Un essai d’anthropologie qui invite, grâce à son sens du récit, à repenser notre monde et ses mutations de manière nuancée.

Connaissez-vous le matsutake ? Ce champignon japonais joue un rôle social et symbolique important dans la culture nippone, supérieur à celui joué par la truffe en France, à laquelle il est parfois comparé. Au Japon, le matsutake est à la fois un cadeau apprécié et le sujet de poèmes. Avec Le Champignon de la fin du monde, l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing nous montre ce que celui-ci a, de surcroît, à nous apprendre sur le monde dans lequel nous vivons et sur ses probables futurs.

Dans son introduction au livre de Anna Tsing, la philosophe des sciences Isabelle Stengers souligne l’une des originalités de la réflexion de l’universitaire américaine : celle de dépasser l’alternative entre la fin du capitalisme et sa survivance   . Tsing s’intéresse d’ores et déjà aux ruines qu’il produit, non pas en tant qu’objets de contemplation mélancolique, mais afin de voir ce qui « discrètement, s’y trame. » Or dans ces décombres se nichent des matsutakes, dont la « double particularité » est qu’ils « trouvent dans les ruines la possibilité de vivre et de créer la possibilité pour d’autres vivants, y compris humains, de vivre. » Pour saisir les liaisons dont ces champignons sont à l’origine, il faut « apprendre à raconter des histoires amorales parce qu’à voix multiples, à conséquences en cascades, qui ne respectent pas la différence entre ce qui compte et ce qui peut être négligé, c’est peut-être apprendre à cultiver un type de savoir crucial s’il s’agit d’apprendre à vivre dans les ruines, là où tout idéalisme, tout attachement à des abstractions justifiant le pouvoir de « simplifier », l’économie de l’art d’observer mènent au désastre. »

 

Observer et rendre compte des enchevêtrements

Anna Tsing estime qu’il n’est plus possible de concevoir la Nature comme universelle, passive et mécanique. Au contraire, nous devrions être attentifs aux relations ayant cours en son sein, qu’elle appelle des « enchevêtrements interspécifiques ». Cette nouvelle attention exige une autre manière de raconter des histoires, apte à saisir les multiples dimensions de ces liaisons, naturelles mais également sociales et économiques. Pour donner corps à ce propos, Tsing propose une série de courts chapitres, accompagnés principalement de photographies de terrain. Des terrains, l’anthropologue en a arpenté plusieurs – de l’Amérique du Nord à l’Asie en passant par la Scandinavie – de 2004 à 2011. Elle a observé, s’est entretenue avec les acteurs gravitant autour des matsutakes : cueilleurs, acheteurs, chercheurs, agents forestiers, etc. Elle a travaillé avec les membres de son groupe de recherche collaboratif (les « matsutakes worlds »), a dialogué et été inspirée par les science studies féministes, les cultural studies, les sciences naturelles, et même le marxisme.

Partant du constat d’une précarisation généralisée de la vie sur Terre (par voie de réchauffement climatique, des conséquences néfastes de nos modèles économiques, etc.), Tsing nous invite à imaginer notre monde et son avenir sans la sécurité dont nous, principalement les Occidentaux, avons bénéficié jusqu’ici. Pour ce faire, les champignons éveillent notre curiosité, première étape de la construction d’une « survie collaborative dans des temps précaires. » La légende voudrait d’ailleurs qu’en 1945, après que la bombe atomique a dévasté Hiroshima, ce soit un champignon matsutake qui, le premier, ait refait surface. Double symbole : celui de l’arme atomique (et de son utilisation) qui fit prendre conscience à l’humanité de sa capacité à s’auto-détruire, brutalement avec le nucléaire, ou à petit feu via la dégradation des conditions vies liée à la pollution générée par l’activité humaine ; celui de ces surprenants champignons qui vivent dans des forêts dégradées par l’homme, tout en nourrissant d’autres organismes vivants…

A partir de cet exemple de résistance de la nature, Tsing n’en invite pas pour autant à conclure qu’il soit possible de détruire sans conséquence. Pour autant, le matsutake offre un exemple de survie collaborative : outre les animaux et végétaux qu’il fait subsister, le champignon fournit un gagne-pain à des populations pauvres. Plus généralement, en « suivant le commerce et l’écologie des mastutakes, ce livre aborde l’histoire des modes de vie et des environnements précaires. » Il nous fait pénétrer « au cœur d’un monde constitué de patchs, une mosaïque d’agencements ouverts enchevêtrant différentes manières de vivre, chacune déployant à son tour une autre mosaïque de rythmes temporels et d’arcs spatiaux. » Aussi Anna Tsing considère-t-elle « que seule la reconnaissance de la précarité actuelle comme condition répandue sur l’ensemble de la Terre peut nous permettre de caractériser ainsi qu’est la situation du monde. »

 

Un capitalisme sans progrès et de captation

Notre époque serait celle d’un « capitalisme sans le progrès », en mesure de capter la richesse produite par l’imprévisible qui surgit de ces patchs, parfois eux-mêmes issus d’écologies perturbées : autant de nouvelles formes d’aliénation pour Tsing. C’est donc l’histoire globale de ce champignon, appréciant les pins rouges, qu’elle nous raconte. A l’origine japonais, celui-ci disparaît progressivement du pays à la suite de la mise en place d’une gestion plus industrielle des forêts. Les Japonais en viennent alors à s’intéresser à d’autres endroits du monde où pousse ce champignon emblématique – comme en Oregon – et, surtout, à organiser des circuits commerciaux. Récemment, cette activité économique s’est doublée d’une entreprise écologique : des Japonais s’efforcent de récréer dans leurs bois les conditions propices au retour du matsutake.

L’histoire de ce champignon japonais amène Tsing à parler des conditions sociales des cueilleurs, de leurs parcours, de déforestation et de reboisement, de gestion rationnelle et scientifique des forêts, d’économie comme de biologie. Soucieuse de dépasser le seul cadre de l’économie du matsutake, elle offre des éclairages contextuels à la fois passionnants et glaçants. Elle revient ainsi sur l’histoire américano-japonaise de la chaîne d’approvisionnement qui a conduit à une déresponsabilisation généralisée via la logique de la sous-traitance. Elle rappelle finalement qu’à l’origine, Nike n’était que la branche américaine d’une compagnie japonaise et dont la réussite repose encore sur la combinaison d’un marketing réussi et d’une complète absence de considération pour la façon dont ses entreprises sous-traitantes produisent ses chaussures.

Le champignon de la fin du monde n’est que le premier volume d’un projet collectif autour du matsutake. Si le programme annoncé par Tsing paraît alléchant, il serait dommage d’en rester au même sujet et de ne pas envisager de nouveaux terrains où se retrouvent des ruines, des situations de précarité ou encore des chaînes d’interdépendance. Cette remarque ne vient en rien ternir l’entreprise de Tsing et de ses collègues, mais l’effet de surprise lié au champignon risque de ne plus jouer lors des prochains livres.

Tsing nous invite à réfléchir de façon complexe et subtile afin de pouvoir imaginer d’autres avenirs, des combats collectifs ou encore ce qu’elle appelle des « communs latents »   . Au passage, elle nous livre un vibrant plaidoyer pour l’art d’observer de l’anthropologue. Elle raconte à la fois une histoire, polyphonique et vivante – sur ce point, il faut saluer la réussite narrative de Tsing   – et parvient à l’articuler à des développements et à des avancées conceptuelles (à propos, par exemple, de la « scalabilité ») visant à repenser notre monde désormais façonné par une interdépendance globale. Une démonstration tout aussi belle qu’intelligente, appelée à devenir un modèle du genre