Une synthèse très instructive sur la Turquie actuelle, en pleine croissance mais plus que jamais divisée et instable.

A l'heure où les manifestants de la place Taksim d'Istanbul protestent contre le gouvernement du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, la lecture du court essai Où va la Turquie ? Carnet d'un observateur européen   de l'ancien diplomate français de l'Union européenne Marc Pierini, en poste à Ankara de 2006 à 2011, est particulièrement recommandée pour qui veut comprendre les données essentielles d'un pays en mutation.

Abordée sous l'angle de l'anecdote et du quotidien – les us et coutumes, la beauté et la poésie de la langue, l'exquise politesse des interlocuteurs, la gastronomie et le sens de l'hospitalité –, l'analyse du diplomate, devenu chercheur auprès de fondations internationales (Canergie Endowment for International Peace et Open Society Foundation), gagne en acuité et en profondeur au fil des différents chapitres traitant de la mainmise sur la société turque du parti "islamiste modéré" –  ou plutôt "religieux-conservateur" – AKP depuis dix ans et laissant apparaître à la fois ses succès économiques et ses blocages institutionnels, sociaux et diplomatiques. Observateur avisé, Marc Pierini bénéficie d'une connaissance fine du monde musulman pour avoir été chef de la délégation de la Commission européenne successivement au Maroc, en Syrie, en Tunisie et en Libye. C'est notamment à partir de ces expériences qu'il a publié des essais remarqués, également édités par Actes Sud, Le Prix de la liberté. Libye, les coulisses d'une négociation (2008), sur la libération des infirmières bulgares de Libye et Télégrammes diplomatiques. Voyage au cœur de la politique extérieure de l'Europe (2010) au sujet de la diplomatie de l'Union européenne.

Inspiré par les belles pages du Prix Nobel de littérature Orhan Pamuk consacrées à Istanbul et à la Turquie post-kémaliste   , Marc Pierini montre bien en particulier comment la fascination pour la modernité est consubstantielle à la Turquie contemporaine, pas seulement d'ailleurs au sein de la métropole eurasiatique d'Istanbul, en pleine effervescence urbaine et économique, mais également dans tout le pays, où le poids traditionnel de l'armée, garante de la laïcité depuis la fondation de la République par Atatürk, se réduit à mesure que se renforce cependant l'influence d'un courant conservateur.

Tout l'enjeu de la Turquie d'aujourd'hui réside dans cet équilibre politique précaire entre les laïcs et les conservateurs, mais également entre l'aspiration à l'Europe et la recherche de la grandeur ottomane perdue – cette "puissance du Milieu" à laquelle Marc Pierini consacre un chapitre instructif –, notamment au Moyen-Orient. Si l'orientalisme a été "créé" par l'Occident, pour reprendre les mots d'Edward Said   , la Turquie moderne s'est toujours sentie tenaillée entre ces deux influences culturelles et hésite aujourd'hui encore plus qu'hier, alors que les négociations vers une adhésion paraissent sans fin avec l'Union européenne.

Les manifestations de la place Taksim, déclenchées par des opérations d'urbanisme   décidées de manière péremptoire par le gouvernement d'Erdoğan, ancien maire d'Istanbul (1994-1998), ont cristallisé le conflit politique latent au sein de la société turque entre une jeunesse urbaine occidentalisée, sécularisée et aspirant à des libertés individuelles plus affirmées et un pouvoir conservateur prônant une modernisation économique respectueuse des traditions religieuses.

Marc Pierini synthétise de manière remarquable les enjeux de cette coexistence conflictuelle et insiste à juste titre sur la nécessaire tolérance entre deux segments de la société qui ne parviennent plus à dialoguer pacifiquement. L'ancien chef de la délégation européenne à Ankara montre que, face à cette réalité, le pouvoir en place a tendance à s'enfermer dans la réponse autoritaire et répressive, choisissant finalement, de manière regrettable, un pourrissement inévitable de la situation   . Or, "les libertés fondamentales méritent en effet des garanties constitutionnelles qui transcendent dans la durée les partis et les hommes politiques, faute de quoi un Etat, eût-il accompli par ailleurs d’immenses progrès démocratiques ou économiques, n'appartiendra jamais à la première classe de la démocratie mondiale. C'est là un choix politique fondamental"   .

En tant qu'ancien diplomate de l'Union européenne, il est logique que Marc Pierini pose in fine (dans les deux derniers chapitres de son livre) la question de l'influence de l'Europe pour encourager de l'extérieur un mouvement de renforcement des outils de démocratisation (nouvelle Constitution, ombudsman, justice réformée, presse libre...). Si l'Etat de droit et la démocratie fonctionnelle (les fameux "critères de Copenhague") – ainsi que, de manière plus ciblée, la reconnaissance de Chypre – sont au cœur de la négociation portant sur l'adhésion à l'Union européenne, celle-ci est d'abord essentiellement envisagée d'un point de vue géostratégique par les autorités turques, alors que se renforcent les liens décisifs avec l'OTAN et le "gendarme" américain, étant donné la dangerosité de plus en plus affirmée du voisinage de la Turquie (Syrie, Irak et Iran, notamment).

Du point de vue européen, c'est d'abord sous l'angle économique de l'agrandissement du marché que la question de l'intégration de la Turquie s'est posée, il y a maintenant plusieurs décennies. Mais, entre l'idée d'en rester à un "partenariat privilégié" et celle d'une intégration pure et simple, Bruxelles n'a jamais tranché et n'est d'ailleurs toujours pas sur le point de le faire, puisque les Etats membres de l'Union européenne, largement divisés à ce sujet, ont décidé de repousser une nouvelle fois l'échéance interminable des négociations sur l'adhésion du pays. Depuis longtemps terre d'accueil des immigrés turcs, l’Allemagne semble en particulier, comme sur les sujets de politique économique, avoir un rôle particulièrement important à cet égard, le parti au pouvoir, la CDU-CSU, ayant confirmé de manière constante son hostilité à un élargissement qui déborderait l'Union européenne, en raison de la taille et de la structure économique de la Turquie.

Assez logiquement de la part d'un observateur engagé de la diplomatie européenne, Marc Pierini aboutit quant à lui au constat d'un nécessaire rapprochement euro-turc, non seulement conforme aux intérêts diplomatiques turcs mais également enjeu essentiel pour l'équilibre du continent et pour l'Union européenne, "qui aurait à souffrir très directement de toute dégradation du climat politique, économique ou social en Turquie"   . C'est dire à quel point les événements actuels et la révolte des foules turques à Istanbul, mais également à Ankara, Izmir, Bursa, Mersin et dans d'autres grandes villes de l'Anatolie, doivent être pris en considération par les Européens.