Un sujet préoccupant, abordé avec un humour et une légèreté complices.

"These deeds must not be thought
After these ways ; so, it will make us mad."

Shakespeare, Macbeth, acte II, scène 2


Il y a de quoi devenir fou, en effet, avec les faits décrits par Olivier Duhamel et Michel Field. Les concepteurs du starkozysme abordent un thème effrayant avec une légèreté et une sympathie déconcertantes et la lecture de ce livre peu rassurant a de quoi laisser perplexe.


Une image

Les auteurs cherchent à comprendre le "phénomène" que représente le nouveau président du point de vue médiatique. En soi, rien de particulièrement original, mais la façon de s’y prendre surprend. Le livre commence par la comparaison entre Michael Corleone et Nicolas Sarkozy. Réfugié en Sicile après avoir commis un double meurtre pour venger son père, ce personnage du Godfather de Coppola s’éprend d’Apollonia et une scène en particulier attire l’attention des auteurs : une promenade entre le mafieux et la jeune villageoise qui se fait sous la surveillance des femmes de la famille veillant aux bienséances prénuptiales. Ils parlent d’un travelling qui dévoile la présence des femmes, alors qu’il n’y a aucun travelling : ce sont les femmes qui entrent dans le champ fixe de la caméra. Inexactitude qui laisse songeur quant à la simple aptitude d’observer des auteurs, journalistes a priori avisés.

C’est à Nicolas Sarkozy à cheval en Camargue, deux jours avant le premier tour de l’élection présidentielle, que pensent les auteurs en regardant cette scène : Corleone égale Sarkozy, les femmes égalent les journalistes tassés sur un tracteur immortalisant le moindre mouvement du cow-boy solitaire et néanmoins futur président. Le but n’est pas de rapprocher un mafieux du candidat ou des femmes garantes des conventions de journalistes prosternés face au pouvoir, mais la mise en scène. Plus loin dans le livre, Sarkozy est comparé à Tony Montana, caïd du Scarface de De Palma, qui finit ses jours fardé de poudre blanche (pas de maquillage, plutôt de cocaïne) après avoir bien évidemment volé la femme-trophée (Sarkozy "continue à jouer (…) de ce va-et-vient entre une vie privée dont il exige le respect et une conquête appréciée qu’il exhibe comme un trophée"   .) de celui qui l’a fait entrer dans le milieu. Il n’y a jamais que des délinquants pour ressembler au président…

Dans une langue d’un baroque frelaté, Field et Duhamel jouent avec les mots pour en dégager le sens profond : Sarkozy est à la fois un gardian de taureaux qui conduit la manade de journalistes   et un gardian des institutions, qui balade les journalistes en leur chantant des ballades   , qui monte aussi bien les chevaux que les images. "Image et politique sont désormais, au plein sens du terme, affaire d’objectifs. Et rien de moins "objectif" que ce réel-là", expliquent-ils."Nicolas Sarkozy n’a pas inventé le système. Il l’a compris, mieux et avant beaucoup d’autres – ce dont nul ne pourrait de bonne foi lui faire le reproche". Que personne de bonne foi ne fasse le reproche, ni au politique ni aux journalistes, de nous manipuler tout à leur aise ! Oublions allègrement que l’indépendance des moyens d’information par rapport au pouvoir politique est une condition sine qua non de l’indépendance morale et intellectuelle ! "Côté médias, la politique cesse d’être une activité spécifique et noble, elle devient un fait divers parmi d’autres. Le politique qui n’a pas compris ce changement risque de ne pas accéder au pouvoir (…)."   Et Sarkozy a tellement bien compris cela, "si goulûment" !


Un bonapartisme

Quel besoin de parler d’idéologies politiques, si la manipulation de l’image suffit ? Pour donner un vernis "intellectuel" – ça fait toujours chic –, les auteurs montrent comment "l’unification des droites a été accélérée et achevée par Nicolas Sarkozy"   . Il unifie les trois droites, distinguées par René Rémond, sous la seule catégorie d’un bonapartisme "idéologique, électoral et institutionnel". Idéologique, il rassemble la droite villiéro-lepéniste, libérale-centriste et néo-gaulliste ; électoral, il déculpabilise l’électeur radical, qu’il vote pour Le Pen ou pour… Arlette ; institutionnel, il "concentre tous les pouvoirs dans les mains de l’élu du peuple, lequel pratique le rapport direct entre le chef et ses concitoyens, réduit le Premier ministre à une fonction de collaborateur, met en avant ses conseillers personnels (…), toujours agit et toujours s’agite"   . Or pour René Rémond, le bonapartisme était incompatible avec les autres droites (comme il le dit en 1982) et, plus profondément que nos starkozyst thinkers, il pense que cette unification a déjà été en partie le fait de l’UMP, création de… Jacques Chirac. D’ailleurs, il n’inclut pas le "bonapartisme" dans le dernier volet de sa pensée   . Petit détail, pensent sans doute les auteurs !


