nonfiction.fr : Revenons un peu sur le sarkozysme. Mais avant de parler de sarkozysme, j’aimerais savoir comment vous trouvez une compatibilité entre les propos que l’on vient d’avoir ensemble et certaines des formules de De quoi Sarkozy est-il le nom ?     : "Napoléon le très petit", "les rats", "un hétérosexuel en béton armé".

Alain Badiou : La construction de la procédure de vérité, quelle qu’en soit l’échelle, même si c’est une expérience très répétée, n’est jamais pacifique. Elle est toujours, en tant qu’exception, en tant qu’origine dans un événement, dans le péril et la menace du retour à l’ordre et donc, il y a des ennemis. Il y a des ennemis, et Sarkozy je le déteste, vraiment. Là il y a un affect. Cet affect est variable : parmi les ennemis il y en a qui me laissent plus ou moins indifférent, et celui là ne me plaît spécialement pas. Dans la facticité de la politique, je m’occupe de manière assidue et très suivie depuis tout de même vingt ans de la question des étrangers, des prolétaires de provenance étrangère, des papiers, des centres de rétention. Or Sarkozy est celui qui a pris ça comme un cheval de bataille. Il ne faut pas oublier qu’une grande partie de sa campagne électorale s’est effectuée quand il était ministre de l’Intérieur, quand il a siphonné les voix du Front national, en faisant penser à toute la clientèle de celui-ci qu’il était l’homme dur sur la question des étrangers. C’est pourquoi je voulais écrire à son propos un pamphlet, dans la grande tradition du pamphlet, en disant : "ce type là est dégoutant, balancez-le."


nonfiction.fr : On a parfois l’impression qu’il ne s’agit pas que d’un simple pamphlet mais que vous prenez tout cela au sérieux. Est-ce qu’il n’y a pas un risque à s’aventurer sur ce terrain ?

Alain Badiou : Je reconnais qu’il y a une prise de risque, et je la mesure à vrai dire maintenant, parce que dans un certain sens les conséquences de la sortie de ce malheureux livre m’ont à certains égards affecté – je vous le dis alors que vous en participez d’une certaine manière. Tout ce cirque médiatique, le fait que tout d’un coup les gens vous déclarent important alors qu’ils se moquaient auparavant de tout ce que vous avez fait.

Il y avait une prise de risque et comme toutes les prises de risque elle était en partie involontaire – quand on prend un vrai risque ce n’est pas qu’on l’a vraiment décidé. La première étape vient de ce que je m’étais rendu compte, comme je le dis très loyalement dans le livre, qu’au fond, la masse des gens qui suivaient mon cours était tellement préoccupée par cette histoire d’élection présidentielle, qu’à l’intérieur du transfert qu’ils font sur moi, j’allais leur dire ce que j’en pensais. La deuxième étape vient lorsque Michel Suriya m’a dit "il faut faire un Circonstances IV". Il venait de quitter Leo Scheer et n’avait pas d’argent. Je ne savais pas trop quoi faire, je lui ai dit : "J’ai fait des séances sur Sarkozy, on va les sortir."

La destination du cours de philosophie, telle que je le conçois en fidélité avec le paradigme socratique, est incertaine. Elle n’est pas complètement prédéterminée : je la sens toujours prescrite par autre chose que strictement moi-même et la proximité avec ce qui se passe est tout à fait variable. Je n’ai pas un programme tel que quoi qui se passe, même si la ville est en train de brûler, je vais continuer placidement. Je me suis donc senti, via mon public, affecté par cette affaire Sarkozy et peut-être ai-je du coup donné carrière au fait que je détestais vraiment ce bonhomme.


nonfiction.fr : Il y a eu récemment un colloque de psychanalystes dont le thème était : "Le sarkozysme est-il un humanisme ?" Je vous pose la question.

Alain Badiou : Il y a un énoncé extraordinaire de Philippe Lacoue-Labarthe, que j’ai plusieurs fois commenté, qui est : "Comprenons bien que le nazisme est un humanisme." On peut très légitimement appeler humanisme ce qui fonde une politique sur une définition rigoureuse de l’homme. Or le nazisme définit exactement ce qu’est l’homme, ce qu’est le surhomme, ce quest le sous-homme et en tire implacablement les conséquences.

