S’ouvrir à l’Afrique dans la mobilité et le bégaiement de la pensée, mettre en place et pratiquer une nouvelle méthode dans une langue décolonisée créatrice de nouveaux concepts, refuser l’identité et l’ontologie, tel est le chemin de Séloua Luste Boulbina.

« C’est dans le ciel et grâce aux étoiles que les nomades trouvent leur chemin. »

Séloua Luste Boulbina ne manie pas la langue comme une académicienne. Elle n’expose pas de grands principes, même si elle invente des concepts. L’invention n’a rien de mécanique. Elle compose plutôt telle une musicienne avec le rythme de sa pensée, fluide, circulant entre les discours pontifiants qu’elle ne supporte pas. Il s’agit pour elle de décoloniser les discours sur l’Afrique, car la colonisation résiste, surtout chez les chercheurs pris souvent au piège de la logique aristotélicienne. D’ailleurs elle préfère le bégaiement de Socrate, au principe d’identité d’Aristote.

Schönberg bouleversa la composition musicale. Le livre de Séloua Luste Boulbina rompt avec un type de discours rigide, qui se pose comme rigoureux, peut-être par crainte de l’inconnu. Elle prend des risques, celui par exemple de ne pas être comprise, expérimente d’autres règles d’écriture, ce qui suppose un autre type de lecture. Spontanément le lecteur cherche ses repères. Il y a des exemples, des références, mais s’il rentre dans ce livre à l’écriture chaleureuse, il peut se perdre, étonné, au sens du coup de tonnerre d’ Aristote, de se trouver dans une narration qui semble aller de soi, couler de source, mais qui le désarçonne. Il n’y a pas de définitions qui délimitent le champ de la pensée. L’invention au contraire se joue des frontières, ces frontières de la colonisation, artificielles marquant par des pieux la propriété du colonisateur. Il faut se faufiler entre, ne pas se laisser enfermer. Sortir des sentiers battus, car l’eau y est plus rare. Les clichés ne sont rien d’autre que ces arrêts du mouvement, une eau qui stagne et ne coule plus, suivant son lit. Certains fuiront s’ils attendent un discours soucieux d’un jeu rhétorique, séducteur. Pour l’auteure, ce qui importe ce n’est ni l’être, identique à lui-même, ni son corollaire, l’apparence. Elle rompt avec l’ontologie. Ce livre est une mise en pratique d’un nouveau discours, d’une méthode qui ne se coule dans aucun moule de la pensée. Il est là le dépaysement, dans la déterritorialisation de la pensée.

La langue est colonisée, elle aussi, et notre réflexe de lecteur est de ne pas le voir tout de suite. Le modèle colonial perdure au-delà de la colonisation d’un territoire géographique. Il faut s’exercer à s’en séparer. Lire ailleurs, dans ces entre-mondes que ce livre, certes présente à la fin, mais dont l’écriture est une mise en pratique. Se libérer pour créer du neuf, pas simplement en disant « non », mais créer du concept en se rappelant que la pensée est bégaiement et que la tradition ne nous a transmis que des propriétés « clés en main ».

Une pensée du sujet

Comment parler de la colonisation et surtout de la décolonisation, sans négliger le sujet, tenir compte de son histoire, sa singularité et de son expérience ? Il y a au-delà de toutes les analyses, une expérience du colonisé à prendre en compte. L’Histoire est aussi l’histoire des individus et de leur subjectivité. Dans le prolongement des ouvrages de Frantz Fanon et en particulier de ses travaux psychiatriques menés auprès des (dé)colonisés, et de ceux de Edward Saïd, Seloua Luste Boulbina, directrice du programme de « la décolonisation des savoirs » au Collège International de Philosophie, tente de comprendre notamment ce qu’enfant d’Algérie, elle vivait, voyait, mais demeurait pour elle une énigme. Pourquoi par exemple transformer les noms ? S’il devint linguiste, en effet, la perte de son nom, n’est peut-être pas anodine. Choisit-on toujours par hasard ses goûts, ici, intellectuels ? Seloua Luste Boulbina parle de « théorie infantile de la nationalité », de la même façon que Freud parle de « théorie infantile de la sexualité » à propos de l’enfant qui élabore des fictions afin de percer le mystère de la sexualité. « Il n’y a rien, en effet, qui ne passe, dans l’humanité, par les sujets », écrit-elle   . Qu’est-ce qu’un sujet ? « Des êtres humains en tant qu’ils sont porteurs d’une subjectivité singulière, qu’on appelait autrefois esprit ou âme »   . Elle n’écrira donc pas une chronologie de la décolonisation, le temps n’étant ni progression ni continuité. Il procède par saut dans un présent et un devenir, qui signifie à la fois « venir de » et « aller vers ». La décolonisation s’inscrit dans un temps ouvert. Semblables aux nomades, les hommes doivent trouver leur chemin.

