Un essai et un recueil collectif tentent de comprendre les enjeux pour l'UE de la diffusion de son modèle politique à ses voisinages.
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Alors même que la crise économique et le pessimisme ambiant semblent actuellement miner l'Union européenne (UE) de l'intérieur, son modèle politique, fondé sur des critères précis (régime démocratique, économie de marché, Etat de droit et respect de « l'acquis communautaire »), est envié par de nombreux pays de son voisinage immédiat – essentiellement à l'est et au sud-est de ses frontières – mais également plus lointain – en particulier au sud de la Méditerranée –, qui considèrent que la perspective d'un rapprochement, voire d'une intégration, permettrait non seulement d'accroître leurs échanges économiques mais aussi – et surtout ? – d'épouser un projet « civilisationnel ». C'est en effet sans doute l'une des vertus les plus essentielles de la récente crise ukrainienne que de rappeler à quel point le dessein européen, pourtant en crise, suscite des attentes et peut encore bouleverser la géopolitique du continent, notamment pour les pays situés au croisement des influences russe et occidentale.
Pour répondre à la question de la capacité de l'Europe des vingt-huit de répondre à ces attentes placées en elle, et plus globalement à celle de la possibilité d'une extension de son modèle politique et économique – après des dernières vagues d'élargissement (en 2004, 2007 et 2013) plus difficiles que durant les premières décennies de la Communauté économique européenne (CEE) –, deux récents ouvrages de science politique tentent de mieux faire comprendre le long et difficile processus de « démocratisation » des voisinages de l'UE : Les chemins de l'Etat de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie de Florent Parmentier et Géopolitique de la démocratisation. L'Europe et ses voisinages , publié sous la direction de Jacques Rupnik. Le premier est un court essai, centré sur la frontière orientale de l'UE et écrit par un expert de l'Ukraine et de la Moldavie, tandis que le second constitue un recueil collectif de contributions portant à la fois sur le voisinage oriental (Balkans, Ukraine, Moldavie, Caucase) et méditerranéen (Turquie, Proche-Orient et Afrique du Nord) de l'Europe – d'où l’utilisation du pluriel « voisinages ».
A vrai dire, ces deux livres ont beaucoup en commun, au-delà de leur éditeur. En effet, Florent Parmentier, docteur en science politique, a mené sa thèse sur la Moldavie sous la direction de Jacques Rupnik, directeur de recherche au Centre d'études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, et a participé à l'ouvrage collectif publié sous la direction de ce dernier. Les études rassemblées dans Géopolitique de la démocratisation synthétisent d'ailleurs les récentes recherches menées sur le thème de la transition démocratique, qui fut durant les années 90 un important chantier intellectuel (on a même pu évoquer à une époque la « transitologie » comme une approche à part entière au sein des sciences politiques, dans le sillage de Dankwart Rustow ) à la fois en France et à l'étranger, comme en a notamment témoigné un essai de Samuel Huntington portant sur la « vague démocratique » de 1989 en Europe. Les deux ouvrages ici recensés, bénéficiant du recul des chercheurs sur les « vagues » démocratiques les plus récentes, qu'il s'agisse de l'Europe orientale ou du « Printemps arabe », s'inspirent de cette approche, tout en critiquant de manière intéressante son déterminisme « culturaliste » – que d'aucuns reprocheront bien davantage à Huntington dans son célèbre Choc des civilisations – et son optimisme béat, alors même que la réalité des « démocratisations » à l'est et au sud de l'Europe est loin d'être claire, homogène et linéaire.
Tout l'intérêt de ces deux livres, Les chemin de l'Etat de droit et Géopolitique de la démocratisation, réside en effet dans la mise en perspective de ce mouvement complexe et protéiforme constitué par la démocratisation et l'émergence de l'Etat de droit aux frontières de l'UE.
