Treize livres qui ont particulièrement retenu l'attention de la rédaction de Nonfiction en 2017.

Tous les espoirs sont permis pour 2018 ! Parmi eux, celui que la nouvelle année ne nous fasse pas oublier ce que la précédente nous a donné de mieux, de plus stimulant, de plus marquant à lire. Pariant sur l'hypothèse que les livres ont plus à nous apporter qu'une actualité en perpétuel renouvellement, et comme nous l'avions fait en 2016, Nonfiction vous propose un retour sur certains livres qui resteront dans nos annales de 2017.

 

 

Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d'agir)

Par Jean Bastien

L’ouvrage, paru juste avant l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République, fournit une grille d’analyse qui cherche à articuler attentes sociales et offres politiques. Plutôt sceptique face à la possibilité d’une offre qui rompe avec le clivage gauche/droite de réussir à s’attirer le soutien durable d’une majorité d’électeurs, d’où son titre, il n’en montre pas moins les difficultés auxquelles se heurtent les différentes alternatives envisageables. Court et percutant, facile à lire et bien écrit, c’est l’un des bons essais politiques de 2017, dont il se démarque en outre par l’originalité de son approche.

 

 

Aurélien Bellanger, Le Grand Paris (Gallimard)

Par Damien Augias

A travers la trajectoire individuelle d'un « conseiller du Prince », spécialiste du projet de construction du Grand Paris à partir de 2007, ce roman décrit une réalité très proche de la réalité politique et urbanistique de ces dix dernières années. Par sa perspective romanesque, à la fois drôle (la satire de la séquence politique est assez mordante) et spirituelle (la voie religieuse étant dans le récit un aboutissement du dessein de l'urbaniste), Aurélien Bellanger propose une vision très personnelle de l'urbanisme et, au-delà, de la volonté des hommes de bâtir des projets politiques qui les dépassent et témoignent de leur prétention infinie. Dans un style proche de Houellebecq, inspiration essentielle d'Aurélien Bellanger (voir, du même, Houellebecq, écrivain romantique, 2010), ce livre de fiction offre une analyse fine de la société actuelle telles que ses projets politiques la révèlent. Ceux-ci sont ancrés dans une réalité territoriale, l'Ile-de-France, dont les paysages parcourus à vélo (la Plaine de France, les aéroports, les villes nouvelles, le RER, les zones logistiques...) dessinent une histoire négligée par nos esthétiques de cartes postales.

 

 

Etienne Bimbenet, Le complexe des trois singes. Essai sur l'animalité humaine (Seuil)

Par Hicham-Stéphane Afeissa

Avec L’animal que je ne suis plus paru en 2011 chez Gallimard, et L’invention du réalisme publié en 2015 aux éditions du Cerf, Etienne Bimbenet, déjà bien connu pour ses travaux sur Merleau-Ponty, s’est imposé comme l’un des meilleurs philosophes de sa génération. Le Complexe des trois singes constitue à la fois sa contribution la plus marquante à la question animale dans la perspective de l’anthropologie philosophique renouvelée dont il s’est fait le champion, et la publication récente la plus intéressante sur ce sujet. Si la critique que l'on peut y lire du "pathocentrisme" des éthiques animales ne rend pas suffisamment justice à la richesse, à la complexité et à la diversité de ce courant de pensée, la proposition centrale qu'avance Etienne Bimbenet d’un "anthropocentrisme élargi", refusant le primat de la sensibilité sans renoncer pour autant à se réclamer d'une philosophie de la vie pensée "en première personne" , nous semble être des plus prometteuses pour l’élaboration d’une éthique de la différence animale.

 

 

Jacques-Olivier Boudon, Le plancher de Joachim. L'histoire retrouvée d'un village français (Belin)

Par Nicolas Charles

Le plancher de Joachim est un ouvrage inattendu. Par sa source tout d'abord : un menuisier qui décrit la vie de son village d'Embrun dans les Hautes-Alpes au début des années 1880 au dos des lames de plancher qu'il est en train de poser dans le château de Picomtal. Lors de la rénovation du lieu dans les années 2000, les écrits de Joachim Martin sont mis à jour. Pris à bras le corps par Jacques-Olivier Boudon, ils nous permettent de connaître la vie quotidienne de ce village à l'époque des débuts de la IIIème République. Vie privée, vie publique, croyances populaires, tout est raconté par le menuisier et analysé par l'historien. C'est un ouvrage saisissant qui happe littéralement le lecteur. Dans la droite ligne de ce qu'avait fait en 1998 Alain Corbin dans Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Jacques-Olivier Boudon fait revivre au lecteur la vie d'un illustre inconnu.

