Un "beau livre" réussi et détaillé qui se présente comme une fresque des révolutions à travers les époques et les continents.

C'est à la réalisation d'un vaste panorama des révolutions protéiformes du XVIIe siècle à nos jours, et sur plusieurs continents, que s'est attelée une équipe d'enseignants-chercheurs en histoire, sous la direction de Mathilde Larrère, maître de conférences à l'Université Paris-Est Marne-la-Vallée, offrant au lecteur un ouvrage sobrement intitulé Révolutions. Quand les peuples font l'Histoire   qui, dans la mesure d'un "beau livre" s'adressant à un public large de non-spécialistes, est sans aucun doute l'une des plus remarquables publications historiques de ces derniers mois.

Comme le rappellent les auteurs en exergue, "l'idée de ce livre est née au printemps 2011, au moment de l'éclosion des révolutions arabes. Eugénia Palieraki, spécialiste des connexions entre mouvements révolutionnaires, Maud Chirio et Mathilde Larrère, historiennes du politique aux XIXe et XXe siècles, décident alors de confronter cette actualité brûlante à une démarche historique rigoureuse. En juin 2013, elles organisent le colloque "D'une révolution à l'autre, histoire des circulations révolutionnaires" qui réunit les meilleurs spécialistes du sujet."   Par la suite, dans un projet qui rejoint l'excellent ouvrage Pour quoi faire la révolution   sous la direction des chercheurs de l'Institut d'histoire de la Révolution française (Université Paris-I) que sont Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent et Pierre Serna, l'initiative de Mathilde Larrère et de ses collègues s'enrichira des contributions de deux spécialistes des phénomènes révolutionnaires dans deux aires culturelles particulièrement importantes : Félix Chartreux, spécialiste de la Russie, et Vincent Lemire, historien du Moyen-Orient.

Ainsi, cet ouvrage collectif à l'iconographie particulièrement riche et soignée, présente à la fois un travail éditorial de choix – il s'agit d'un bel objet, d'un "beau livre" au sens propre – mais vise également à renouveler l'historiographie scientifique des phénomènes révolutionnaires, envisagés sous l'angle comparatiste en présentant leurs invariants historiques, sur le plan social et culturel en particulier.

Les différents chapitres sont partagés entre spécialistes des périodes et des zones géographiques. Mathilde Larrère, historienne du politique, s'est donc intéressée aux révolutions anglaise du XVIIe siècle, américaine du XVIIIe, et, bien sûr, à "la mère de toutes les révolutions", la Révolution française, envisagée dans une périodicité de moyen terme (1789-1799), insistant en particulier sur les périodes de la Convention et de la Terreur, plutôt que sur Thermidor et le Directoire. L'auteur s'inspire ici des derniers renouvellements historiographiques en la matière, les travaux de Sophie Wahnich en particulier   . Par ailleurs, la même historienne s'est chargée des chapitres traitant des "Trois Glorieuses" de juillet 1830, mettant un terme à la période de la Restauration, au "Printemps des peuples" de 1848, en France mais également sur le continent européen (en particulier à Vienne, Berlin, Venise, Rome et Prague), et à la Commune de Paris, ce "cri du peuple" qui sera analysé par Marx comme la première révolution ouvrière, devenue une référence pour de nombreux régimes révolutionnaires au XXe siècle, notamment l'URSS et les démocraties populaires.

Eugénia Palieraki, quant à elle, experte de l'histoire politique de l'Amérique latine et de l'Espagne, s'est concentrée sur les révolutions indépendantistes latino-américaines, quarante ans après la révolution nord-américaine. Créant des régimes républicains souvent fragiles mais en recherche de nouvelles valeurs et d'innovation politique et sociale, les révolutionnaires se réclamant du "rêve de Bolivar" ont eu ainsi tendance, explique l'historienne, à imiter, involontairement ou non, la geste indépendantiste de leurs voisins du nord et la modernité politique "inventée" en France avec la chute de l'Ancien Régime. L'enseignante-chercheuse de l'Université de Cergy-Pontoise s'est également chargée du chapitre sur la dialectique de la guerre et de la révolution en Espagne en 1936-1939, dans une période qui apparaîtra rétrospectivement comme une "répétition générale" de la Seconde guerre mondiale, opposant dans un conflit cruel et sanglant les civils et les militaires, les défenseurs du "Frente popular", victorieux par les urnes, et les troupes menées par Franco et d'autres généraux, aidés par les régimes hitlérien et mussolinien. C'est cette période tragique du phénomène révolutionnaire et de ses réactions qui, dans une incise particulièrement pertinente, pose la question de l'existence de droites "révolutionnaires", permettant ainsi à l'ouvrage de s'ouvrir à d'autres thématiques des révolutions. S'appuyant sur la thèse de l'historien israélien et iconoclaste Zeev Sternhell   , l'ouvrage insiste sur la généalogie de ces révolutions "à contresens" des idéaux révolutionnaires, mais qui leur sont pourtant à certains égards consubstantielles (c'est la Révolution qui crée ses contre-révolutionnaires, comme l'a montré magistralement Jacques Godechot dans La contre-révolution (1789-1804)   ) : les fascismes, la Révolution nationale sous Vichy, le terrorisme d'extrême droite (l'OAS pendant la guerre d'Algérie) et les nombreuses dictatures autoritaires militaires, en Grèce, au Brésil et en Argentine en particulier.

