Un long entretien sur le parcours intellectuel et personnel de l'historien des origines du fascisme.

Dans un ouvrage dense, justement intitulé Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison   , l'historien et professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem Zeev Sternhell revient sur son parcours personnel et intellectuel, depuis ses souvenirs d'enfance jusqu'à aujourd'hui, à travers un long entretien avec le journaliste Nicolas Weill.

Intellectuel israélien d'origine polonaise, Zeev Sternhell est un spécialiste reconnu à la fois en Europe et aux Etats-Unis de l'histoire du phénomène fasciste, analysé sur le plan des idées politiques et de ses origines culturelles. Ayant étudié et commencé ses recherches dans le monde universitaire français, au sein de "l'école" d'historiens de Sciences Po, notamment sous le patronage de Jean Touchard, René Rémond et Raoul Girardet, Sternhell est particulièrement célèbre en France, parmi la communauté intellectuelle, pour avoir remis en question la sacro-sainte typologie des "trois droites" (légitimiste, orléaniste et bonapartiste), chère à René Rémond   , qui fut poutant l'un de ses maîtres. Dans ses ouvrages les plus connus, La droite révolutionnaire 1885-1914. Les origines françaises du fascisme   et Ni droite ni gauche. L'idéologie fasciste en France   , Sternhell, de manière alors iconoclaste – ce qui paraît aujourd'hui surprenant – chercha en effet à démontrer que, loin de constituer un pays "allergique" au fascisme   , par sa culture républicaine notamment, la France des premières décennies de la IIIe République fut au contraire l'un des berceaux de la culture politique préfasciste –  terreau qui sera favorable aux ligues de l'entre-deux-guerres –, à la fois sur le plan intellectuel (c'est Maurice Barrès qui intéressait essentiellement Sternhell au départ de ses recherches) comme au niveau politique (la montée de fièvre boulangiste, en particulier), puisant dans le rejet des Lumières un élan nationaliste qui tend à nier les individualités et à vanter une conception holiste de la communauté politique nationale.

Critiqué vigoureusement à l'époque de la publication de Ni droite ni gauche, au sujet du "fascisme français" de l'entre-deux-guerres – y compris par son propre éditeur Michel Winock ! –, Zeev Sternhell revient assez longuement dans Histoire et Lumières sur cet épisode qui l'a marqué personnellement et l'a convaincu, in fine, de fuir le "provincialisme universitaire" français pour aller poursuivre ses recherches à Oxford puis outre-Atlantique. Très attaché à la culture française, élevé pendant une partie de son enfance par son oncle et sa tante à Avignon, ce procès de sacrilège fait à son encontre par un milieu intellectuel par trop conformiste apparaît encore aujourd'hui comme une blessure pour l'historien israélien, alors même que ses thèses ont été largement confirmées par l'historiographie la plus récente   . D'une certaine manière, l'on peut comparer le renversement historiographique opéré par Sternhell à propos de l'histoire de la droite révolutionnaire française à celui initié par l'historien américain Robert Paxton   à propos du régime de Vichy, le regard extérieur permettant de dépasser les points de vue trop passionnés des témoins et des chercheurs français.

Cette controverse à propos du fascisme français n'est cependant pas le seul thème évoqué par Sternhell dans son entretien avec Nicolas Weill. Juif, laïc et de gauche, l'historien revient avec passion sur son itinéraire personnel, depuis son enfance tragique en Pologne occupée par l'armée du IIIe Reich – ses parents et sa sœur furent des victimes de la Shoah –, jusqu'à son installation en Israël, enthousiasmé notamment par la culture des kibboutz, "la plus belle société communiste jamais inventée et, pour cette raison, sans doute, aujourd'hui pratiquement disparue"   .

Désespéré par le "glissement à droite" du sionisme, Zeev Sternhell apparaît aujourd'hui comme un intellectuel israélien tout à fait singulier, l'un des rares à être autant à l'aise à Paris, Jérusalem ou sur les campus américains pour critiquer vigoureusement la politique répressive de la droite nationaliste au pouvoir dans son pays. Ancien soldat de l'armée d'Israël, combattant notamment lors de la guerre des Six-Jours, l'attachement de l'historien à son pays d'adoption – il fut un moment apatride, lors de son exil à Avignon – est tout à la fois viscéral et assez désabusé, nostalgique du temps des fondateurs, celui des idéaux de partage et de socialisme, pourtant déjà, dès l'origine, marqué par les inégalités et les disparités sociales entre communautés. C'est d'ailleurs ce paradoxe qu'il a décrit avec brio dans son ouvrage Aux origines d'Israël (1904-1908). Entre nationalisme et socialisme   , qui reprenait sa méthode historique consistant à s'intéresser davantage aux idées politiques qu'aux faits et aux événements, et qui avait suscité à l'époque au sein du milieu universitaire israélien au moins autant de polémiques qu'à l'époque de la controverse sur le fascisme français dans le microcosme des historiens de Sciences Po. Les raisons en étaient les mêmes selon lui : "les historiens, politologues et sociologues tenaient à préserver leurs acquis [...], alors que ceux qui avaient vécu la période, une fois de plus, s'accrochaient de toutes leurs forces aux temps héroïques de leur jeunesse"   .

C'est bel et bien l'itinéraire d'un historien des idées politiques, d'une figure majeure de l'historiographie internationale et d'un intellectuel engagé qui transparaît dans ce témoignage personnel au ton toujours juste. A l'heure de la montée de l'extrême droite en Europe, cette lecture paraît salutaire, non pour comparer les époques – Sternhell expliquant dans son ouvrage qu'il est sans doute trop facile et réducteur de calquer le paysage politique actuel sur celui des années 30, notamment –, mais pour garder à l'esprit la force des idées dans le mouvement de l'histoire, ainsi que l'importance des racines culturelles dans l'émergence des phénomènes politiques