La "médiacratie"

Il s’agit donc de définir "la nouvelle médiacratie, ce processus où le pouvoir politique vient se confondre avec la puissance médiatique"   . L’enjeu : il faut être une star, "guettée, pistée, puis montrée, et remontrée, et remontrée"   et l’"invasion médiatique fait partie des principes premiers de la politique vidéocratique"   . Qui dit "médias" dit aussi structure à dévoiler, ce que nos auteurs croient faire par une accumulation de références. Ainsi défilent, dans un seul chapitre de 15 pages, Desanti, Vernant, Saussure, Platon, Jakobson, Hobbes, Freud, Spinoza, Kepler, Copernic, Galilée, MSN, Montesquieu, Second life. Tout est bon pour montrer qu’il y a une crise de la représentation – truisme assumé qui ne les empêche pas de distinguer la crise des représentations symboliques du pouvoir, d’une part, et celle des représentations du savoir, de l’autre. Ces dernières sont "le maître, le médecin, aussi bien que le policier, ou le journaliste, le surveillant de prison, le contrôleur de la SNCF (…) ou le pompier"   . Distinction douteuse ne serait-ce que par le contenu de chaque catégorie : rien de plus hétérogène que le journaliste ou le pompier, le médecin ou le surveillant de prison.

Ainsi, "deux modèles coexistent aujourd’hui dans notre représentation politique. Ils sont antagonistes mais coexistent dans la société"   . Un modèle soi-disant vertical (des citoyens au chef) et un autre horizontal (les particularités des consommateurs-citoyens). "Dès lors, tous les systèmes liés à la verticalité sont entrés en crise (…) : la parole de l’enseignant, (…) le geste du médecin, (…) l’information du journaliste, tous sont pris dans le maelström du soupçon, (…) de la non-légitimité"   . Ce qui entraîne une incapacité pour le citoyen à s’abstraire des particularismes "pour que puisse surgir une forme d’universalité" et fait joyeusement dire aux auteurs que "ce qu’il y a eu de passionnant dans la dernière campagne présidentielle, c’est qu’elle a été la mise en scène involontaire de cette contradiction fondamentale"   . Phrase qui résume l’esprit du livre : voir le tissu social se défaire sous la double emprise du politique et des médias, c’est passionnant, et, sous prétexte que cela serait involontaire, cette découverte, qui n’en est pas une, se voit disculpée, position commode pour les principaux complices de cette manipulation généralisée.


Le sarkozysme, c’est un starkozysme

Bref, "s’il fallait le définir en deux mots, on dirait que le sarkozysme est un bonapartisme vidéocratique – et à le résumer en un seul, nous avons choisi celui de starkozysme" (p. 133), doté d’une rhétorique, d’une méthode et d’un public.

Son clairon, c’est Guaino. Car ce que "Guaino apporte à Sarkozy c’est (…) une profondeur de champ. La rhétorique sarkozienne (…) a les défauts et les qualités du personnage (…). Mais elle reste un peu courte pour une présidentielle qui (…) demande (…) une vision (…). Et ce n’est pas faire injure au chef de l’Etat que d’affirmer que ça n’a jamais été son point fort"   . Pas d’injures alors, vis-à-vis de ce sage président qui ne peut surtout pas avoir une vision par lui-même. Louons cette "rhétorique emphatique de Guaino [qui] n’évite pas les couacs : [comme] la catastrophique adresse (…) aux Africains du président nouvellement élu, véritable florilège de tous les poncifs occidentaux sur le continent noir (…). Mais l’essentiel est qu’elle se soit progressivement ajustée à celle de Nicolas Sarkozy"   . L’essentiel, c’est que le président prononce ce qu’il n’a même pas pensé. Le starkozysme est complet : avec Guaino, le candidat "tenait enfin les deux bouts de la chaîne qui lui manquaient : la maîtrise du "très près", du terrain (…). Et sa mise en perspective avec le "très loin", les plongées dans une histoire de France racontée aux grands enfants que nous sommes (…)"   . Et heureusement qu’on nous traite comme des enfants, nous dispensant d’être des citoyens !

Telle est bien la méthode. Le starkozysme prend conscience que "le gros plan du visage d’un témoin en larmes est évidemment beaucoup plus "efficace" que l’argumentation rationnelle qui fait rarement "un moment de télévision"". Il faut préserver le consensus et "évacuer les questions qui fâchent, d’ordre social ou politique (…). Il ne s’agit plus d’aider à comprendre, mais de susciter l’émotion"   . Cette méthode est donc celle de l’identification mise en scène par les émissions politiques telles que "J’ai une question à vous poser", de TF1 (le 5 février 2007, l’invité est Nicolas Sarkozy). Aux questions posées, le candidat est comme celui qui pose la question : je c’est vous, je c’est nous, je suis d’accord avec vous, nous sommes tous d’accord et vous, vous êtes comme moi. Il n’en fallait pas plus à Robert Musil (Essais, "De la bêtise", Seuil, 1984) pour voir dans ce passage un peu hâtif du "je" au "nous" une des formes caractérisées de la bêtise.