La peau ou la privation d’organisme

Frantz Fanon est né martiniquais et est mort à Washington. Martiniquais et algérien il symbolise l’union du continent africain et des Amériques insulaires. Il rassemble l’humanité au lieu de la dissoudre dans « les figures épidermiques du visible que sont "le Noir " ou "l’Arabe " »   . Il n’y a qu’une Afrique. Frantz Fanon s’est spécialisé dans le traitement clinique et psychiatrique des traumatismes de la décolonisation. C’est en référence aux travaux de ce dernier, mais en allant plus loin, que Seloua Luste Boulbina explique et cherche à faire comprendre que la (dé)colonisation est d’abord et surtout une expérience du corps, et plus précisément de la peau. La peau fait barrage, protection. Mais la peau noire n’a pas le même destin que la peau blanche. De cette dernière les artistes feront des écorchés   montrant ainsi que le Blanc a une anatomie, qu’il y a un dessous. Le Noir, au contraire, a une peau qui ne laisse rien voir. Il n’y a dès lors dans l’imaginaire collectif, aucun dessous, la partie est le tout. L’homme noir est privé d’organisme. Quant à la femme, comme le montre le film d’Abdellatif Kechiche, Vénus noire   , elle n’est que sexe. Nulle subjectivité pour le Noir, au masculin comme au féminin. L’anatomie dégage une vision sadique du monde. Prudent, Diderot écrira qu’en peinture comme en morale il est dangereux de voir sous la peau.

Cette situation donne naissance à une violence refoulée que la voix tente de libérer dans l’espace clinique, proche sémantiquement de incliner, lit. Parler pour se relever et marcher. Mais c’est l’écrit qui pour Fanon sera salvateur. Le cri de l’écrit.

L’histoire est « architecture intérieure »

Comprendre la (dé)colonisation c’est sortir de la représentation hiérarchisée de l’histoire que l’on doit à l’armée rappelle Seloua Luste Boulbina. Il y a toujours dans les récits, des héros, des généraux, des fantassins et des femmes de bordel pour illustrer cette évidence de l’appartenance à un échelon social. La littérature, plus que l’historiographie a tenté de ressaisir le vécu du sujet, explique-t-elle. L’histoire n’est pas réductible à la mémoire, sinon comment comprendre les conséquences de ces tragédies sur les familles ? L’imagination joue un rôle essentiel dans la construction du souvenir subjectif. Le corps en porte aussi les traces. La colonisation en effet c’est plus que l’appropriation des terres – pour cela on invente les nomades – c’est aussi l’occupation de l’âme. L’écrivain Kateb Yacine   , parlant de sa mère, la voit après le massacre du 8 mai 1945, à Sétif, sombrer dans la folie et se livrer à de véritables crises de possession. Quant à lui, âgé de seize ans, il est forcé de quitter sa famille.

Décoloniser aussi la psychiatrie.

Séloua Luste Boulbina montre l’importance cruciale de la décolonisation de la psychiatrie, entamée par Fanon à l’hôpital psychiatrique de Blida Joinville. Pour mémoire le psychiatre Antoine Porot, qui y travaillait et avait créé à Alger le service universitaire de psychiatrie de l’hôpital Mustapha, écrivait en 1918 : « les levées de classes entières […] nous ont mis en présence de la véritable masse indigène, bloc informe de primitifs profondément ignorants et crédules pour la plupart […] »   . On est bien loin montre-t-elle de l’exigence philosophique d’une subjectivité qui tend à l’objectivité. Pourquoi recourir à la psychanalyse dans ce travail de décolonisation ? Selon Séloua Luste Boulbina, centrer la décolonisation sur le sujet, implique nécessairement de prendre en considération la dimension inconsciente de la subjectivité. La psychanalyse pense le passé dans le présent, sur le mode de l’imbrication et de la répétition, l’historiographie s’inscrit dans la succession mécanique des causes, des effets. D’un côté, l’interprétation, de l’autre, l’explication. L’interprétation est inachevée, processus en boucle sans commencement ni fin, et surtout elle a pour vocation de guérir. L’histoire écrit-elle, exhume les morts, c’est à la psychanalyse de leur rendre une sépulture.