Toute comparaison avec le nazisme est toujours fallacieuse et nulle, je le sais parfaitement. Enfin, il est quand même vrai que Sarkozy est le premier à s’être aventuré sur des terrains comme la définition de l’homme africain. C’est un humanisme de type particulier, qui porte sur la définition de ce que sont nos valeurs, de ce qu’est l’intégration, qui met très fortement en avant des conditions identitaires de la nation, point par lequel il est d’un humanisme que je réprouve. Je ne me définis d’ailleurs pas comme humaniste, parce que dès qu’on s’engage dans l’humanisme, on prédétermine ce qu’est l’homme, ce qui est extrêmement dangereux, spécialement en politique où il vaut mieux ne pas avoir de définition préalable de ce qu'est un homme ; surtout que je ne vois pas comment on peut définir un homme sans définir au préalable celui qui n’est pas tout à fait un.


nonfiction.fr : Le propre du philosophe, de l’intellectuel qui essaie de penser la société, n’est-il pas d’aborder son objet avec subtilité ? Le sarkozysme est quand même quelque chose d’assez complexe, d’abord parce qu’il n’existe pas vraiment. On s’est aperçu, lors d’un entretien avec Emmanuelle Mignon, sa directrice de cabinet, qu’il y a eu un travail intellectuel assez lourd fait dans les équipes de Nicolas Sarkozy, pendant cinq-six ans, invisible, masqué un peu derrière le phénomène "people".

Vous avez des propos très durs à son propos en ce qui concerne notamment l’immigration, mais en même temps, paradoxalement, c’est un de ceux qui sont allés très loin dans l’affirmative action, dans la reconnaissance de la religion ; on annonce des projets d’intégration, de plan banlieue qui iront peut être plus loin que ce que la gauche a pu faire à certaines époques. Est-ce que ce que la complexité du fonctionnement du sarkozysme n’est pas plus grande par rapport à ce que vous en voyez ?

Alain Badiou : Absolument. Mais si vous regardez bien, en dehors de toute une série de déterminations nominales de Sarkozy, l’essentiel de ce que je dis ne concerne pas Sarkozy lui-même, mais les raisons pour lesquelles il a été élu. Ce qui m’intéresse, c’est la subjectivité sarkozienne. Si je voulais écrire sur la nature exacte de la politique de Sarkozy, dans son rapport avec la phase actuelle du capitalisme contemporain, j’écrirai tout à fait autre chose.

Ce qui m’intéressait, c’était la subjectivité de masse du sarkozysme, comprendre de quoi se compose l’enthousiasme pour Sarkozy – qui d’ailleurs semble assez atteint : au fur et à mesure que Sarkozy déploie ce qu’il veut faire, cette figure de sarkozysme semble elle être déçue. Quand j’ai parlé de "pétainisme transcendantal" comme structure conservatrice de la France et que les gens m’ont dit que Sarkozy et Pétain n’ont rien à voir – ils n’ont évidemment rien à voir – je ne parlais pas de ça, je ne comparais pas Sarkozy et Pétain, mais certains éléments de la subjectivité qui ont amené à l’élection de Sarkozy, qui l’a portée, et la subjectivité conservatrice, réactive, frileuse, peureuse, qui a entouré d’autres phénomènes de l’histoire française.

Je peux distribuer des noms d’oiseaux à Sarkozy, mais le fond de l’affaire n’est pas de savoir ce qu’est aujourd’hui le système, complexe je vous l’accorde tout à fait, de la politique de Sarkozy, qui mérite par ailleurs d’être analysée, mais au contraire la massivité obscure et elle peu subtile qui a fait le vote pour Sarkozy.

Sur la question dont vous parlez, il est évident qu’il est à la fois celui qui a bien compris qu’il fallait se montrer, en apparence très dur et très sévère – mais malgré tout quand on dit "il faut m’en expulser 25.000 dans l’année", c’est quand même inacceptable et intolérable – mais en même temps il est celui qui sait parfaitement, parce qu’il est en contact avec les milieux d’affaire, que des prolétaires d’origine étrangère, il en faut, et même plus qu’il n’y en a. Le rapport Attali dit qu’il faut ouvrir largement les portes de l’immigration. C’est la réalité économique, que Sarkozy assume aussi. Donc sur ce terrain là, il va dire "il en faut", mais en disant aussi qu’il faut une politique d’intégration, qu’il faut les choisir. Donc je reconnais cette complexité.


nonfiction.fr : Le pamphlet n’est pas objectif.

