Trois contributions essentielles sur l'exécutif et son système politico-administratif.

L'histoire de la République française est intimement liée à celle de l'émergence de la démocratie et, en particulier, du suffrage (d'abord masculin en 1848 puis véritablement universel en 1944 avec le droit de vote des femmes), faisant de notre modèle républicain une forme classique de parlementarisme façonné par la IIIe République, longue de 70 ans (1870-1940) et rétrospectivement dépeinte comme un « âge d'or des Parlements ».

Pourtant, l'histoire politique française contemporaine, notamment depuis la Grande Guerre, est également fortement marquée par un processus de dilatation du pouvoir exécutif, largement au détriment du pouvoir législatif depuis l'avénement de la Ve République et son « parlementarisme rationalisé ».

C'est précisément pour retracer l'histoire de cette évolution politique que Nicolas Roussellier, chercheur au Centre d'Histoire de Sciences Po, propose avec La Force de Gouverner   un essai riche et particulièrement brillant, qui peut être considéré comme une généalogie du pouvoir exécutif en France depuis le XIXe siècle.

 

Le renforcement progressif du pouvoir exécutif moderne

 

La thèse principale de l'auteur dans cet ouvrage, qui fera date, rompt avec une « tradition républicaine » qui voudrait tracer une continuité presque parfaite dans l'histoire constitutionnelle française. Selon Nicolas Roussellier, précisément, l'histoire politique démontre qu'il n'y a pas une République mais deux et, contrairement à d’autres pays, la France n’a pas su mener à bien la modernisation du pouvoir gouvernemental tout en préservant une tradition parlementaire : elle est passée d’un déséquilibre institutionnel à un autre, d'un pouvoir législatif fort et politiquement instable à un pouvoir exécutif stable mais laissant peu de place au pouvoir du Parlement. En fait, comme le note Nicolas Roussellier, « toute l'histoire de la montée en puissance de l'exécutif moderne peut aussi s'écrire en suivant son versant négatif : étape par étape, le triomphe de l'exécutif s'accompagne du déclin inexorable des assemblées parlementaires et de leur mode de travail  »   , en particulier la permanence de ses commissions, à laquelle on opposait à l'envi, à la fin du XIXe siècle, l'instabilité des gouvernements (que l'on appelait alors cabinets).

L'essai de science politique trouve ainsi son sens dans le choix de son (beau) titre, qui exprime parfaitement la progressive « prise de pouvoir » de l'exécutif. En effet, comme l'explique Nicolas Roussellier, « cette mutation peut se résumer en une formule : elle impose la priorité donnée à la "force de gouverner", c'est-à-dire à la stabilité et à l'autorité du gouvernement, et elle rejette au second plan l'ancienne idée de la "politique tirée du suffrage universel", c'est-à-dire de la politique élaborée et discutée au sein de la "nation assemblée". [...] Triomphe en fait l'idée d'un "droit à gouverner" qui profite à l'exécutif et qui tend à désigner le législatif comme un risque permanent d'inefficacité et de paralysie. »   . Par conséquent, c'est le mode de fonctionnement lui-même du gouvernement qui est fondamentalement modifié par cette évolution radicale : « le gouvernement se retrouve ainsi absorbé par son travail exécutif et beaucoup moins par ses obligations de présence dans les discussions parlementaires »   .

 

Dans La force de gouverner, cette progressive prise de pouvoir de l'exécutif sur le législatif n'est pas vue comme étant la seule résultante de l'affirmation de la Ve République par de Gaulle en 1958 et de l'application des idées qu'il avait magistralement exprimées lors de son célèbre discours de Bayeux en 1946, comme l'a déjà analysé Brigitte Gaïti dans son ouvrage De Gaulle, prophète de la Ve République   . De façon plus originale, Nicolas Roussellier considère, à travers de longs et passionnants chapitres mêlant avec brio science politique et histoire institutionnelle, que cette affirmation progressive du gouvernement, des ses ministères et de ses administrations, doit autant sinon plus à l'importance et à l'héritage du pouvoir militaire durant la Première guerre mondiale – « guerre totale » durant laquelle l'état-major militaire, mais aussi la présidence du Conseil (comme l'illustre la fameuse phrase «  Je fais la guerre  » de Clemenceau), excercent une forme de dictature légale qui fait fi des usages démocratiques par souci d'éfficacité de la décision politique –, phénomène qui se prolongera dans l'entre-deux-guerres, qu'à une hypothétique conversion immédiate et définitive des élites politiques et administratives sous l'effet de la prise de pouvoir de De Gaulle en pleine crise algérienne.