Dans son ouvrage, Florent Parmentier cible en particulier l'attention portée par l'UE aux institutions formelles (les fameux critères de Copenhague, définis en 1993) dans les précédentes vagues d'élargissement à l'est en 2004 (Slovénie, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Pologne, Lituanie, Lettonie, Estonie), en 2007 (Roumanie et Bulgarie) et en 2013 (Croatie), concernant des pays anciennement communistes (Chypre et Malte ayant été par ailleurs intégrés en 2004). Comme le note l'enseignant à Sciences Po, cette volonté européenne d'exporter l'Etat de droit à l'est de l'Europe correspondait à un « optimisme institutionnel » des acteurs de l'UE durant une période charnière, celle de la « surprise historique » constituée par la chute du bloc soviétique. Préparé à partir des années 1990, l'élargissement à l'est durant les années 2000 a été un succès politique et économique pour les pays entrants mais – et c'est bien l'un des aspects les plus inquiétants de la crise européenne actuelle – il n'a pas été ressenti comme tel par les membres antérieurs, voire fondateurs, comme l'ont exprimé les référendums de 2005 en France et aux Pays-Bas. De manière préoccupante, le déplacement du centre de gravité de l'UE de l'Europe occidentale vers l'Europe centrale et orientale n'a pas été réellement « pensé » et assimilé par certains Etats membres – à l'exception, sans doute, de l'Allemagne, qui en a profité politiquement et économiquement pour affirmer sa nouvelle puissance au sein du continent –, voire par les institutions européennes elles-mêmes, ce qui fait dire à certains observateurs que l'élargissement du projet européen s'est fait au détriment de son approfondissement, contribuant ainsi à le dissoudre et à n'en retenir que le plus petit dénominateur commun. Ce dénominateur commun, précisément, est constitué selon Florent Parmentier par le modèle politique européen, lui-même fondé sur l'Etat de droit et la démocratie libérale – un modèle qui n'allait pas forcément de soi au tournant de la guerre froide pour d'anciennes « démocraties populaires » à la « souveraineté limitée » par l'ancien allié soviétique.
Cependant, malgré un rattrapage économique spectaculaire et une réelle démocratisation des « nouveaux Etats » de l'UE, la dilution du projet européen en un vaste marché commun fondé sur des normes communautaires contraignantes a repoussé aux calendes grecques la question des futures frontières de l'espace européen. Au-delà du cas spécifique de la Turquie – dont les négociations d'adhésion ne cessent d'être reportées –, Florent Parmentier explique en détail le contenu de la politique européenne de voisinage (PEV) – du nom d'un document, préparé de longue date mais formellement communiqué par la Commission européenne en mars 2003, s'inscrivant dans la suite des réflexions entamées dans la perspective de l'élargissement à l'est –, fondée sur trois objectifs (sécurité, stabilité et prospérité, dans le but d'éviter de nouvelles lignes de fracture) et pose la question de sa réception (à la fois au sein de l'UE et à l'est de l'Europe). Comme l'explique le politiste, « dans un premier temps, seules la Biélorussie, l'Ukraine, la Moldavie et Russie devaient faire partie de ce programme [puis] la Russie a décidé de se retirer de son plein gré, se considérant comme un partenaire plutôt que comme un voisin. […] [Cela] a fortement déplu aux Etats acquis à la cause du Sud de la Méditerranée, à l'instar de la France ou de l'Italie, promoteurs du Partenariat euro-méditerranéen de 1995. » . C'est pourquoi la politique de voisinage a par la suite été « régionalisée » avec l'Union pour la Méditerranée – dont l'inspiration initiale, celle de Nicolas Sarkozy, ignorait royalement le cadre de l'UE – et le Partenariat oriental de 2009, d'inspiration polono-suédoise mais impliquant l'ensemble des Etats membres de l'UE.
L'une des questions les plus essentielles posées par Florent Parmentier dans Les chemins de l'Etat de droit est celle de la véritable priorité européenne dans la politique de voisinage à l'est de l'UE, notamment au regard des enjeux décisifs de la politique énergétique, dans laquelle l'Allemagne joue en particulier le premier rôle vis-à-vis de la Russie. A vrai dire, au-delà de la rhétorique de la démocratisation et des mécanismes de la conditionnalité politique des aides européennes aux pays concernés, « la PEV n'échappe donc pas à de multiples contradictions [puisqu'] il existe une tension évidente entre l'interdépendance régionale croissante dans le domaine de la sécurité, qui amène à investir davantage de ressources, et le besoin de s'extraire des dangers émanant des pays voisins […,] les trois objectifs généraux – stabilité, sécurité, prospérité – [pouvant] ne pas aller nécessairement de pair, voire entrer en contradiction. »
Né d'un contexte historique particulier, l'optimisme institutionnel des acteurs européens de l'après-1989 est donc progressivement venu se confronter à un certain « pessimisme culturel », pour reprendre les termes de Florent Parmentier, s'inspirant de manière convaincante de l'opposition bien connue entre « l'optimisme de la volonté et le pessimisme de la raison » chère à Gramsci. En effet, à mesure que l'UE s'est élargie à l'est, la question de ses frontières avec des Etats historiquement et culturellement étrangers à son modèle politique et économique s'est posée avec de plus en plus d'acuité, tant et si bien que certains observateurs se sont demandés s'il n'existait pas des pré-requis culturels à l'Etat de droit, justifiant de cette manière un temps long pour aboutir à une véritable « greffe » du modèle politique européen dans les Etats à l'est de l'UE.
