Preuves faisait déjà cela et des revues d’avant la guerre. Hassner et moi avons, quand nous étions étudiants, gagnés le concours de citations de Preuves.


nonfiction.fr : Certes, mais aujourd’hui, le Débat ou Esprit ne font pas ça.

Jean-Claude Casanova : Non personne, je le regrette…


nonfiction.fr : Donc il y a un goût pour les citations chez Commentaire.

Jean-Claude Casanova : Oui, tout à fait.


nonfiction.fr : Sur la quatrième de couverture il y a toujours une citation.

Jean-Claude Casanova : Oui il y a toujours une citation, absolument.


nonfiction.fr : Et il y a toujours au moins une dizaine de citations qui émaillent un peu le numéro.

Jean-Claude Casanova : Toujours, c’est une caractéristique de la revue. Les lecteurs n’ont jamais protesté. Il y a même des citations que nous avons popularisé, puisque, cette citation de Bossuet : "Dieu se moque de ceux qui se plaignent tous les jours des effets dont ils sont les causes", nous l’avons publiée trois ou quatre fois depuis notre premier numéro, sans donner la référence et, de temps en temps, nous lisons des hommes politiques qui citent ce texte de Bossuet, ce qui prouve qu’ils lisent Bossuet ou Commentaire. En bref : nous aimons lire, nous aimons citer. Souvent par admiration. Parfois par dérision.


>> Voir les extraits vidéos.

>> La version écrite de l'entretien est en onze parties :