 

 

Angélica Gorodischer, Kalpa imperial (La Volte)

Par Florian Besson

Kalpa imperial, traduit et publié aux éditions La Volte, est un immense classique de la science-fiction, originellement publié en 1983 en Argentine et interdit à l'époque par la dictature. Le style extrêmement particulier de l'auteure est mis au service d'un récit puissamment suggestif, proche d'une chronique médiévale par sa densité narrative. Le monde inventé est extrêmement réaliste tout en restant fort peu décrit, l'aspect allusif renforçant la séduction qu'exerce le roman. Derrière l'histoire du « plus grand empire que la terre ait portée » se cache en outre une critique politique acide mais ambivalente, qui laisse le lecteur dans l'expectative.

 

 

Byung-Chul Han, La société de transparence (PUF)

Par Fanny Verrax

Le philosophe allemand d'origine coréenne Byung-Chul Han fait polémique depuis quelques années avec des textes courts et incisifs. En 2017, pour la première fois, une traduction française aux PUF signe la consécration de cet enfant terrible de la pensée allemande, avec la publication de La société de transparence. En 2016 déjà, la traduction de Psychopolitique: le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir proposait, dans une perspective foucaldienne, une critique acerbe des techniques de soi au service de l'entreprise, ainsi que de l'impératif de transparence qui aurait remplacé la norme de vérité. L'auteur approfondit cette dernière idée dans La société de transparence, ouvrage dans lequel il défend, contre la société de surveillance et contre l'idéal rousseauïste de transparence qu'il qualifie de tyrannique, la nécessité d'une intériorité. Un texte on ne peut plus pertinent dans le contexte des luttes anti-terroristes qui pose, souvent dans de mauvais termes, la question  de l'équilibre entre liberté et sécurité.

 

 

Siegfried Kracauer, Politique au jour le jour (Maison des Sciences de l'Homme)

Par Maryse Emel

Siegfried Kracauer promène son regard dans le Berlin de la République de Weimar. Politique au jour le jour est une balade photographique dont transpire un certain goût du détail. Déambulant au travers des événements banals de la vie quotidienne des Berlinois, ou abordant des questions de politique intérieure, il nous offre une vue panoramique entrecoupée d’arrêts sur images qui précisent la vision d’ensemble. Loin d'en rester à des conceptions générales, Kracauer tente de s'approcher au plus près de son sujet. « Il faut découvrir ces connaissances par l'analyse de faits exemplaires et de cas particuliers », écrit-il à propos de la presse et de l'opinion publique. Il poursuit un peu plus loin en parlant du « grand capital », qui est l’occasion de souligner le vide des mots. Dans l’ensemble, la critique de la généralité que livre Kracauer dans ces récits de la quotidienneté n'est pas le fait du hasard : dans ce choix d’écriture se loge un reproche adressé à la sociologie, qui est celui d'emprunter des mots sans vraiment en construire le sens. « Dépendance, masse, neutralité – ces concepts peuvent bien constituer des indices pour un premier repérage, mais ils ne prennent vie que si leur lumière transparaît derrière la réalité. » Il y a chez cet auteur une façon de dire le monde de l’ordinaire . Ces « feuilletons » mettent en valeur la colère rentrée des employés, cherchant à se réfugier dans une nature devenue artificielle et dans la nostalgie du passé. Ces nouveaux mythes forment le terreau de ce que Kracauer ne pouvait prévoir à la date où il écrivait.

 

 

Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme (La Découverte)

Par Benjamin Caraco

A partir de l’histoire du matsutake, l’équivalent de la truffe pour les Japonais, l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing délaisse la recherche d’une alternative au capitalisme pour se pencher sur les conditions de survie dans ses décombres. La mise à jour des circuits économiques, sociaux et culturels gravitant autour de ce champignon offre un récit complexe en prise avec de nombreux enjeux contemporains, nous invitant à réfléchir de façon subtile afin de pouvoir imaginer d’autres avenirs, des combats collectifs ou encore des ressources communes. Avec cet ouvrage, ce qui n'est pas la moindre des choses, Tsing livre aussi un vibrant plaidoyer pour l’art d’observer de l’anthropologue.

