nonfiction.fr : On célèbre le quarantième anniversaire de Mai 68. Pour beaucoup de gens aujourd’hui c’est un combat mené non pas par leur père mais par leurs grands-pères. Est-ce que vous comprenez que pour ces jeunes, c’est plus souvent quelque chose qu’on peut avoir dans le grenier, avec des vieilles photos, et qu’on a envie de jouer un petit plus "moderne" ?

Alain Badiou : Le problème ici est celui du rapport aux événements. Il peut y avoir des choses fort anciennes beaucoup plus importantes que des choses récentes, s’il est vrai qu’en définitive c’est la frappe événementielle qui détermine la possibilité des procédures de vérité. Le fait est qu’il y a eu des tas de gens qui ont cru pendant des siècles que rien de plus important n’était arrivé que la mort et la résurrection du Christ. On peut imaginer une certaine importance pour quelque chose qui s’est passé il y a quarante ans du coup. Il serait ennuyeux que la figure subjective de la jeunesse soit de considérer que tout a commencé avant-hier.


nonfiction.fr : C’était pourtant le discours en 68.

Alain Badiou : Non, ne croyez pas cela, le discours en 68 était saturé de références historiques. Il y avait des études très détaillées sur ce qui s’était passé au Front populaire, pour savoir si la grande grève de 68 était la même que celle du Front populaire ; naturellement l’horizon de la référence à la Révolution de 1917 était tout à fait présent, de même que la Révolution culturelle chinoise ; il y a même eu des groupes entiers qui se référaient à la Révolution française, en disant que finalement on revenait à l’inspiration la plus forte et la plus brutale de celle-ci.


nonfiction.fr : Mais pour les féminismes c’était l’année 0, pour les mouvements gay aussi.

Alain Badiou : Il y a eu quatre Mai 68, dont les temporalités et les enjeux étaient différents. Le Mai 68 étudiant, le mouvement de la jeunesse, qui en tant que tel était à la fois un mouvement politique et culturel. Le Mai 68 de la grande grève ouvrière, qui lui avait ses normes propres. Il y a eu le Mai 68 que j’appellerai libertaire. Et il y a eu le Mai 68 que j’appellerai composite qui considérait que ce qui commençait là était une nouvelle figure de la politique, principalement constituée autour d’un lien nouveau entre l’intellectuel et les gens du peuple, qui se constituait une généalogie historique et politique. Je ne connais pas de période où il y ait eu plus de discussions, d’écrits sur l’ensemble de l’histoire insurrectionnelle, populaire et ouvrière.


nonfiction.fr : Même à Prague, à Bucarest, à Berlin en 1989 ? Il y a eu à ce moment-là aussi, un débat qu’on a un peu sous-estimé chez nous. Il s’agissait d’un Mai 68 à l’envers puisqu’il y avait un retour à une forme d’Occident, de capitalisme et les débats étaient là-aussi très vifs.

Alain Badiou : Tout à fait. C’est pour ça que je vous dis que lorsqu’il y a une impulsion événementielle il y a toujours des reconstitutions généalogiques et des historicités longues. Ça peut marcher dans tous les sens.

L’idée de modernité est une idée indistincte en un certain sens. Quand il se passe quelque chose de vraiment violent, d’intéressant et de réellement novateur, c’est aussi toujours une rétrospection, c’est-à-dire une façon nouvelle de visiter le passé. Je pense que lorsqu’on est trop "au jour le jour", c’est le signe qu’il ne se passe rien en réalité. Voilà pourquoi, d’un côté je pense qu’il n’est nullement obligatoire de s’intéresser à ce qu’ont fait nos grands-parents, d’un autre côté qu’on est toujours tenu de se préoccuper de ce qui se passe du point de vue des conséquences possibles et que toute occurrence importante crée sa généalogie.


nonfiction.fr : Penser la vérité et penser les événements, c’est aussi les penser dans leur déploiement sur le long terme et dans leur articulation. Et finalement penser l’événement qui advient, c’est aussi voir comment à la fois il advient comme surnuméraire et aussi comment, malgré tout, il peut s’articuler à des événements passés.

