Professeur agrégé et docteur en philosophie, Philippe Granarolo a publié plusieurs ouvrages sur la philosophie nietzschéenne, dont L'individu éternel. L'expérience nietzschéenne de l'éternité (Vrin, 1993) et Nietzsche. Cinq scénarios pour le futur (Encre Marine, 2014). Offrant un regard philosophique sur l'actualité, il est une personnalité intellectuelle bien connue de l'agglomération toulonnaise, où il anime de nombreux débats et conférences. Avec Le manifeste des esprits libres, il vise à comprendre le sens des attentats djihadistes pour nos sociétés majoritairement éloignées des préoccupations religieuses.

 

Nonfiction : Inspiré par l’actualité des attentats djihadistes, mais puisant surtout ses références dans la philosophie nietzschéenne – dont vous êtes un spécialiste –, ainsi que chez Kant et les Lumières, votre dernier essai est avant tout, de notre point de vue, un éloge de l’indifférence aux religions (sinon de l’athéisme), dans un contexte où il devient de plus en plus difficile, selon vous, de faire entendre cette voix. « Fanatisme partout, religion nulle part » : est-ce selon vous une des réalités de notre monde actuel ?

Philippe Granarolo : En Europe, le fanatisme religieux n’avait cessé de reculer depuis trois siècles au moins. Les « guerres de religion », les massacres de la Saint-Barthélemy, l’affaire Callas, semblaient se situer à des années-lumière derrière nous. Il nous arrive d’oublier qu’un autre fanatisme avait pris le relais au XXe siècle : le fanatisme idéologique, nazisme et communisme ayant ensanglanté le siècle dernier. Mais avec la chute du Mur de Berlin, nombre de nos penseurs avaient réentonné l’hymne cher aux philosophes du XIXe siècle (Marx et Nietzsche en particulier) prophétisant la venue d’un monde sans religion, d’une humanité entrant enfin dans l’âge adulte, dans ce que Kant dénommait avec bonheur la « majorité » de l’être humain.

Il faut peut-être rendre hommage sur ce plan aux islamistes d’avoir contribué à faire apparaître comme précipitée cette reprise naïve de l’espérance de Marx et de Nietzsche. Mon essai s’efforce de naviguer entre deux écueils : celui de l’optimisme béat des rationalistes invétérés, et celui du pessimisme suicidaire des déclinologues. Le Manifeste des esprits libres n’est pas un énième essai sur l’islamisme, mais une perspective philosophique originale sur les dérives des intégrismes religieux. C’est une apologie de la liberté de penser.

Je prends en particulier le contrepied des penseurs qui clament la « revanche de Dieu ». Dans des styles et avec des cadres conceptuels très différents, Philippe Murray, Rémi Brague, ou Robert Redeker (pour ne citer que quelques membres de cette grande famille) se rejoignent pour annoncer l’effondrement inéluctable d’une civilisation qui a cru naïvement pouvoir se développer en dehors des croyances, qui a cru orgueilleusement qu’un monde sans Dieu était possible. L’une des origines de mon essai est un mouvement d’humeur contre ces discours largement repris par les médias.

L’une des erreurs majeures d’interprétation des attentats djihadistes consiste selon vous à renforcer la vision naïve d’un « choc des civilisations » (titre du livre de Samuel Huntington, traduit en France en 1996), concourant ainsi à créer une prophétie autoréalisatrice. Or, plutôt qu’une guerre des civilisations – l’expression avait été maladroitement utilisée par le Premier ministre Manuel Valls en 2015 –, ce que révèle le terrorisme islamiste est avant tout l’urgence de la lutte contre une forme de barbarie. Comment expliquez-vous que les intentions initiales des fanatiques aient à ce point fini par pénétrer nos esprits, pourtant largement sécularisés et majoritairement distants vis-à-vis des seules préoccupations religieuses ?

Que les intentions des fanatiques aient « pénétré nos esprits », c’est en effet indiscutable. Le fanatisme, comme le remarquait le regretté André Glucksmann, que je cite à deux reprises dans mon essai, a pour effet de nous « sidérer ». Parce qu’il met un terme brutal à l’absence de violence à laquelle nous nous étions habitués, les attentats commis par les djihadistes nous « sidèrent », nous « tétanisent ». Ils nous sidèrent avec la complicité des médias, car un attentat ne peut bien entendu nous terroriser que s’il est amplifié par la caisse de résonance médiatique. Il appartient donc aux intellectuels de nous arracher à cet état de tétanisation.