Ainsi, dans un chapitre essentiel ayant trait au nouveau modèle d'organisation gouvernemental durant la première moitié du XXe siècle, Nicolas Roussellier explique lumineusement que, « parce qu'il assume de mieux en mieux la dimension militaire de son pouvoir et de son mode d'activité, l'exécutif moderne entre [...] dans un processus de transformation que l'on peut aisément qualifier de radical [...], l'aspect le plus remarquable de ce processus [étant] qu'il s'écrit dans le langage de la technique beaucoup plus que dans les termes d'une nouvelle conflictualité politique »   . Inspirée par des personnalités politiques aussi différentes politiquement que Léon Blum ou André Tardieu, cette « réforme gouvernementale  », selon l'expression de Blum, «  n'a pas soulevé de tempêtes idéologiques comparables aux déchirements intervenus au XIXe siècle entre monarchie, Empire et république  » car, dans cette perspective, « le gouvernement [est] considéré comme une "machine" [et] doit dorénavant répondre de son "rendement" [,] placé à la tête d'une "production" dont il doit assumer la "cadence" »   . Cette vision « tayloriste » de l'efficacité gouvernementale s'appuiera logiquement sur un renforcement des moyens budgétaires et surtout humains accordés au pouvoir exécutif pour mener à bien ses missions, désormais prépondérantes dans l'équilbre des pouvoirs.

 

Au-delà de ces pages instructives sur l’influence du pouvoir militaire et de la technique gouvernementale dans la genèse du pouvoir exécutif moderne, Nicolas Roussellier propose avec La Force de gouverner une analyse historique intéressante du renforcement progressif des administrations ministérielles en lien avec celui des prérogatives gouvernementales. En particulier, au-delà de la haute fonction publique en général, il montre à quel point l’importance des cabinets ministériels – notamment celui de Matignon –, et des conseillers qui les constituent, est consubstantielle à l’affirmation du pouvoir exécutif en France au cours du XXe siècle. Il donne ainsi l'exemple des politiques économiques, comme celles « de Blum ou Daladier dans la seconde moitié des années 1930, celle de Mendès en 1954, [...] [qui sont] inspirées par un brain trust composé de conseillers et d'experts économiques qui forment l'entourage immédiat du Président du Conseil (ou bien du ministre des Finances, selon le cas)  »   .

En effet, phénomène particulièrement important en France mais présent également chez nos voisins européens et outre-Atlantique, le poids des conseillers et collaborateurs « de l’ombre » est le produit d’une trajectoire historique et d’une culture politique qui puise sa source dans la monarchie et qui n’a cessé de se développer durant les périodes républicaines, jusqu’à la période actuelle de la Ve République hyper-présidentielle.

 

Cabinets et conseillers de l'exécutif

 

Or, précisément, dans un ouvrage collectif intitulé Le règne des entourages   et appelé à devenir une référence, Jean-Michel Eymeri-Douzans, Xavier Bioy et Stéphane Mouton, enseignants à l’Institut d’études politiques et à l’Université de Toulouse, proposent une somme impressionnante de contributions savantes sur le thème du rôle et de l’influence des conseillers du pouvoir exécutif à travers les âges et les pays.

Grâce à une approche historique, juridique, sociologique et comparatiste, les nombreux auteurs de l’ouvrage proposent ainsi un panorama très complet de ces conseillers dont l’influence et le pouvoir ne sont aucunement reconnus par les textes (la Constitution française au premier chef, qui ne les mentionne jamais) mais sont recherchés par les ministres et les chefs d’Etat et de gouvernement pour leur loyauté et leur expertise.

Dans une longue introduction très instructive, Jean-Michel Eymeri-Douzans et Xavier Bioy expliquent en effet que l’influence des entourages au sein du pouvoir exécutif constitue un phénomène qui se généralise, voire se renforce en France, en Europe et en Amérique du Nord, et devient de moins en moins obscur – comme en témoigne le succès des séries étrangères telles que West Wing (A la Maison Blanche), Borgen ou House of Cards, en passant par les films français L’Exercice de l’Etat et Quai d’Orsay, lui-même adapté de la bande dessinée du même titre –, à mesure que le métier politique se professionnalise et que se renforce la complexité de son environnement juridique, financier et économique. Cette « République des conseillers » dont parlent les auteurs, n’est guère nouvelle mais elle n’a sans doute jamais été aussi puissante, démontrant que « le roi ne s’appartient plus et ne gouverne jamais seul »   et alimentant « le procès permanent des entourages »   trop présents, non élus, ne rendant compte à personne et confisquant le pouvoir du Prince.

Ce spectre du « gouvernement des experts » est bien connu des analystes mais n’a sans aucun doute jamais été aussi finement scruté en France depuis les travaux pionniers de René Rémond et Aline Coutrot (Quarante ans de cabinets ministériels   ), de Pierre Birnbaum (Les sommets de l’Etat   ), d'Ezra Suleiman (Les hauts fonctionnaires et la politique   ) et de Jean-Louis Quermonne (L’appareil administratif de l’Etat   ).

 

Comme il est de tradition dans la science politique, c’est la recherche historique qui vient d’abord alimenter l’analyse. Ainsi l’ouvrage collectif s’ouvre-t-il par une longue première partie historique nécessaire à la compréhension des enjeux du thème large et complexe des entourages, du « Conseil du Roi, siège de la prudence royale »   aux cabinets modernes des IIIe, IVe (pourtant à dominante parlementaire) et Ve Républiques, en passant par les périodes décisives de la Monarchie de Juillet et du Second Empire.