De façon tout à fait originale, Florent Parmentier explore ainsi cette question du déterminisme culturel dans l'émergence de l'Etat de droit, en se fondant sur des références non pas seulement académiques et contemporaines mais également sur des auteurs plus classiques – tels Montesquieu (et sa célèbre « théorie des climats »), le philosophe allemand Oswald Spengler (Le Déclin de l'Occident, 1918), l'historien britannique Arnold J. Toynbee, ou encore Arno Mayer (La persistance de l'Ancien Régime) –, pour aboutir à une réfutation du déterminisme culturel, fondé sur un soi-disant héritage impérial (Autriche-Hongrie et Russie) au sein de l'Europe centrale, balkanique et orientale. Comme l'exprime l'élève de Jacques Rupnik, « le pessimisme culturel subordonne l'implantation d'un Etat de droit à un processus de maturation lié à des contextes spécifiques […], les sociétés [ayant] besoin d'un ordre qui corresponde à leur histoire, et plus encore à leur culture. [...][Cependant, si] l'apport de la variable culturelle […] nous permet d'entrevoir les relations entre les sociétés […], souvenons-nous de la mise en garde de Fernand Braudel, soulignant les dangers d'une histoire des civilisations mal comprise, et visant ouvertement le déterminisme d'auteurs tels qu'Oswald Spengler et Arnold J. Toynbee : « elle peut tomber dans les généralisations faciles d'une philosophie de l'histoire, en somme d'une histoire plus imaginée que reconnue ou prouvée ». »
Pour finir, et afin de démontrer dans quelle mesure les processus de démocratisation et les « chemins de l'Etat de droit » peuvent être longs, complexes et non-linéaires dans le temps, Florent Parmentier étudie les exemples des « révolutions colorées » : la « révolution des roses » en Géorgie en 2003, la « révolution orange » en Ukraine en 2004 et la révolution moldave de 2009. Celles-ci ont en effet constitué à la fois à court terme de véritables phénomènes politiques et médiatiques de rupture – allant donc dans le sens d'un réel optimisme institutionnel – et, dans une perspective de moyen terme, des mouvements opaques de résistance à l'Etat de droit et d'émergence de « régimes hybrides » – incorporant des éléments démocratiques au sein de régimes foncièrement autoritaires (« démocraties illibérales » selon Fareed Zakaria) –, conduisant de manière préoccupante à une recentralisation du pouvoir dans les trois cas étudiés, après seulement quelques années voire quelques mois – ce qui plaide davantage dans le sens du pessimisme culturel.
Dans l'ouvrage qu'il dirige, Jacques Rupnik reprend les même idées et réflexions en élargissant la focale aux marges balkaniques, caucasiennes et méditerranéennes de l'UE. Dans la continuité de ses précédents ouvrages, en particulier Les Banlieues de l'Europe. Les politiques de voisinage de l'Union européenne , son excellente introduction à Géopolitique de la démocratisation synthétise de manière très éclairante les débats sur les voisinages de l'Europe élargie.
A propos des « nouvelles frontières » de l'UE, Jacques Rupnik explique ainsi que la reformulation de la question des voisinages de l'Europe tient à un important mouvement des plaques de la tectonique politique du vieux continent. Tout d'abord, l'UE elle-même a changé de dimension avec les différents élargissements à l'est, alors même qu'avec la crise économique, financière et monétaire, un clivage nord/sud est apparu au sein de ses membres historiques. Par ailleurs, « les grands acteurs internationaux dans le voisinage européen, à commencer par la Russie et les Etats-Unis, ont eux aussi changé » selon Jacques Rupnik, alors que Barack Obama considère davantage l'Asie comme une région « pivot » pour sa politique internationale – tout en continuant de vouloir élargir l'influence de l'OTAN au-delà de l'Europe occidentale et centrale, mais aussi orientale – et que le néo-nationalisme de Vladimir Poutine cherche à redorer le blason impérial d'une puissance internationale qui, à ses yeux, a été humiliée dans les années 90, au moment du nouvel ordre mondial post-guerre froide, tandis que se préparait l'élargissement à l'est de l'UE et de l'OTAN. Enfin, last but not least, ce sont également les voisinages de l'UE qui se sont profondément transformés, comme en témoignent récemment le « Printemps arabe » en 2011 et la révolution ukrainienne de 2013-2014 (dit mouvement « Euro-Maïdan », du nom de la place principale de Kiev, où se déroulèrent les principaux mouvements). Si les Balkans restent relativement stables depuis quelques années – aussi surprenant que cela puisse paraître au vu du siècle écoulé –, « l'Europe est aujourd'hui exposée à une double déstabilisation de ses voisinages : à l'est avec le conflit ukrainien qui bouleverse sa relation avec la Russie ; au sud avec un Moyen-Orient passé du Printemps arabe de la démocratie à l'automne des généraux et à la déstabilisation de la région par l'implosion successive de la Libye, de la Syrie et de l'Irak, qui ramènent les questions de sécurité et de migrations au premier plan des relations avec l'Europe » .
