nonfiction.fr : Il y a deux ingrédients qui ont constitué le ciment initial de Commentaire : le premier, c’est la figure de Raymond Aron, incontestablement, le deuxième c’est l’anticommunisme. Comment la revue peut survivre à ces deux éléments ? Finalement, qu’est-ce qui est le ciment nouveau de Commentaire ? Est-ce la fidélité à l’aronisme, si tant est qu’on puisse définir l’aronisme ? Est-ce le libéralisme ? Quel est l’élément agrégateur, si vous voulez, de toutes les plumes que vous avez réunies ?

Jean-Claude Casanova : Vous avez raison de poser la question comme ça, d’ailleurs nous nous sommes posé ces questions. Nous nous sommes réunis après la mort d’Aron, une très longue séance : "on continue, on ne continue pas ?" Et on a décidé de continuer. Et le communisme était encore présent. On s’est réuni après la fin du communisme, et on a dit : "on continue, on ne continue pas ?" Et on a décidé de continuer. Alors … pourquoi avons-nous continué ? Il y a certainement le fait que ceux d’entre nous qui travaillent à la revue, pour la revue, éprouvent des satisfactions à le faire. Nous n’avons pas besoin matériellement de la revue, mais … moi j’aime faire ce métier, il correspond à mes défauts, c’est-à-dire à avoir une curiosité trop large. Besançon aime écrire et publier, il a envie d’étudier le protestantisme, il aime disposer d’une revue dans laquelle il publiera son article sur le protestantisme sans aller demander quoi que ce soit à qui que ce soit. Beaucoup de nos auteurs sont comme ainsi : c’est agréable pour un auteur de savoir qu’en tout état de cause il sera publié et lu par un public qui n’est pas négligeable. Ces sentiments légitimes nous ont conduits à continuer.

Si on recherche le ciment intellectuel, sans que ce soit seulement une fidélité personnelle à Aron, présente dans la revue, parce que, nous tous, à des degrés divers, même Baverez, qui n’a pas connu physiquement Aron…


nonfiction.fr : Qui est son biographe …

Jean-Claude Casanova : … qui a été son biographe. Quand Baverez était à l’École normale supérieure, il m’a donné, par l’intermédiaire de son oncle Revel… Il n’avait jamais rencontré Aron, il a écrit un article sur "Aron et le père Fessard" - il n’avait jamais non plus rencontré le père jésuite Fessard. J’ai été très impressionné par cet article et je l’ai dit à Revel.


nonfiction.fr : Jean-François ?

Jean-Claude Casanova : Jean François Revel, oui. J’ai été très impressionné par la qualité de l’article. J’avais très bien connu et lu Aron pendant 33 ans et j’avais bien connu le père Fessard. J’ai été impressionné par la qualité de l’article. Quelqu’un qui n’a pas connu ces deux personnes, qui est très jeune, simplement par la lecture et la réflexion, s’en sentait proche et élucidait parfaitement leur relation intellectuelle. Et donc Baverez s’est agrégé, à nous, si j’ose dire.

Notre fidélité est plus une fidélité à la tradition intellectuelle à laquelle appartient Aron qu’à Aron lui-même, exception faite des amis proches et des parents d’Aron qui sont avec nous. La relation à la personne est forte pour ceux d’entre nous qui ont été proches d’Aron, comme moi et plusieurs autres, comme Dominique Schnapper, qui est la fille d’Aron. Mais en même temps, aussi à la tradition intellectuelle à laquelle appartenait Aron, qui encore une fois se plonge dans la tradition universitaire française et dans la tradition libérale française. D’une certaine façon, nous sommes une revue d’universitaires, nous aimons l’idée d’université, elle nous conduit. Il y a certes beaucoup de non-professeurs parmi nous, de laïcs si les professeurs sont les clercs …


nonfiction.fr : d’universitaires …

Jean-Claude Casanova : Des universitaires, comme vous voudrez. D’ailleurs les maîtres d’Aron sont présents : vous remarquerez les citations d’Alain, d’Elie Halévy, de Léon Brunschvicg, on peut remonter plus loin. Vous savez qu’Aron était parfois agacé par Sartre qui disait d’Aron, avec condescendance : "Aron est admiratif", et je me souviens d’une conversation avec Aron, où il m’a dit : "oui, c’est vrai, je suis admiratif et Sartre n’est pas admiratif". Sartre visait l’inquiétude d’Aron sur lui-même, sa modestie. L’assurance de Sartre qui se voyait comme l’égal de Hegel ou de Descartes, comme Heidegger se voit aux cotés de Platon ou de Nietzsche. Comme chez Aron à Commentaire, la pente est assez admirative. Nous sommes intellectuellement traditionnels. Bloom l’était, comme Hassner d’une certaine façon, Besançon aussi, Pierre Manent aussi, incontestablement Fumaroli et Philippe Raynaud le sont … c’est pour cela que les auteurs classiques, nos seuls vrais maitres, sont si présents chez nous. Nous avons le sentiment que la tradition intellectuelle est là, que nous avons comme tâche de la transmettre et de la faire admirer.


nonfiction.fr : Outre la référence à Aron, qui est quand même un ciment important, notamment à la naissance de la revue, vous revendiquez une appartenance à une tradition intellectuelle, que d’ailleurs nous évoquions tout à l’heure : les grands penseurs libéraux. Il y a donc cette importance de la tradition. Et les gens qui au départ gravitaient autour de la revue Commentaire étaient principalement des gens qui fréquentaient le séminaire d’Aron, qui étaient proches d’Aron, et on a envie de demander : qu’en est-il maintenant ? Est-ce qu’il y a des hauts lieux de recrutements ? De nouvelles plumes ? Un renouvellement générationnel ?