Des sujets aux prises avec la multiplicité des langues.

À l’aube des indépendances, rien n’était encore fixé et la question des langues occupa le devant de scène, quel que soit le pays africain concerné et l’empire colonial auquel il était rattaché. La réduction des langues locales au dialecte ne fût pas sans poser de problèmes politiques. En Algérie par exemple, la langue arabe fut reléguée à l’oralité, le kabyle à un folklore et le français demeura la langue dominante, celle qui s’écrit. Le gouvernement algérien se tournera alors vers l’arabe classique que personne ne parlait vraiment dans la population. L’arabisation a produit une nouvelle fracture entre islamistes arabisants et laïcs francisants, du fait d’une absence de politique d’alphabétisation du peuple. Mais au Sénégal, quel français était-il enseigné aux soldats autochtones ? Celui de la langue administrative et militaire. C’est ainsi qu’entre les deux guerres circulait dans l’armée un manuel pour s’adresser aux tirailleurs sénégalais qui avait pour titre : « Le français tel que le parle nos tirailleurs sénégalais. » Cela donnait : « toi porter mes bagages à la douane, moi payer toi »   . Séloua Luste Boulbina est la première à intégrer ces questions linguistiques dans une réflexion politique. Comment rêver, imaginer, quand on vous impose une autre langue que la vôtre ? Il y a là encore une violence faite au sujet.

Le voile : une frontière mouvante entre les assauts de colonisateur et la résistance passive du colonisé

Au lieu de traiter le voile comme un signe de soumission ou d’arriération, Frantz Fanon y voit une stratégie de résistance des femmes. Seloua Luste Boulbina parle de « ligne de démarcation infranationale »   . Cette femme qui voit, frustre car elle n’est pas vue. Elle échappe à toute tentative de désubjectivation. Ce silence, cette passivité, et en contrepartie la violence des colonisateurs échappe au pouvoir de ce dernier. On ne peut que rapprocher ce concept de voile de la démarche même de l’ouvrage. Il y a chez son auteure la volonté de ne pas se séparer de soi dans cette réflexion sur le colonialisme. Le philosophe ne saurait se tenir à l’écart de la subjectivité. Il est aussi un sujet et comprendre la philosophie passe non pas par la violence du « dévoilement »   mais par l’acceptation d’une vérité qui est dans la mobilité, un travail d’interprétation toujours à refaire. Image de la résistance, le voile est aussi la résistance d’une écriture qui admet l’équivocité, la non transparence immédiate, puisqu’elle est recherchée et qu’il n’y a de savoir que dans la démarche, le cheminement. Il n’y a rien à dévoiler.

L’invention des entre-mondes : une méthode mise en pratique dans l’écriture du livre

Il ressort de tout cela une nécessaire déterritorialisation de la pensée pour penser non à l’intérieur d’une culture ou d’une autre. Il faut se situer pour comprendre, dans les « entres-mondes ». Les idées n’ont pas de racines. Les entre-mondes sont mouvants, donnant de la mobilité à la pensée. Cela a pour conséquence la destruction de l’ontologie et de la notion d’identité. Les entre-mondes déplacent l’identité par le voyage de la pensée. Ce voyage s’accompagne du contrepoint, terme musical à l’origine. Il est au fondement de la polyphonie. Le dialogue avec l’autre se présente alors comme « capacité de jouer plusieurs notes à la fois »   . Refusant l’harmonie tonale, elle est « impertinente » et « intransigeante ». Cela explique le recours aux images, aux références, qui introduisent plusieurs niveaux de compréhension et d’interprétation du réel.

Cette pensée, cette parole, ne relèvent pas d’une prescription écrite à la fin de l’ouvrage. C’est un bégaiement, une parole désireuse d’aller par-delà l’existant. « Aujourd’hui je revendique le bégaiement comme l’expression de la décolonialité en acte »   . Ce n’est pas le mot de la fin. Le début d’une création à venir ? Non pas plus de début que de fin. Une simple injonction faite à soi-même. Une injonction philosophique. Socrate se voyait reproché de bégayer comme un enfant. Apprenons nous aussi à bégayer

 

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