Plus de place alors pour la citoyenneté, qui ne saurait être télévisuelle dans la vidéocratie   . Le starkozysme choisit donc son public : c’est "le néo-people" qui "se caractérise par l’importance de son dressing", marqué qu’il est "par son ascension sociale et qui évolue uniquement dans un monde de l’image et de l’argent"   . Le starkozysme, "de la même manière qu’il s’était depuis longtemps donné pour tâche de décomplexer politiquement la droite, (…) a, consciemment ou non, décidé de décomplexer culturellement tous ceux qui ont une revanche à prendre sur le "système" (…)"   . D’où une autre "culture" : "l’extension du divertissement et de la sous-culture de grande consommation [qui] témoigne de la revanche de toutes les catégories sociales et culturelles (…). Le talent de Nicolas Sarkozy, c’est de surfer sur cette tendance (…), parce que c’est proprement la sub-culture dans laquelle il a baignée"   . En somme : néo-people du monde entier, décomplexez-vous et crétinisez-vous !


Le starkozysme, une sous-démocratie

Ce livre paradoxal dévoile une dimension vraie du phénomène décrit, mais à travers une infinité d’imprécisions et de complaisances coupables. Le propos dans l’ensemble demeure d’une consternante banalité car il suffit de lire l’œuvre de Pierre Bourdieu (en particulier Sur la télévision, éd. Raisons d’agir, 1996), pour y trouver des conclusions certainement moins bien-pensantes. La référence à Bourdieu, incontournable pour un sujet de cette nature, n’y figure d’ailleurs pas. Le récit se fait en plus avec humour. Rions, pourquoi pas ! Mais peu sensibles au comique fieldo-duhamellien, nous y voyons un aveu de résignation complice de ceux-là mêmes qui portent une part de responsabilité dans la manipulation par des pouvoirs, comme la politique et les médias, qui ne sont pas "un fait divers parmi d’autres" et dont la tâche n’est précisément pas de "faire diversion", mais de ramener à l’essentiel, c’est-à-dire à la citoyenneté.

Si le starkozysme apparaît comme la revanche d’une "sub-culture", exprimée dans la dénonciation stérile d’une "pensée unique" (dont on peut légitimement imaginer qu’elle pallie une simple absence de pensée), destinée à des revanchards néo-people plus proches de la sensation que de la réflexion, du consommateur que du citoyen, il se pourrait alors que le starkozysme soit l’expression d’une sous-démocratie, voire d’une anti-démocratie. C’est le champ médiatique, pour parler comme Bourdieu, que représentent les auteurs, qui crée alors le starkozysme et l’anti-démocratie qui va avec, en lui donnant une existence propre : "Je sue… donc je suis"   .

Le starkozysme sortirait directement des laboratoires médiatiques : "C’est en cela que parmi toutes les souris du laboratoire de la politique vidéocratique, Sarkozy se distingue (…). Il réagit magnifiquement à tous les virus des écrans post-modernes. La métaphore ne se veut ni laudative ni désobligeante. Rien n’interdit d’ailleurs de l’inverser, et de décrire alors notre sixième président comme un chercheur de pointe dans la pratique de la vidéo-politique, faisant entrer dans son laboratoire une multitude inhabituelle de rats et de souris (…)."   Les rats : la gauche, la droite, les fonctionnaires, les "médias, plus que d’habitude", nous tous en définitive. On voit mal comment un chercheur de pointe pourrait avoir baigné toute sa vie dans une "sub-culture", mais ne soyons pas désobligeants !

Rien n’est donc vraiment très rassurant au terme de cette trop longue lecture. Les auteurs se demandent jusqu’où tout cela peut bien aller, question "la plus importante pour nos démocraties"   . Ils y répondent en se référant à Storytelling. Maigre réponse que de se référer à l’ouvrage de Christian Salmon, fortement sujet à caution. Et s’"il ne suffit pas de dire et de répéter "je veux" pour faire", espérer que "quelque part, en quelque temps, derrière le virtuel resurgit le réel et, derrière les histoires racontées, l’Histoire elle-même" ou attendre complaisamment la revanche du réel, toujours "impitoyable pour la bonne volonté mal éclairée ou le volontarisme utopiste" (Pierre Bourdieu, Leçons sur la leçon, Minuit, 1982), c’est une réponse encore trop lâche, qui arrive toujours trop tard – quand le mal est déjà fait.


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