 

 

Hugues Micol, SCALP. La funèbre chevauchée de John Glanton et de ses compagnons de carnage (Futuropolis)

Par William Foix

SCALP réunit les deux qualités essentielles au neuvième art : un style graphique et une histoire. D’après un témoignage d’époque, les confessions écrites de Samuel Chamberlain, « un compagnon de carnage », l’auteur retrace le parcours de John Glanton, sombre héros de l’histoire texane. De la guerre d’indépendance du Texas à la folie sanguinaire, une bande de tueurs payée au scalp dérive toujours plus à l’ouest. Hugues Micol s’affranchit des formes habituelles du récit : les cases ont disparu. L’absence de décor sublime la narration graphique. Cette esthétisation absolue au format 24x33, la marque graphique d’un auteur mature, suffit à la compréhension. Plusieurs pleines pages expressionnistes très fouillées atténuent la cruauté du propos et rappellent, à l’évocation de ce monstrueux héros texan, un pari éditorial réussi.


 

Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ? Conversation avec Eric Hazan (La Fabrique)

Par Christian Ruby

Entre les regards crépusculaires portés sur l’époque et les propos d’aventuriers, il est possible de dégager un espace de pensée et d’action qui donne lieu à émancipation ou à enthousiasme pour le contemporain. Jacques Rancière choisit la première option. Son efficacité réside dans le fait qu’elle ne relève pas d’une posture de spectateur. Rancière ajuste son regard sur le temps à une autre aune que celle de soi-disant signes d’histoire. À l’encontre d’Immanuel Kant (et sans doute d’Italo Calvino), il affirme que de tels signes n’existent pas. En revanche, des processus de subjectivation sont possibles, qui consistent à ouvrir des espaces politiques en reconstruisant des raisonnements remettant en cause les logiques de l’identité, du statu quo et d’une vérité cachée derrière les apparences. Apprenons à intensifier l’expérience présente d’une autre manière d’être, de faire et de penser ! Telle est la leçon de Rancière.

 

 

Jean-Luc Robert, Ma vérité sur l'autisme (indépendant)

Par Elen Le Mée

Dans Ma vérité sur l'autisme, le psychologue Jean-Luc Robert a le courage de parler de ce qui se passe en institution de soin pour enfant dits atteints de troubles du spectre autistique. Il révèle que la prise en charge de ces enfants différents est très éloignée de ce que nous font miroiter les médias. Elle demeure d'une extrême difficulté et nécessiterait la mise en place de moyens bien plus étendus, notamment en termes de formation, d'encadrement et de sélection du personnel soignant, éducatif et encadrant. En 2018, un entretien entre Jean-Luc Robert et Alain Gillis, pédopsychiatre, reviendra sur les problèmes spécifiques liés à la prise en charge de ces enfants.

 

 

Yan Thomas, La mort du père. Sur le crime de parricide à Rome (Albin Michel)

Par Pierre-Henri Ortiz

La réunion des articles dont Yan Thomas, décédé prématurément, n’a pas pu faire un livre forme un ouvrage hors du commun. Œuvre d’un juriste, préfacée par un anthropologue (Maurice Godelier), ses textes plongent au cœur de l’élaboration intellectuelle la plus caractéristique du monde romain : le droit. De cette immersion, Yan Thomas rapporte l’originalité mésestimée d’un modèle culturel et politique dont on peine encore à mesurer l’héritage. Un modèle où la sphère politique ne se sépare pas de la sphère familiale en la dépassant (comme à Athènes), mais où la famille projette ses structures dans celles de la cité. Où la figure du souverain prend finalement les traits d’une fonction paternelle élargie. Où sur le plan politique, l’idéal de participation le cède, au mieux, aux impératifs du devoir familial (dont l'éducation et le soin sont des éléments prépondérants). A titre posthume, le regretté Yan Thomas découvre ainsi une branche inattendue dans la généalogie de l'Etat hobbesien et donne du grain à moudre à toute période de torpeur démocratique.

 

 

Stéphane Tonnelat et William Kornblum, International Express: New Yorkers on the 7 Train (Columbia University Press)

Par Lionel Francou

À New York, souvent présentée comme le haut lieu du cosmopolitisme, la ligne 7 du métro, surnommée l’« International Express », traverse le Queens et ses quartiers attachés à de nombreux groupes ethniques et sociaux. Les sociologues Stéphane Tonnelat et William Kornblum mettent en évidence les compétences développées par les individus dans ces situations de coprésence dont ils font l'expérience quotidienne et qui constituent une routine. Leur ethnographie, augmentée de carnets de terrain tenus par des étudiants au gré de leurs déplacements, éclaire ainsi les (in)civilités et les ordres sociaux, l’influence spécifique du genre et de l’âge, mais aussi la relation à l’altérité, dans cet environnement où se forme une « communauté de situation dans le déplacement » (situational community in transit). Le métro serait-il l’espace public par excellence, à New York comme ailleurs ?