De 1930 à 1933, le philosophe juif-allemand s'inspire de la photographie pour tirer le portrait d’une société basculant vers la catastrophe.

Siegfried Kracauer est né en 1889 à Francfort-sur-le-Main, dans une famille juive de petite classe moyenne. Etudiant en architecture, sociologie et philosophie, il obtient son doctorat en 1914 et travaille comme architecte avant d’être brièvement mobilisé dans l’armée pendant la Première guerre mondiale. En 1920, il devient journaliste pigiste et journaliste local à la Frankfurter Zeitung. Il a alors 31 ans. Durant ces années-là, il rédige aussi des critiques de cinéma, intéressé par les productions populaires où il trouve matière à la lecture de la société du temps qui se transforme à marche forcée. Cet intérêt pour le cinéma et la photographie n’est pas sans incidence sur sa façon de concevoir l'écriture. De l'architecture, il retiendra notamment l'importance de travailler à partir de matériaux, mais aussi de la photographie et des jeux de focale ou de mise en perspective. C'est ainsi en architecte travaillant sur la base de jeux de photographies qu'il écrit ses feuilletons rassemblés dans Politique au jour le jour, qui n’ont guère de rapport avec les romans feuilletons imagés qu’on retrouve dans les journaux de l’époque. Reprenant ce genre du « feuilleton » pour l’analyse du temps présent à Georg Simmel, il y dresse un panorama, au sens photographique du terme, de la société berlinoise de la République de Weimar, en trouvant dans cette manière d’écrire un moyen de ne pas recourir à une quelconque psychologie.

« Alors, qu’est-ce donc que le feuilleton ? Quand on lit sur le sujet, la question de l’absence de définition ressurgit sans cesse. J’en proposerai une : le feuilleton peut se définir en regard de son impact sur les lecteurs, de ce que j’appellerais "l’effet feuilleton". Imaginez un moment que vous lisez un court texte dans l’autobus. Peut-être ne le prenez-vous pas très au sérieux ; après tout, il ne traite que d’observations, de matérialité, de petites choses. Mais voilà que vous sortez de l’autobus et que vous vous surprenez à y penser toute la journée, que vous en voyez l’objet partout autour de vous, que vous commencez à en parler – de ce blouson d’aviateur, ou de ce poème de Kästner, ou de cet autre objet futile sur lequel vous venez de lire. »  

 

Le cinéma, une technique au service de l’ethnologie et la sociologie

Le choix du feuilleton répond d’abord à un enjeu de narration : telle qu’elle est placée au cœur des feuilletons, elle a une spécificité qui la distingue du simple reportage ou de la chronique. Par son moyen, Siegfried Kracauer établit une nouvelle méthode sociologique qui n'est pas sans avoir des liens étroits avec le cinéma. En 1929, il avait publié Les employés (qu’il qualifiait de « diagnostic » de la société) dans lequel il établissait qu'en voulant se rapprocher de la classe bourgeoise, la catégorie des employés (que l'on ne peut pas même qualifier de classe tant est floue la limite avec le prolétariat) se plaçait sans cesse à la limite de la paupérisation et traversait ainsi douloureusement la fin de la République de Weimar. La conséquence en était, selon lui, le rapprochement toujours plus marqué de cette catégorie des « employés » du national-socialisme. Or c'est dans le cinéma que Kracauer trouve la matière de cette réflexion. Il y voit bien plus qu'un divertissement : le témoignage d’une époque. « Pour vous, le cinéma est un spectacle. Pour moi, il est presque une conception du monde », écrivait le poète, acteur et scénariste Vladimir Maïakovski. De fait, c’est là que Kracauer puise certes la matière de sa réflexion, en s'attachant surtout aux procédés techniques propres au cinéma dans lesquels il trouve un moyen de repenser le discours de la sociologie.