Par une grille de lecture juridique, l’on comprend également que les cabinets ministériels constituent « une institution coutumière de peu de droit et de beaucoup d’usages »   , caractérisée par une inexistence juridique (ou presque) de ses membres, une opacité financière de ses pratiques et une responsabilité juridique inversement proportionnelle à son influence politique réelle.

En outre, grâce à une vision sociologique à la fois fidèle à l’école bourdieusienne (La noblesse d’Etat   ) et renouvelée, Le Règne des entourages démontre bien à quel point l’endogamie et le manque de diversité professionnelle et sociale des cabinets ministériels, ainsi que la confidentialité de leur mode de recrutement et de cooptation, contribuent à assimiler les cabinets et les conseillers de l’exécutif à « une société de cour de la monarchie républicaine française »   .

 

Résultante de ces différents prismes historique, juridique et sociologique, la lecture proprement politique de cet ouvrage est en définitive très féconde puisqu’elle permet d’évaluer à sa juste mesure le poids des sphères politiques et administratives dans l’appareil d’Etat en France et de le comparer à d’autres systèmes politiques nationaux. Particulièrement exacerbée sous la Ve République, l’influence de haute fonction publique relativise ainsi au sein de l’appareil administratif de l’Etat le pouvoir des élus et du gouvernement démocratiquement issu des urnes, bien que « des liens de loyauté pluriels et conditionnels »   unissent les responsables politiques et leurs conseillers, alors même que dans d’autres pays, c’est dans l’appareil des partis politiques (Belgique, Italie) voire au sein des médias ou des think tanks (cas des special adviser au Royaume Uni) que puisent les cabinets ministériels, selon un système de dépouilles (spoils system aux Etats-Unis) qui confère une importance décisive au phénomène de l’alternance politique. De manière différente et tout aussi intéressante, dans les pays nordiques (Norvège en particulier), c’est le cabinet ministériel, constitué de l’élite administrative du pays, qui sera garant de la continuité de l’Etat, quel que soit le ministre ou le gouvernement.

En définitive, ce bel ouvrage scientifique et – pour autant ! – agréable à lire décrit de manière brillante et illustrée un phénomène constitutif de nos démocraties contemporaines, à tous les échelons du pouvoir (local, national, européen) et alimente le débat au sujet de l’importance des conseillers et des experts non élus dans les circuits de décision politique. Loin d’être un « impensé » de la science politique, cette dimension décisive du pouvoir exécutif méritait pourtant un tel travail collectif qui met fin à une période de plus de 30 ans durant laquelle aucun ouvrage savant de cette ampleur et de cette ambition ne s’était intéressé à ce sujet essentiel au sein de nos systèmes politiques actuels.

 

La question du pouvoir et de l'influence de la technocratie

 

Enfin, troisième essai de cette triple recension au sujet du pouvoir exécutif et de son système politico-administratif, l’ouvrage collectif La technocratie en France   , dirigé par Isabelle Grand, Salvador Juan et Julien Vignet, enseignants-chercheurs à l’Université de Caen, complète de manière intéressante mais parfois décevante Le règne des entourages, en se focalisant bien davantage sur une critique sociologique de cette classe dirigeante que constituent selon les auteurs les « technocrates » – terme fortement connoté qui est resitué par les contributeurs dans toute sa complexité et sa genèse –, dans une vision inspirée tant par Pierre Bourdieu que par Georges Gurvitch, auteur de Industrialisation et technocratie   .

Comme Le règne des entourages, mais dans une logique bien plus militante, l’essai collectif La technocratie en France propose de partir de l’histoire de la formation des élites administratives et techniques – entendues de façon plus large que les seuls cabinets ministériels puisque les auteurs analysent également les secteurs de l’agriculture, de la santé, de l’énergie, de l’eau et du milieu associatif – pour aboutir à une critique de l’actuel pouvoir technocratique, en se fondant sur des exemples de trajectoires individuelles (essentiellement au sein des « grands corps » de l’Etat, et en particulier dans la fameuse « Promotion Voltaire » de l’ENA…de manière peu originale) symboliques de leur influence politique et économique.

À travers une analyse engagée de la privatisation contemporaine de plusieurs secteurs économiques et des évolutions néo-managériales dans certaines administrations (hôpitaux), les auteurs tentent de conceptualiser le pouvoir de ces conseillers qui « pantouflent » des cabinets ministériels aux affaires privées, selon des trajectoires de carrière public-privé très classiques en France mais moins comparables à l’étranger. Cette spécificité française de la circulation des élites dirigeantes grâce au truchement décisif des cabinets ministériels est centrale dans La technocratie en France, qui, de ce point de vue, ouvre une perspective bien plus large que le seul pouvoir politique de l’exécutif