A travers l’expérience singulière du maire alsacien Jo Spiegel, la pratique locale de la démocratie participative peut se décliner plus largement au plan national.

Maire depuis 1989 de Kingersheim (Haut-Rhin), petite ville (13 000 habitants) de l’agglomération de Mulhouse, l’élu local Jo Spiegel est devenu une référence en Alsace et, plus largement en France, en matière de démocratie participative. Anciennement conseiller régional, conseiller général et président de la Communauté d’agglomération de Mulhouse, il s’est concentré ces dernières années sur son mandat municipal et a récemment démissionné du Parti socialiste (qu’il considère comme une "officine de conquête du pouvoir") pour se consacrer uniquement à son "laboratoire" démocratique local, de plus en plus connu et qui a fait l’objet de nombreux articles et reportages. Tournant le dos aux décorations (il refuse la Légion d’honneur en 2014) et ne réclamant aucun poste national, le maire se présente aujourd’hui avant tout comme un simple acteur engagé de la démocratie locale.

Mais au-delà d’une communication plutôt maîtrisée sur le sujet – Jo Spiegel a écrit plusieurs livres : Faire (re)naître la démocratie   , Citoyens, impliquons-nous ! (Re)prenons le pouvoir   jusqu'à ce dernier Et si on prenait - enfin ! - les électeurs au sérieux   –, que révèle cette expérience locale singulière ? En quoi cette pratique bien particulière de la démocratie participative à Kingersheim peut-elle inspirer le niveau national, alors que Jo Spiegel participe au collectif #Les Jours Heureux ("100 auteurs, 120 actions pour résister et créer"), qui vient de publier le manifeste Et nous vivrons des jours heureux   ?

A vrai dire, il n’y a rien de proprement révolutionnaire dans la démarche modeste et pragmatique de l’édile alsacien. Mais le récit fait de son expérience de la démocratie participative municipale dans Et si on prenait - enfin ! - les électeurs au sérieux   redonne de l’espoir et apparaît comme une bouffée d’oxygène dans un climat de campagne électorale viciée par les affaires et les polémiques. Comme Jo Spiegel l’exprime avec conviction dans les courts chapitres consacrés à la démocratie dans le manifeste Et nous vivrons des jours heureux, "aujourd’hui la légitimité d’une décision ne vient plus de qui la prend mais de comment on la prend"   , alors que "l’incapacité de nos sociétés à répondre efficacement à l’intérêt général, aux défis économiques, sociaux et environnementaux du XXIe siècle s’explique en grande partie par les dysfonctionnements de notre système politique, de ses valeurs constitutives et de l’ingénierie démocratique"   .

Ancien champion et recordman d’Alsace du 800 mètres et professeur d’éducation physique, Jo Spiegel sait que ce travail de refondation démocratique constitue une course de fond et que c’est par de petits efforts locaux que nous aboutirons à une amélioration de l’ingénierie démocratique nationale. C’est en tous les cas le sens de sa démarche – "le local"  inspirant  "le global" – et c’est cette conviction qui est au cœur du "Pacte civique" qu’il a cofondé en 2011 avec Patrick Viveret et Jean-Baptiste de Foucauld, celui-ci se fondant sur une logique de "pouvoir agir" (empowerment) des citoyens et de transformation du rôle des élus.

Ainsi, dans l’esprit de la "Charte de Kingersheim pour un renouveau démocratique"   , les changements ne sont profonds et durables que si les transformations démocratiques opérées au quotidien sont autant personnelles et citoyennes que collectives et publiques. Plus qu’une élection tous les cinq ou six ans, la démocratie constitue pour Jo Spiegel une conquête de tous les jours, c’est-à-dire une construction exigeante cherchant à associer les citoyens aux processus de décision plutôt que de bloquer le système démocratique dans un entre-soi d’élus où priment la posture et les clivages partisans. Refusant une "démocratie providentielle" (typique de l’élection présidentielle sous la Ve République et, à son échelle, de l’élection municipale en France), cette charte souhaite s’inscrire dans "une éthique de la discussion et du dialogue pour favoriser l’écoute, le parler-vrai et susciter l’élévation scrupuleuse du débat"   .

Beaucoup de mots et de slogans de prime abord dans cette charte… Une démarche que l’on peut légitimement qualifier de doucement rêveuse et de gentiment bienveillante, œuvrant à un sempiternel "vivre-ensemble" démocratique ; bref, un catalogue de vœux pieux que l’on peut cyniquement considérer comme une déclaration sympathique mais naïve. Et pourtant, en y regardant de plus près, et en lisant les pages du court essai Et si on prenait - enfin ! - les électeurs au sérieux, on ne peut qu’être convaincu par les arguments simples et efficaces de Jo Spiegel.