En prolongement de ces considérations, Eugénia Palieraki montre que le phénomène révolutionnaire peut être inversement une réaction à un régime autoritaire, lorsqu'elle traite de la révolution cubaine, née de la guérilla menée contre le régime de Batista et aboutissant en 1959 à la constitution du premier régime socialiste d'Amérique latine, sous le patronage de Fidel Castro et grâce à la victoire remportée par le commandement de l'armée révolutionnaire de Santa Clara par Che Guevara, figure (puis martyr) qui renouvelle mondialement le "romantisme révolutionnaire" – phénomène qui était marqué au XIXe siècle par le personnage du général italien Garibaldi, surnommé "héros des deux mondes" pour s'être illustré en Amérique du sud autant qu'en Europe (lors de l'unité italienne et de l'"Expédition des Mille"). Au sein même des démocraties libérales occidentales, ainsi qu'au Japon (avec les manifestations de Zengakuren), Eugénia Palieraki s'intéresse également aux mouvements révolutionnaires des années 1960-1970, marqués par une jeunesse cherchant à remettre en cause voire à renverser l'ordre bourgeois – l'historienne évoque Mai 68, tout en insistant sur le caractère international et non strictement français du mouvement étudiant –, qu'il soit répressif ou non, soit de manière non armée (mouvement des droits civiques et manifestations contre la guerre du Vietnam aux Etats-Unis) soit en recourant dans certains pays à l'action directe (ce fut le cas lors des "années de plomb" en Italie mais également en Allemagne, avec la Fraction armée rouge de Baader).

Dans trois contributions décisives, Maud Chirio évoque l'héritage de la révolution zapatiste au Mexique – qui fut à l'origine, en 1910, une réaction des paysans cherchant à vivre librement sur leurs terres, à l'heure où le libéralisme progresse dans les centres urbains –, la "longue marche" de la révolution chinoise – longtemps considérée par Mao, selon l'orthodoxie marxiste, comme une émule de la révolution bolchevique, avant de voir le mouvement s'autonomiser après la prise du pouvoir de 1949, puis s'émanciper totalement du joug soviétique –, et la "révolution des œillets" (du nom des fleurs portées à la boutonnière des jeunes capitaines) au Portugal en 1974 – première révolution réussie de l'Europe occidentale de l'après-guerre, facilitée par la fatigue de la dictature salazariste et par l'impasse des guerres coloniales, et menant pacifiquement vers la "normalisation" démocratique, teintée de révolution sociale et de pouvoir populaire. Comparant en particulier la révolution chinoise avec son modèle russe, l'historienne insiste sur l'importance de la ruralité et de la paysannerie dans l'émergence du régime maoïste, alors que la révolution bolchevique s'était appuyée initialement sur le noyau urbain, industrialisé et fortement politisé de la Russie tsariste.