Alain Badiou : D’une part, et d’autre part j’insiste sur le point qu’au fond c’est une espèce d’adresse assez violente à une subjectivité générale beaucoup plus qu’une analyse de la politique probable de Sarkozy qui relèverait d’un tout autre exercice.


nonfiction.fr : Vous aimez citer Lénine – vous l’avez fait tout à l’heure – Marx (c’est moins dangereux), Mao, etc. Y croyez-vous vraiment vous-même ? N’y a-t-il pas une part de provocation à citer Mao.

Alain Badiou : Là-dessus, je ne vais pas me sauver moi-même. J’aime bien faire savoir que je ne cèderai pas à l’intimidation. Vous savez, j’ai connu l’époque où des maos, il y en avait partout, avec des nuances différentes, des organisations nombreuses. Et puis, mon rapport à Mao, a été un rapport qui se servait de choses dites, prononcées dans la politique effective. Si vous lisez une bonne partie du Petit livre rouge, ce que vous voyez, ce sont des recettes militantes, très précises et très utiles : "qu’est-ce que vous faites dans telle et telle situation ?" ; "qu’est-ce qu’il faut savoir distinguer quand on est dans un lieu déterminé ?" ; "quelles sont les principales choses dont il faut se garder si on veut tenir le processus militant ?".  Je me servais de ça exactement comme une cuisinière se servirait d’un livre de cuisine ; c’est le meilleur livre de cuisine politique qui existe. J’aime bien citer mon livre de cuisine, et faire savoir qu’en un certain sens, après tout, certaines choses que je fais  ne sont pas en substance très différentes de celles que je faisais à l’époque. Sur une situation populaire, arriver à organiser vraiment une réunion de gens de manière à pouvoir décider de quelque chose, c’est ce que je faisais, c’est ce que je fais encore actuellement, et sur ce  genre de questions tout ces repères sont vraiment très intéressants.

Il faut préciser le cadre général des choses que j’explique dans mon livre, à savoir que j’ai toujours dit depuis les années 80, que toute une partie de l’expérience révolutionnaire du XXe siècle avait été un désastre. Mais premièrement c’est une discussion "entre nous", et je n’ai pas l’intention de discuter ce point là avec les adversaires, parce que je sais très bien que leur intention est de faire en sorte qu’on dise une bonne fois pour toutes que rien n’est possible dans cette direction là. Je veux en discuter, aussi violemment que possible, mais entre nous, pas avec l’ennemi. Par ailleurs, s’il s’agit d’une étape close, ce que je reconnais absolument, je garde l’hypothèse, je suis dans l’idée d’ouvrir une troisième étape et non pas dans l’idée de liquider tout ça comme si ça avait été une espèce de pathologie historique incompréhensible. La nuance de provocation, je la reconnais, comme manière de dire : "Je n’accepte pas vos normes."


nonfiction.fr : Vous dites : "entre nous et l’ennemi", ce qui marque une séparation très stricte. Est-ce qu’il n’est pas difficile de séparer ainsi deux mondes, tenant compte du fonctionnement normal de la démocratie, du consensus, de la presse, qui entendent dialoguer et faire des débats ?

Alain Badiou : Si vous prenez la société dans son ensemble, la séparation n’a aucune netteté particulière. Si vous prenez les politiciens et des hommes d’État définis, on peut savoir. Il y a des gens qui considèrent que tout ce qui relève de la tradition révolutionnaire des deux derniers siècles, est non seulement une chose obsolète, mais à l’essence criminelle. Si on vous dit que ce dans l’élément de quoi vous continuez à être d’un certain point de vue est criminel, c’est un ennemi qui vous le dit.


nonfiction.fr : Il y a tout un tas de champ, comme l’autogestion ou la participation, porté par certains syndicats qui sont d’accord pour dire que l’expérience révolutionnaire n’est pas bonne mais qui sont critiques malgré tout. Où les classerait-on ?

Alain Badiou : Dans Le petit livre rouge, il est dit que dans toutes les situations, sauf dans les déserts, il y a la gauche, le centre et la droite, et il les définit non pas en terme de partis politiques mais en terme de subjectivité. Au regard de n’importe quelle situation, il y a des gens qui vont être à gauche, d’autres qui seront vos ennemis, et puis il y aura les indécis, les incertains, qui en réalité sont généralement la majorité. Les ennemis sont les gens qui se sont prononcés de l’autre côté, qui sont identifiés. Et puis tout le monde sait que la politique consiste à rallier des gens qui sont au départ hésitants, partagés entre des idées diverses et contradictoires, ou même qui ont une détermination très ferme sur un point et pas un autre.


>> Cet entretien est en cinq parties :