Jean-Claude Casanova : Il y a la tradition libérale française dont j’ai déjà parlé et puis il y a tous ceux qui nous ont rejoints, qui ne se mettent pas au même niveau que les figures tutélaires, mais qui s’en inspirent. Oui ! Il y a au moins deux générations. Je ne vais pas faire l’appel ni dresser un tableau ; attendez, je suis en train de regarder…


nonfiction.fr : Finalement, où trouve-t-on aujourd’hui cette affiliation ? Est-ce qu’il y a un équivalent du séminaire d’Aron ?

Jean-Claude Casanova : L’égal d’Aron n’existe pas. Non, pas à ma connaissance.


nonfiction.fr : Comme lieu, si vous voulez, de rencontre …

Jean-Claude Casanova : Oui, il y a beaucoup de nos jeunes écrivains qui suivent le séminaire de Pierre Manent, qui ont suivi ceux d’Hassner, de Besançon, de Bloom, de Dominique Schnapper.


nonfiction.fr : À l’EHESS.

Jean-Claude Casanova : À l’École des hautes études, oui. Il y a des élèves de Manent, du centre Aron, des élèves de Besançon. Nous avons des écrivains très jeunes. Dans le dernier numéro, on trouve un élève de l’École normale supérieure en train de préparer son mémoire de maitrise. Il a écrit un article sur Proust, qui a plu à Fumaroli. Il doit avoir vingt ans. Donc il y a 50 ans de différence d’âge entre les différents collaborateurs de Commentaire.


nonfiction.fr : Quels sont les noms prometteurs d’après vous ?

Jean-Claude Casanova : Il ne faut flatter ni vexer personne. Il faudrait calculer l’âge moyen du comité de rédaction, voir comment il évolue, le renouveler, y faire rentrer de plus jeunes.

La difficulté pour une revue, le défaut que risque une revue : c’est l’imitation. Si je voulais remplir la revue d’articles sur Tocqueville, je n’aurais aucune difficulté. Pourquoi ? Parce qu’avec l’Internet, la facilité aujourd’hui d’écriture, la diffusion de l’éducation, etc. toute personne qui s’intéresse à Tocqueville et qui rédige un article sur Tocqueville, nous l’envoie. Vous êtes Français, Belge, Canadien, ou même Américain, vous vous intéressez à Tocqueville, spontanément – ou à Aron – vous écrivez et vous envoyez votre article. Donc j’ai haut comme ça d’articles sur ces auteurs … et j’ai compris en voyant ce phénomène, comment les revues peuvent mourir. Il suffirait, par automatisme, de dire : "voilà un article sur Tocqueville, donc nous le publions, un article sur Aron, de même". Il y a des gens indignés parce que je ne publie par leur article sur Aron. Nous publions un article par an sur Aron.


nonfiction.fr : Dans le dernier numéro de l’année, à chaque fois.

Jean-Claude Casanova : Ou un texte d’Aron. C’est notre piété naturelle. La commémoration admirative est souhaitable, pas l’imitation répétitive. Mais, si on ne se gardait pas, on voit très bien ce qui se produirait : les gens qui sont pas contents de telle politique, ceux qui admirent telle autre, nous aiment trop. Nous recevons à en regorger des articles proches, voisins, similaires de ceux que nous avons publiés. J’ai haut comme ça d’articles pro-israéliens ou pro-européens, sur Tocqueville ou l’enseignement du français. Donc il faut sans arrêt endiguer la marée des articles qui viennent à vous par imitation. Cédez et, à ce moment là, vous vous fossilisez.


nonfiction.fr : Ils suivent les effets de mode ?

Jean-Claude Casanova : Non ils viennent vers vous parce qu’ils se disent : "ils ont déjà publié sur Tocqueville, donc je viens chez eux", "ils ont été pro-Israël donc je vais dire mon indignation sur le terrorisme arabe". Vous savez, j’admire et je m’inspire d’une formule de Péguy : il faut, à chaque livraison de la revue, mécontenter un lecteur sur quatre, mais pas toujours le même . Sinon je suis sûr que c’est la mort. Enfin, je verrai que la revue est morte le jour où je sentirai que nous nous laissons envahir par nos imitateurs.


nonfiction.fr : Pour poursuivre le jeu des citations, il y a Clemenceau qui disait que pour prendre une décision il faut être en nombre impair et que trois c’est déjà trop. Qui prend la décision de publier les articles ?

Jean-Claude Casanova : C’est le directeur qui prend les décisions, mais en s’imposant des règles. Par exemple : je ne refuse pas un article d’un membre du comité de rédaction.


nonfiction.fr : Est-ce que certains articles ont suscité, avant ou après publication, des tensions vives entre les personnes proches de la revue ?

Jean-Claude Casanova : Oui.


nonfiction.fr : Est-ce que vous avez des souvenirs de certains articles ?

Jean-Claude Casanova : Par exemple l’article d’un historien anglais sur le Quai d’Orsay et Israël.


nonfiction.fr : David Pryces-Jones.

Jean-Claude Casanova : Pryces-Jones, oui. Il a indigné des lecteurs, des diplomates, il y a eu une réponse, de Maurice Vaïsse. Tout directeur de revue est favorable à un article un peu provoquant, parce qu’il est probable qu’on en parlera davantage et parce que le "politiquement correct" devient accablant en France. Mais je me suis efforcé de donner la parole immédiatement au contradicteur, Ce qui est, je crois, de l’intérêt et du devoir de la revue.


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