Le propre de nos médias est de nous installer dans une échelle de temps compressée. Nietzsche fut le premier au XIXe siècle à dénoncer les journalistes pour cet effet pervers dont on ne peut cependant les rendre entièrement responsables, car en s’installant dans une autre échelle temporelle le journalisme disparaîtrait en tant que tel. Nietzsche dénommait cette faute, qu’il repérait chez tous les intellectuels de son époque, le « péché originel des philosophes ».

Pour sortir de la sidération, il n’est qu’une voie : celle qui nous installe à une autre échelle temporelle, celle qui nous permet de raisonner à l’échelle des millénaires. C’est en disciple de Nietzsche que j’ai peu à peu appris à situer mes réflexions à cette échelle temporelle, et c’est à cette échelle que sont conduites toutes les analyses du Manifeste des esprits libres.

A la différence d’un Emmanuel Todd, qui dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse avait considéré que les marches républicaines du 11 janvier 2015 en France avaient révélé une forme d’« islamophobie inhérente à un catholicisme zombie » – selon ses termes –, vous ne croyez pas que la population française dans son immense majorité soit prête à rejeter les 5 à 6 millions de leurs ressortissants d’origine musulmane et à les considérer comme des terroristes en puissance, comme certains discours politiques peuvent d’ailleurs le laisser entendre. Contre cette vision de « guerre civile » plus ou moins larvée ou d’« état de nature hobbesien », vous jugez que les vrais « pacificateurs » de la société française doivent être les citoyens sans religions (« nous, l’immense majorité de ceux qui demeurent étrangers à la religion », selon vos propres mots), quelles que soient leurs origines. Pour autant, sans prôner une nouvelle religion laïque ou civique, comment parvenir à pacifier la pratique religieuse dans certains territoires où la menace du fanatisme est une réalité bien connue ?

Il me semble entendre derrière votre question l’écho d’une formule souvent répétée : « On ne saurait mourir pour la laïcité ». Puisqu’en effet il ne saurait être question d’instaurer je ne sais quelle « religion laïque », la question est de savoir si nous pouvons oui ou non vivre sans religion. Dans le chapitre intitulé « La fin d’une longue amnésie », je dialogue à ce propos avec Régis Debray dont les ouvrages ont toujours retenu mon attention. Ou bien le politologue a raison, il ne peut y avoir rassemblement humain sans le ciment d’une croyance fondatrice qui relie les membres du groupe, croyance sans rapport aucun avec la « vérité », comme l’affirmait initialement la Critique de la raison politique en 1981, la seule fonction et la seule efficience de la croyance fondatrice étant de transformer en corps social des individus épars. Ou bien Régis Debray se trompe : quelque chose d’autre qu’une croyance aveugle est capable de nous rassembler. C’est la thèse que je défends.

Concrètement, comment une société réunie en dehors de la croyance peut-elle lutter contre des individus englués dans le fanatisme ? Négativement, en ne se laissant pas piéger dans l’obsession sécuritaire. La première des citations que je place en exergue de mes chapitres est une formule d’Hubert Védrine : « Le fait qu’on se soit convaincus que le terrorisme était la menace principale a fait beaucoup de mal à nos sociétés ». Tout en exigeant de l’État qu’il mette en œuvre tous les moyens dont il dispose pour nous protéger, nous devons nous faire à l’idée que sécuriser la totalité de nos territoires est mission impossible. Il nous faut apprendre à intégrer la menace terroriste dans nos vies quotidiennes. Positivement, en augmentant considérablement l’effort éducatif dans les territoires oubliés de la République. En nous exhortant à nous flageller, à pratiquer continument la repentance, certains ont fourni leurs meilleures armes aux idéologues de l’islamisme radical. Nous devons être convaincus de la qualité humaine de notre modèle culturel : au nom de quoi chercher à le transmettre et à le partager si nous-mêmes doutons de sa valeur ?