Cependant, « l'étranger proche » de l'UE n'est pas seulement pour elle une menace mais aussi une zone d'influence décisive. S'il est patent que l'Europe ne joue plus les premiers rôles dans la géopolitique du Proche et Moyen-Orient, il n'en reste pas moins en effet qu'elle continue d'être un continent attractif pour l'Afrique du Nord, le Caucase et l'Europe orientale. S'agissant de la politique européenne de voisinage, ce « soft power » européen se diffuse notamment par son modèle politique, comme on l'a vu, par le biais d'une méthode spécifique, « qui repose sur la conditionnalité, la motivation et les intérêts des prétendants, [ce qui] est l'inverse de la « promotion de la démocratie » préconisée par l'administration Bush en Irak ou en Afghanistan » .
Si les différentes contributions à cette Géopolitique de la démocratisation viennent enrichir les recherches sur les relations entre l'UE et ses voisinages, concernant à la fois l'Ukraine (chapitre écrit par la journaliste Annie Daubenton, auteur d'un excellent ouvrage récemment publié à l'aune de la crise actuelle : Ukraine. L'indépendance à tout prix ), le Caucase (Thorniké Gordadzé), la Moldavie (Florent Parmentier), les Balkans (Jacques Rupnik), la Turquie (Riva Kastoryano) et la rive sud de la Méditerranée (Alvaro de Vasconcelos), la postface de l'ouvrage, constituée par un échange entre Jacques Rupnik, spécialiste de l’Europe centrale et orientale, et Gilles Kepel, expert du monde arabo-musulman, permet au lecteur de bien différencier la politique européenne de voisinage entre l'est et le sud de l'Europe.
En réalité, le véritable tournant a eu lieu, comme on l'a vu, en 2008-2009, lors de la définition d'une (hypothétique) « Union pour la Méditerranée » – dont Jacques Rupnik note « l'étrangeté du nom (quelqu'un serait-il « contre » la Méditerranée ? » – qui, sous l'impulsion de Nicolas Sarkozy (et sans association avec les pays du nord et de l'est de l'UE), cherchait à donner un nouveau souffle au « processus de Barcelone » (1995), au point mort depuis des années, et, parallèlement, d'un Partenariat oriental avec l'est de l'Europe (y compris avec les pays caucasiens : Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan, « coincés » géographiquement et politiquement entre l'Union eurasienne russo-kazakhe et l'UE). Depuis lors, comme le fait remarquer Gilles Kepel, tout se passe comme s'il existait au sein de l'UE une répartition des rôles entre Etats membres, avec « l'Allemagne réunifiée, premier pays européen [qui] impulse la politique en direction de l'est européen jusqu'à la frontière avec l'Empire russe [et] la France [qui] joue le rôle de leader dans les relations avec le sud, en tout cas avec la rive sud de la Méditerranée » .
C'est pour cette raison qu'il est difficile de parler d'une politique de voisinage unique de l'UE mais bien davantage de politiques de voisinages dans un contexte mouvant : durcissement de la relation avec la Russie depuis la crise ukrainienne et l'annexion de la Crimée, déstabilisation durable du sud et de l'est de la Méditerranée depuis l'hiver 2010-2011 et refroidissement relatif des relations avec la Turquie, en lien avec l'affirmation de l'autoritarisme de l'AKP au pouvoir et l'éloignement incessant de la perspective d'adhésion.
Comme on le voit à la lecture des Chemins de l'Etat de droit et de Géopolitique de la démocratisation, les enjeux de la diffusion du modèle politique et économique de l'UE à ses voisinages ne sont pas minces et touchent des sujets aussi essentiels que la politique de l'énergie, la conditionnalité des aides publiques, la sécurité de certaines « zones pivots » de la géopolitique eurasienne et méditerranéenne et la volonté même de l'Europe de parler d'une seule voix à ses partenaires internationaux. Pour reprendre une expression roumaine citée par Florent Parmentier en conclusion de son essai, « les pierres font partie du chemin » mais, dans le contexte de tensions actuelles, la voie de la démocratisation et de l'extension de l'Etat de droit aux frontières de l'UE est loin d'être un boulevard