Omniprésente dans les comparaisons scientifiques, mais aussi dans les slogans de nombreux révolutionnaires du XXe siècle, la "grande lueur à l'Est" (selon la terminologie consacrée) des révolutions russes est traitée dans un chapitre synthétique et passionnant par Félix Chartreux, enseignant au Collège universitaire français de Saint-Pétersbourg. Après la chute de l'Empire tsariste en pleine guerre mondiale, la révolution bolchevique d'octobre, ces "dix jours qui ébranlèrent le monde" selon le titre de l'ouvrage du journaliste américain John Reed, est en effet longtemps restée au sommet du panthéon révolutionnaire mondial, s'inspirant de la Révolution française (bourgeoise) qu'elle prétendait dépasser. Prônant une révolution d'une nouvelle nature, matrice des révolutionnaires du XXe siècle, le marxisme-léninisme puis le stalinisme (dont les trotskystes critiqueront la seule visée nationale) constitueront un modèle soviétique   , inspirant des foyers révolutionnaires dès la fin de la Première guerre mondiale (en particulier le spartakisme en Allemagne, avec les figures martyres de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, assassinés par les corps francs lors de la répression menée par le gouvernement social-démocrate) et jusqu'à la fin du XXe siècle (soit jusqu'aux "révolutions de velours" des années 1989-1991, qui font également l'objet d'un chapitre entier de l'ouvrage), sur tous les continents.  L'arme commune, "outil de la victoire", est constituée par le Parti, avant-garde de "révolutionnaires professionnels" sur lequel est bâtie l'idéologie léniniste, telle que décrite dans l'ouvrage Que faire ? de 1902. Aujourd'hui hautement polémique, l'héritage soviétique est synonyme, en particulier dans les anciennes démocraties populaires, de purges meurtrières, d'autoritarisme et de monopole d'une "nomenklatura" du Parti unique sur un peuple soumis à une forme de dictature, autoproclamée "populaire" et "démocratique". Il reste que la nostalgie – dans l'ex-RDA, l'expression "Ostalgie" a été forgée quelques années après la chute du mur de Berlin – de ce modèle révolutionnaire existe encore, mis à part les quelques régimes (la Corée du Nord, le Vietnam, Cuba et, dans une moindre mesure au vu de son ouverture au capitalisme, la Chine) qui se réclament toujours officiellement du marxisme-léninisme. Mais il n'inspire guère aujourd'hui les mouvements révolutionnaires, en particulier en Amérique latine, qui préfèrent se réclamer d'un romantisme de type guévariste (la figure de Che Guevara ayant été par ailleurs récupérée par un marketing mondial de la révolution !) plutôt que d'une idéologie au lourd passé.

Enfin, de manière plus originale, l'ouvrage élargit son panorama aux révolutions du Proche-Orient et du monde arabo-musulman, y compris aux mouvements les plus contemporains. Tout d'abord, dans un chapitre très instructif, Vincent Lemire, expert de l'histoire du Moyen-Orient, démontre l'importance de la révolution des Jeunes-Turcs (le terme entrera d'ailleurs par la suite dans le langage courant, pour désigner les tenants d'un mouvement générationnel, qu'il soit d'ailleurs réformiste ou révolutionnaire) au sein de l'Empire ottoman finissant, en 1908. Cette révolution, aujourd'hui méconnue du grand public, visait à restaurer la puissance et l'intégrité territoriale de l'Empire ottoman – surnommé "l'Homme malade de l'Europe", eu égard à ses pertes de territoires, notamment à la fin du XIXe siècle et au début du XXe – tout en s'inspirant des idéaux de la Révolution française. Si elle a échoué, sur le plan militaire, à sauver l'Empire, qui disparaîtra au lendemain de la Première guerre mondiale, elle a, en revanche, eu beaucoup de résonances sur le plan politique et social, trouvant un prolongement dans le kémalisme (c'est en effet le général Mustafa Kemal, dit "Attatürk", qui instaura la République laïque de Turquie au début des années 1920), mais, plus fondamentalement, en irriguant pour longtemps l'ensemble du bassin méditerranéen. Comme l'explique Vincent Lemire, il est donc difficile de comprendre les révolutions arabes du début du XXIe siècle sans s'attarder sur la révolution fondatrice des Jeunes-Turcs, qui eut pour conséquence de réduire la fracture politique et culturelle entre Orient et Occident. 

Précisément, c'est logiquement à propos des révolutions arabes (en Tunisie, en Egypte et en Libye mais aussi en Syrie et au Bahreïn), (trop) rapidement surnommées le "nouveaux printemps des peuples", que se clôt cette fresque révolutionnaire mondiale. Après avoir développé le thème de la "révolution théocratique" de 1979 en Iran – l'installation du régime autoritaire dirigé par l'ayatollah Khomeyni permettant d'interroger les liens entre Islam et révolutions   –, Vincent Lemire s'attache en effet à démontrer la modernité du phénomène révolutionnaire, pris au sens originel, dans le monde arabo-musulman actuel. Les révolutions de 2011, qui furent, rappelons-le, à l'origine du projet de l'ouvrage collectif, ont il est vrai modifié le regard occidental sur le monde arabe et redonné toute leur actualité aux perspectives révolutionnaires. Or, comme l'explique l'historien, "pas plus que la simultanéité des révolutions ne doit masquer les spécificités de chacune, pas plus que leur surgissement ne doit empêcher de les inscrire dans une histoire longue, l'impression inquiétante d'un "hiver islamiste" ou d'un "retour en arrière" ne peut faire oublier les aspirations démocratiques et sociales des peuples soulevés"