Alain Badiou : Sur le premier point, je pense qu’il faut toujours rappeler ce que disait Lénine, à savoir que la démocratie au sens où on l’entend est une forme d’État. Le dispositif parlementaire constitue une forme d’État. On peut en discuter en tant que forme d’État, on peut le comparer à d’autres formes d’État. Savoir quel rapport ça a avec une procédure de politique comme procédure de vérité est une question tout à fait différente. Je pense en effet que le système représentatif, normé par le nombre, en relation très étroite avec une structure qui elle-même est en réalité oligarchique (tout le monde sait que les institutions parlementaires ont comme noyau une oligarchie financière, politique et médiatique, à vrai dire assez restreinte) est un ensemble cohérent, qui fonctionne, mais qui ne nous ouvre aucun accès à la vérité politique. Je dirais même qu’il est fait pour qu’il n’y ait pas cet accès. La structure dominante est suffisamment souple d’une certaine manière pour masquer tout accès à la vérité politique, sans le faire de façon violemment visible, sauf dans certaines circonstances.
La politique est la procédure de vérité la plus explicitement liée à des frappes événementielles singulières. La pensée que j’en ai, c’est qu’elle est le système possible des conséquences les plus durables qu’on puisse déployer de cette rareté événementielle. Penser la politique, c’est penser ce que peuvent être les organisations, les manifestations, les déploiements des conséquences successives ou point par point d’un événement qui vient rompre ce qu’on peut appeler la figure étatique. Ça ne veut pas dire que l’État va s’effondrer, qu’on va le prendre, etc. Je ne suis pas insurrectionaliste. Mais il y a un dérèglement de la configuration étatique qui permet tout d’un coup une lisibilité minimale du processus politique comme d’un processus de vérité et non pas comme gestion des affaires.
nonfiction.fr : Vous semblez en effet regretter le fait qu’on s’en tienne aujourd’hui à une gestion des affaires. Quel pourrait-être selon vous le mode d’organisation politique qui permettrait de se tenir à la hauteur de l’événement et de la pensée du politique ?
Alain Badiou : Je pense qu’on est très loin de le savoir. L’intuition, vague, de Marx – chez Marx il y a des côtés extrêmement précis, analytiques concernant le fonctionnement du capital, mais dans le champ de la politique c’est au contraire beaucoup plus vague – est que cette forme d’organisation devait pouvoir être représentée en l’absence d’un État. Son mot d’ordre le plus important était quand même le dépérissement de l’État et sur ce point il faut toujours rappeler qu’il était en définitive d’accord avec les anarchistes. La lutte entre Marx et Bakounine était très violente et très sévère mais elle ne portait pas sur le point de l’éradication de l’autorité étatique. Personne ne sait aujourd’hui ce que veut dire exactement cette intuition, je le reconnais, mais je pense que le déploiement politique doit être tel qu’il demeure compatible avec cette hypothèse. C’est une autre démarche, comme en science, où vous faites une expérience sur un point local, un point particulier, mais où vous savez que ce vous allez expérimenter doit être compatible avec une hypothèse plus générale sur l’univers. Je dirais que c’est la même chose en politique aujourd’hui. Nous n’avons que des expérimentations locales. Je ne peux donc pas répondre à votre question.
Quelle serait la forme d’organisation ? Marx disait une forme d’organisation associative, il parlait de remplacer l’autorité par l’association. C’était idéologique. Je crois qu’on ne peut même pas dire ça. Mais ce qu’on peut dire c’est que les expérimentations locales, c’est-à-dire les formes d’organisation nouvelles, les conséquences qu’on tire d’un événement – même limité, même localisé – les types de trajet à l’intérieur de nos sociétés, que l’on peut faire au nom de la politique, doivent être compatibles avec une idée que finalement la société pourrait être associative et non pas étatique ; ce n’est pas le destin inéluctable de la société d’être organisée de façon hiérarchique et autoritaire. Cette idée est une norme tout à fait abstraite. Le sens de cette démarche est platonicien. À la fin du livre IX de la République, on rétorque à Socrate que le modèle qu’il propose n’est pas réalisable, n’a jamais existé et n’existera jamais, ce à quoi celui-ci répond de façon mitigée, en disant que ce modèle existera peut-être, mais qu’en tout cas il faudra vivre en conformité avec lui.