En s'attachant à construire une écriture associant les « petits poèmes en prose » à l'essai sociologique, il transfère à la sociologie un ensemble de techniques cinématographiques   . Ces techniques font du récit analytique une représentation, où l’image occupe une place importante. Ce qui intéresse Kracauer, dans le fond, c'est ce que le cinéaste soviétique Dziga Vertov travaillera le plus : le montage du film. Le montage permet de sortir du temps de la ligne chronologique, ce qui, dans son application à l’écriture, confère à cette dernière le moyen de sortir du récit historicisé. Les personnages de Kracauer sont ainsi des constructions modélisées, qui donnent d’abord à comprendre le Berlin des années 30. Mais au-delà de ce contexte historique, c’est les mythes engendrés par une catégorie sociale (ici les employés) qui donnent à penser la société qui se déploie plus loin que l’horizon de son lieu d’origine. Dans le Hambourgeois Volant, Kracauer fait le récit d'un voyage de presse Berlin-Hambourg. Se succèdent différents plans qui, une fois montés ensemble, donnent à voir une ambiance « sinistre » mêlée à l’admiration sans bornes que manifestent, devant les prouesses techniques du train, ces amateurs de spectacles que sont les foules. Ces foules qui, dans le feuilleton, se transforment en masse, laquelle est aussi celle qui se distingue par un appel excessif à la moralité. Le fin mot est que la moralité, souvent, s’avère nuisible à la vie sociale : dans ce contexte de l’entre-deux-guerres, Kracauer prend l'exemple de la solitude, généralement réprouvée, qui pourtant atteint beaucoup d'employés   . La masse est présente dans tout l’ouvrage à la façon d'un écho, nous renvoyant de ce fait au cinéaste Vertov, créateur de la « théorie des intervalles » devant organiser, au moyen du montage, le lien entre des temps et des lieux séparés.

 

Dire en photographe

Siegfried Kracauer promène donc son regard dans le Berlin de la République de Weimar : à cet égard, Politique au jour le jour est aussi une balade photographique dont transpire un certain goût du détail. Déambulant au travers des événements banals de la vie quotidienne des Berlinois, ou abordant des questions de politique intérieure, il nous offre une vue panoramique entrecoupée d’arrêts sur images qui précisent la vision d’ensemble. Loin d'en rester à des conceptions générales, Kracauer tente de s'approcher au plus près de son sujet. « Il faut découvrir ces connaissances par l'analyse de faits exemplaires et de cas particuliers », écrit-il à propos de la presse et de l'opinion publique   . Il poursuit un peu plus loin en parlant du « grand capital », qui est l’occasion de souligner le vide des mots. Dans l’ensemble, la critique de la généralité que livre Kracauer dans ces récits de la quotidienneté n'est pas le fait du hasard : dans ce choix d’écriture se loge un reproche adressé à la sociologie, qui est celui d'emprunter des mots sans vraiment en construire le sens. « Dépendance, masse, neutralité – ces concepts peuvent bien constituer des indices pour un premier repérage, mais ils ne prennent vie que si leur lumière transparaît derrière la réalité. »  

A rebours de ces généralisations théoriques relativement impensées, les diverses techniques photographiques sont mises au service d’une narration en quête d'une nouvelle façon de dire, de raconter. Le récit est construit avec un objectif qui parfois s'arrête et grossit la focale sur un événement. À l'intérieur du texte ou dans le rapport des textes entre eux, un effet de focale pointe l'essentiel. Par exemple on peut lire, dans le texte intitulé « Sous la surface », la phrase suivante :

« J'ai seulement voulu dire par là que, malgré les carrosseries de luxe et les perspectives éclatantes qui s'offrent si vite au regards étrangers, cette misère n'est absolument pas invisible. Les signaux qu’elle envoie s'élèvent au contraire au-dessus de la surface lisse et miroitante tels les mâts des bateaux naufragés. »  

La photographie permet un jeu d'interprétations. Ouverte sur le hors-champ qui en dépasse le cadre, elle ne se limite pas à un seul sens, personne n'ayant par ailleurs assez de distance pour présager de ce qui se passera. Tout au plus y a-t-il des indices. Cela ne veut pas dire qu’en-dehors du cadre se déploie un flux impressionniste. Dans quelques passages de ces feuilletons, Kracauer livre quelques indications méthodologiques. Il faut se confronter de très près au matériau, ne pas partir de positions préétablies. Il ne s'agit pas de partir de visions du monde pour les forcer à rentrer dans le réel, mais de retrouver cette vision du monde à partir d’une compréhension de phénomènes concrets. Ainsi dans le texte « Lutte contre le maillot de bain », il écrit encore : « c'est donc en raison de leur vision du monde que Monsieur Koch et ses disciples déclarent la guerre au maillot de bain » . Dans l’Allemagne des années 20 et 30, la nudité effraie les partisans de l'ordre moral, mais le problème qu’elle soulève est plus profond. Elle ne fait, en réalité, que renforcer des oppositions et des paradoxes plus profonds. « En dévoilant leurs corps au regard des autres avec une conséquence toute philosophique, ils s'appauvrissent délibérément et ils se rendent à eux-mêmes plus difficile l'entrée dans certaines relations réelles qui réclament, entre autres, de la pudeur corporelle »   . Étonnant passage que celui-ci : par-delà la question de la moralité et du maillot de bain, se profile à l'horizon le questionnement du philosophe contemporain Giorgio Agamben sur notre nudité originaire. Derrière des propos apparemment anodins, se profilent des questions philosophiques qui hanteront l'Allemagne (et avec elle toute la modernité) après la seconde guerre mondiale.