Il explique ainsi en particulier que c’est en ayant d’abord pratiqué classiquement son mandat de maire "omniscient et omnipotent", comme l’illustre le modèle mayoral (proche du système présidentiel) français, qu’il a mesuré à quel point la simple décision individuelle était faillible et qu’il a pris conscience d’une nécessaire implication du plus grand nombre aux décisions publiques, même si celles-ci font a priori partie du "domaine réservé" du maire. Refusant également le spectacle des "vœux du maire", ou les pittoresques cérémonies d’inauguration par le seul maire, Jo Spiegel a décidé de remplacer ces moments d’exercice strictement "vertical" du pouvoir par des temps d’appropriation collective par et pour les citoyens, dans une démarche résolument "horizontale", pour "donner sens et vie aux valeurs dont nous nous gargarisons sans cesse"   , l’égalité au premier chef.

A Kingersheim, la pratique du tirage au sort (qui existait dans les démocraties antiques) est ainsi largement développée, afin d’impliquer les citoyens et de de créer un véritable désir démocratique. De même, les enquêtes menées en porte-à-porte (pratique d’habitude réservées aux seules campagnes électorales) sur les politiques locales à mener en matière de culture, d’éducation et de sécurité, ou encore la création d’agoras au sein de la "Maison de la citoyenneté" (où a d’ailleurs été délocalisé le Conseil municipal), témoignent d’une volonté d’associer largement les habitants de la commune aux décisions politiques. Et, conscient des limites classiques de la démocratie participative – triomphe des intérêts privés du type Not In My BackYard (NIMBY) sur l’intérêt général, fréquentation des conseils de quartiers par les mêmes personnes (âgées et informées), caractère trop limité des décisions soumises à la délibération…–, Jo Spiegel et son équipe municipale ont également décidé de financer pour les habitants de la ville (mais aussi pour ses élus et collaborateurs) des formations à l’animation de débats et à l’ingénierie démocratique, pour les « aider à favoriser la parole des participants à un débat, à reformuler les réflexions émises, et à susciter le "consentement progressif", dans une perspective de compromis dynamique"   . Cette expérience atypique semble rencontrer l’adhésion des citoyens, si l’on en croit le résultat de Jo Spiegel et de sa liste lors des dernières élections municipales de 2014 (réélection au premier tour avec près de 60% des voix), alors que le maire avait annoncé qu’il ne se représenterait pas en 2020.

Prolongeant cette pratique locale de la démocratie participative, Jo Spiegel propose aussi des idées au collectif #Les Jours Heureux, qui sont reprises dans leur manifeste. Avec d’autres acteurs engagés de la démocratie locale, il vise ainsi à "oxygéner" la vie publique en déclinant à un plus large niveau sa démarche "expérimentale", en proposant notamment :

- La création d’un conseil communal de la démocratie

- La réforme de la loi sur le référendum local et sur le droit de pétition

- La réforme des conseils de quartier

- La création de centres de formation et de ressources démocratiques à l’échelle départementale

- L’élaboration d’une nouvelle Constitution par une convention de citoyens

- La validation de ce projet de Constitution par référendum national

Ces dernières propositions démontrent toute l’ambition d’une démarche a priori locale et pragmatique mais dont le projet est in fine de régénérer et de refonder le système démocratique français. Partant du principe qu’au niveau local comme national, "le fossé s’est creusé entre représentants et représentés" et que "la crise démocratique (abstention, manipulation des peurs, promesses non tenues et non tenables, etc.) est née précisément des limites de la démocratie électorale"   , le projet d’expérimentation et de codécision citoyenne porté par le "Pacte civique" et la "Charte de Kingersheim" vise ni plus ni moins qu’à encourager la pratique d’une nouvelle "grammaire démocratique" qui puisse à la fois s'appliquer au niveau local et au niveau national.

Inspirée par des lectures philosophiques (Hannah Arendt, Paul Ricoeur) et spirituelles, la pratique de démocratie participative en actes, chère à Jo Spiegel, apparaîtra sans doute utopique pour certains et tout simplement porteuse de sens et d’espoir pour d’autres. Il n’en reste pas moins qu’elle a le mérite de montrer que dans nos "démocraties à éclipses", trop souvent résumées par les médias aux élections et aux campagnes électorales incessantes – en un mot à "l’électoralisme" –, les expressions de "vivre ensemble" et de "construction en commun" ne doivent pas rester galvaudées