Il faut que les expériences politiques qu’on considère comme novatrices restent compatibles avec ce type d’hypothèse associative, et non pas qu’on se soucie de savoir comment elles vont pouvoir se généraliser dans l’espace parlementaire – ça c’est évidemment l’impasse.
nonfiction.fr : Peut-on alors dire que pour vous cette pensée du politique est ce qui donne mouvement à l’histoire sans jamais pouvoir lui assigner une fin ?
Alain Badiou : Absolument. On pourrait tout à fait dire ça et il faut faire l’économie du motif d’une fin de l’histoire pour pouvoir penser le rapport entre une expérience politique localisée significative et l’hypothèse générale que la politique n’a pas à être pliée dans les figures existantes de l’État.
nonfiction.fr : Ceci rejoint aussi un peu ce que vous nommiez dans votre dernier ouvrage la question de l’ "hypothèse communiste".
Alain Badiou : C’est la même chose oui. J’appelle "communiste" l’hypothèse générique qui sert de norme.
nonfiction.fr : Par rapport à cette hypothèse communiste, comment vous positionnez-vous par rapport à la formulation qui en est faite dans l’ouvrage récemment réédité de Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, La comparution où cette hypothèse n’est jamais assignée à un contenu et pas même vraiment à une norme, mais d’abord reconduite à la pensée d’un être en commun qu’aucun contenu, ni défini ni indéfini, ni venu ou à venir, ne pourrait épuiser ?
Alain Badiou : J’avais été très frappé au moment de la sortie de ce livre en 1991. J’avais même dit à Jean-Luc Nancy, qui est un ami, qu’il y avait un aspect de lui que les gens ne soulignaient jamais assez, qui est qu’il est le dernier communiste. Je suis en vérité d’accord, au sens suivant : finalement Bailly et Nancy ne renoncent pas à l’hypothèse communiste comme hypothèse générique du rapport aux impasses de l’histoire et de la politique. Mais eux essaient de travailler dans une orientation philosophique un peu différente – mais pas contradictoire – sur ce qu’on pourrait dire d’une société qui serait associative ou directement réglée par l’en-commun ou par la communauté et non pas précisément par la hiérarchie et par l’État. Ils essaient de se tenir au plus près de cela tout en disant que ça ne peut pas être un programme, un devenir, une forme d’organisation. C’est au fond comme une anticipation expérimentée de la pensée elle-même. Ils essaient de creuser le terme "communisme" : communisme, commun, l’en-commun, la communauté, etc.
nonfiction.fr : Ils ramènent cela à une condition essentielle.
Alain Badiou : Exactement. Ils ramènent cela à une condition, je ne dirais pas transcendantale, mais à une espèce de condition de la possibilité de la pensée de cela sans que le contenu puisse être immédiatement déterminé. Disons que je me sens compatible avec tout cela.
nonfiction.fr : Mais vous semblez tout de même défendre l’idée d’une plus grande détermination du contenu.
Alain Badiou : C’est mon vice, je suis comme un vieux militant. Il faut encore que ça ait une réalité minimale, que ça signifie. Quand je me réunis avec quatre ouvriers sans-papiers dans un foyer, il faut que je puisse avoir une perception du rapport entre cette réunion et la grande spéculation. J’ai besoin que l’expérience se poursuive et atteste le réel de l’hypothèse même si elle en est en apparence très écartée. Je dois pouvoir penser moi, dans le processus politique effectif, si localisé soit-il, son homogénéité à l’hypothèse. J’en ai besoin pour la validité de l’hypothèse elle-même. L’hypothèse n’est pas auto-suffisante. Comme dirait un vieux député se présentant aux élections, je suis un homme de terrain.
>> Cet entretien est en cinq parties :
- Lire la première partie de l'entretien : Qu'est-ce qu'une vérité ?
- Lire la troisième partie de l'entretien : La subjectivité du sarkozysme
- Lire la quatrième partie de l'entretien : Sur Mai 68
- Lire la cinquième partie de l'entretien : L'universalité de la vérité et les événements à venir
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