Alain Badiou : Tout à fait, les événements constituent une sorte de trame, une sorte de toile. Dans Logique des mondes, j’ai travaillé de plus près cette question en disant que ce qui caractérise une procédure de vérité est qu’elle est toujours subjectivement réactualisable dans un contexte entièrement différent, et que cette réactualisation, cette résurrection, la valide précisément comme vérité universelle. Une vérité est toujours ce qui est perceptible, utilisable, incorporable dans un contexte, dans un monde apparemment complètement différent. Par exemple, pourquoi les insurgés berlinois se sont-ils appelés des "spartakistes" ? Ces grandes diagonales historiques se produisent aussi bien dans l’art que dans la politique, par exemple la Renaissance c’est la reconstruction d’une Antiquité artistique qui avait disparu, ou encore au niveau de l’activité scientifique on y assiste à la redécouverte de la signification des œuvres d’Archimède, alors qu’elles étaient devenues illisibles.

C’est pour ça, à propos de Mai 68, j’aimerais beaucoup que tout en disant que ce sont des histoires anciennes, ce qui est vrai, on propose un filtre : là-dedans, pour ce que je connais, qu’est-ce qui me concerne ? Ce serait la meilleure étude de 68 à faire aujourd’hui.


nonfiction.fr : Est-ce qu’il n’y a pas aussi une dimension internationale. Vous êtes un philosophe très aimé sur les campus américains. Quand on compare et qu’on parle avec les Américains de Mai 68, on est très vite en difficulté de dialogue, parce qu’ils parlent en général rarement de 68, mais plutôt de ce qu’ils appellent les sixties. Quand on prend les sixties, on a affaire à un mouvement qui est beaucoup plus long dans la durée, et qui s’inscrit dans une dureté assez exceptionnelle.

Quand on relit cette histoire, qui est essentiellement d’abord celle des Civil rights, de la libération des Noirs – qui se traduit par des morts – on a l’impression que c’est aussi par ce genre de comparaisons que 68 prend une autre importance et une autre dimension. Quelle est pour vous du coup, avec ce prisme américain ou français, l’héritage de 68 ?

Alain Badiou : Je voudrais dire mon accord profond sur le fait que la réduction franco-centrée de cette période et l’épisode de Mai 68 ne rend aucunement justice à ce qui s’est passé historiquement à ce moment-là, même pas en France, où je pense qu’il y a eu des choses plus intéressantes, je ne dis pas plus vastes, dans les années 69-70 ; jusqu’en 75 il y a eu des choses plus intéressantes et créatrices que dans Mai 68 lui-même. Mai 68 a beaucoup frappé parce que c’était une sorte de crise générale inattendue qui faisait face à un pouvoir qu’on croyait tout à fait installé. Comme un ébranlement symbolique d’une forme d’autorité qui était pourtant particulièrement majestueuse.

Symboliquement c’était fort, mais il faut prendre ça dans la durée et dans une durée planétaire. C’est aussi l’histoire de l’intervention soviétique à Prague, c’est aussi l’histoire de ce gigantesque tumulte obscur qu’était la Révolution culturelle en Chine, c’est aussi l’histoire que vous dites, c’est l’histoire de la révolte des étudiants à Mexico.

Je pense que réellement, ce qui s’est passé là, même si c’était alors invisible, ça a été le passage d’une époque à une autre, d’une époque où l’ordre politique était en réalité celui de la guerre froide, où il y avait deux modèles clairement identifiés – les démocraties à l’Ouest et les États socialistes à l’Est – à un univers beaucoup plus incertain et compliqué qui finalement a abouti à la disparition de l’hypothèse soviétique et ou finalement la question de par où passent les nouvelles politiques d’émancipation, la question de par où passe le nouveau sujet politique, qu’est-ce que c’est que le nouveau sujet politique, ont été entièrement rouvertes et ça c’est un moment majeur et au fond, un des acquis principaux de cette période. C’est un jugement porté sur le fait qu’un certain type d’espérance et d’expérience politiques était clos, et même un jugement  négatif – mon expérience militante de cette période là était aussi un affrontement incessant avec le Parti communiste français – et puis que d’autres formes, d’autres subjectivités politiques, d’autres figures de l’émancipation, dans le multiple, surgissaient. Et on en est encore là. C’est en ce sens que les quarante dernières années forment un ensemble qui a son homogénéité, problématique.


>> Cet entretien est en cinq parties :