Le paradoxe de votre essai stimulant est de prôner en quelque sorte la « non-religion » pour tous dans un contexte où les fanatismes religieux (ou se prétendant comme tels) sont particulièrement exacerbés. Cette démarche ne comporte-t-elle pas le risque d’affirmer une identité (cette « tradition distante des religions depuis 25 siècles », depuis la Grèce antique jusqu’à la laïcité républicaine, en passant par la Renaissance et les Lumières) ou de décréter « la fin d’une amnésie » (titre de l’un des chapitres de votre livre), alors même que tout se passe comme si ce regard ne semble plus être celui d’une partie importante de nos contemporains ?

Vous évoquez le risque qu’il y aurait à affirmer une identité : mais sans identité à défendre, que pouvons-nous opposer au projet de conquête des islamistes radicaux ? Ce projet de conquête existe et n’a pas surgi en 2001. Il était parfaitement élaboré dès les années 1930 dans les écrits d’Hassan al-Banna (fondateur des Frères musulmans), puis dans le texte qui sert encore de guide aux djihadistes d’aujourd’hui, Notre combat contre les Juifs, écrit par Sayyid Qutb au début des années 1950.

Autant il me paraît dangereux de faire référence aux « racines chrétiennes de l’Europe », puisqu’une telle référence est potentiellement porteuse d’un antagonisme entre religions hostiles les unes aux autres, autant il me paraît essentiel et sain de revendiquer les racines philosophiques de notre civilisation. Il y a vingt-cinq siècles sur le sol grec, des hommes éveillés, dont les contemporains s’agenouillaient devant les statues de Zeus ou d’Athéna, surent utiliser les seules forces de leur raison pour décrypter la nature et interroger l’essence de l’humain. Vos lecteurs penseront peut-être que ma longue fréquentation de Nietzsche a déformé mon jugement : mais j’ai la profonde conviction que d’ici quelques siècles, ce sont les monothéismes qui seront perçus comme une parenthèse dans notre histoire, comme un bref moment d’errance dans l’immense processus d’émancipation de l’esprit !

D’une manière sans doute trop légère et anecdotique, il est parfois frappant, lorsqu’on lit votre essai, de penser à la réplique, pendant la dernière campagne présidentielle, d’un Jean-Luc Mélenchon – dont la formation philosophique (réelle, à la différence de beaucoup de responsables politiques) est plus proche d’auteurs comme Marx ou Feuerbach que de Nietzsche – répondant à une question sur le « burkini » et apostrophant les journalistes : « Fichez-nous la paix avec vos histoires de religions ! La France ne va pas passer son temps à discuter de religion ». Au fond, n’est-ce pas la question la plus fondamentale qui se pose à la République depuis son affirmation philosophique puis politique ?

Je ne peux que reconnaître une proximité sur ce point (et seulement sur ce point) avec Jean-Luc Mélenchon. Oui, le « Fichez-nous la paix » de Mélenchon paraphrase le « Laissez-nous en paix » qui clôt l’avertissement du Manifeste des esprits libres. Mais cet avertissement ayant été rédigé courant 2015, je revendique une antériorité sur Jean-Luc Mélenchon. Non, Dieu n’est pas redevenu notre préoccupation majeure. Tout le monde s’en fout ! Quelles que soient les convictions religieuses qu’une minorité de nos concitoyens partage, c’est dans l’absence du divin, dans la mise entre parenthèses du religieux, que nous avons appris à faire société. Ne renversons pas l’ordre des choses : ce n’est pas l’absence du divin qui menace notre société, c’est la barbarie des intégristes religieux.

Mon essai s’oppose frontalement à tous ceux qui condamnent une société qui aurait eu l’insupportable audace de prétendre vivre en dehors du divin. Évacuer la religion de l’espace public, c’est ce qui caractérise notre société laïque, la seule qui respecte les individus dans leur diversité, et surtout la seule qui soit compatible avec des technologies qui sont toutes issues de la liberté de penser. Ceux qui rejettent la laïcité devraient renoncer à se servir d’Internet et de leurs téléphones portables, produits de théories scientifiques élaborées par des savants qui eurent le courage de s’éloigner des vieilles croyances. Ils ne devraient utiliser que des pigeons voyageurs et ne devraient nous attaquer qu’à coup de lance-pierres et de javelots : mais la cohérence n’est pas leur principal souci.

Non seulement la liberté de l’esprit est une force, mais c’est la seule force qui soit en harmonie avec le chemin que suit notre civilisation depuis vingt-cinq siècles. Les esprits libres, loin d’être ringardisés par la mouvance terroriste, sont l’avenir de l’humanité.