 

Donner à voir une vision du monde

Aux visions du monde qui se déploient en son époque, Kracauer oppose sa propre vision : une vision qui demeure toutefois marxiste, comme l'écrira Walter Benjamin à propos des Employés : « l'auteur pense en marxiste ». Il voit la disparition de la classe moyenne et sa prolétarisation de fait, proche en cela de l'école de Francfort, en particulier de Theodor Adorno et d’Ernst Bloch. Cet angle le conduit à reprendre à son compte la question de la détermination de la « superstructure » par l'« infrastructure », élaborée par Marx. Mais Kracauer va plus loin dans ce matérialisme. Ainsi ces « feuilletons » mettent en valeur la colère rentrée des employés. Pour tenter d'y échapper, ces derniers cherchent à se réfugier dans une nature devenue artificielle et dans la nostalgie du passé. Ces nouveau mythes forment le terreau de ce que Kracauer ne pouvait prévoir à la date où il écrivait. Dans « Ainsi le dimanche matin », il écrit que ce jour, « la ville se vide précipitamment, comme dans un mouvement de panique ». On rejoint « de belles forêts et des lacs, ou brille le soleil plutôt que le feu rouge, où l’on n'est pas tourmenté par ses supérieurs mais tout au plus par les moustiques... » Mais une fois les promeneurs rentrés, « les lumières se mettent à rayonner follement et [...] tout le monde se précipite dans les lieux de divertissement pour se remettre de ce trop-plein de nature »   . Parlant des feux d'artifice, il écrit encore : « Seule la lune, un bon vieux quartier de lune, reste impassible devant les constellations flambant neuves qui fusent tout près d'elle. Des constellations multicolores comme une crème glacée qui grésillent et pétillent avec la violence d'une bouteille de limonade »   . Comme il l’exprime dans le titre, ce bonheur-là souffre d’être organisé. Plus gravement, une nostalgie regardant vers un passé militaire et triomphant fait surface à travers cette « musique militaire dont les rythmes entraînants illuminent aussi le public de l'intérieur »   , ou encore, dans les préoccupation de l'opinion publique allemande pour la construction de monuments aux morts tombés au cours de la première guerre mondiale.

 

Banalité du mal?

Paradoxalement, le nazisme n'apparaît pas central comme un élément central de ces feuilletons. Kracauer n'a pas pour intention principale d’en relater la diffusion. À cette époque, même s’il est journaliste, il refuse la séduction de l'immédiateté que lui livre l'actualité, et fait le portrait d'un pays qui met en place, de façon discrète dans la répétition du quotidien, une idéologie plus subrepticement partagée qui va conduire au nazisme. Finalement, ces articles ne sont pas des reportages, tant ils ne cèdent pas à la pression de ce qu’aujourd'hui on pourrait qualifier de choc des images, de fixation sur l'actualité. Il n’y a rien de spectaculaire dans la montée du nazisme : juste une banalité du quotidien sur lequel Kracauer accroche son regard. « Il est symptomatique de cette tension omniprésente que, même là, rien ne se passe, on doit s'attendre à chaque instant ce qu'il puisse se passer quelque chose »   écrit-il à propos de la manifestation du 1er mai 1930. On ne sent rien venir lorsque la catastrophe est pourtant imminente. Tout est à la mesure de ces drapeaux à propos desquels il écrit : « cela a commencé avec le drapeau à croix gammée, depuis quelques jours, ils ont faits leur apparition, sans bruit... » Ces drapeaux semblent ainsi avoir surgi en dissimulant leur intention, à la façon de ces pierres jetées qui visent peut-être une religion, mais que l'on ne voit jamais, écrit Kracauer le 13 octobre 1930. Trois ans plus tard, après l'incendie du Reichstag, il préférera partir de Berlin, d’abord à Paris : car en 1933 il n'y a plus de doute. En 1941, c'est à New York qu'il partira. Et de rajouter, toujours à propos des drapeaux : « en flottant, de manière sinistre, chacun d'eux présage un programme qui portera aux autres le coup de grâce et il révèle la colère dont sont remplis ces hommes qui, là-dessous, paraissent interagir en paix »   . L'atmosphère porte en elle un trouble que l'écriture tente de restituer à la façon des clichés pris sur le vif.

Le soir des élections, la rue était vide. Tout était en hypothermie, écrit Kracauer : « Ce qui est déconcertant chez eux, c’est leur silence obstiné »   .