Articles de "Sciences Humaines" et billets du blog Histoire Globale présentent et promeuvent les diverses pistes de l’histoire globale.
Comment dresser un panorama des histoires globales et promouvoir ces démarches aujourd’hui ? Voilà un défi que relèvent les deux principaux auteurs et coordonnateurs de cet ouvrage, l’économiste Philippe Norel auteur d’une Histoire économique globale et Laurent Testot, journaliste à Sciences Humaines. Pour ce faire, ils ont rassemblé une série de courts textes (3 à 5 pages) parus dans le magazine Sciences Humaines ou sur le blog Histoire Globale.
L’objectif de l’ouvrage est multiple : il s’agit premièrement de rompre avec l’idée que la mondialisation et la généralisation des échanges planétaires sont des phénomènes récents ; et deuxièmement, de relever sur le long terme les connexions, transferts, circulations et métissages qui permettent de parler d’un "système-monde" par opposition à des civilisations qui se seraient développées isolément. Troisièmement, l’histoire globale autorise le décentrement des regards contre l’eurocentrisme et milite contre l’idée d’un processus historique ayant conduit à la domination européenne sur le monde. Quatrièmement, l’histoire globale sert également un "impératif écologique", et entend comprendre comment les sociétés et leurs échanges agissent sur l’environnement. Cinquièmement, bien que dominé par l’approche historique, l’ouvrage est très loin d’être dominé par les "historiens de profession" : économie, géographie, journalisme scientifique, protohistoire, sociologie, anthropologie, archéologie sont largement représentés. Sixièmement, le livre présente des aspects pédagogiques avec ses définitions claires, ses encadrés, ses documents en annexe , et "un plaidoyer pour l’enseignement d’une histoire globale" en attendant "l’élaboration d’un véritable manuel".
Tour d’horizon et divulgation des fondements d’un paradigme en devenir
La première partie, "la fabrique du monde", montre les connexions, les échanges et les phénomènes globaux à grande échelle et sur le très long terme, principalement de la préhistoire au Moyen Âge, parfois jusqu’au temps présent. La seconde partie, "regarder autrement le passé", davantage centrée sur l’Époque moderne (XVI-XVIIIe siècles), remet en cause l’eurocentrisme historique et historiographique : d’une part, les grandes aires culturelles et politiques – l’Afrique, la Chine, l’Inde, etc. – sont présentées à parts égales dans le processus de globalisation et de développement ; d’autre part, les théories de la prépondérance européenne sont battues en brèche ou relativisées. La troisième partie, "le tournant global", porte à la fois sur les échanges économiques et sur des réflexions historiographiques relatives à l’histoire globale et à la mondialisation.
L’ouvrage offre donc un tour d’horizon de travaux assez récents sur l’histoire globale afin de diffuser et d’asseoir ce nouveau paradigme. En effet, en plus d’une série de comptes-rendus d’ouvrages et d’entretiens, plusieurs articles convoquent les travaux de chercheurs reconnus pour les expliquer (Christian Grataloup, Sanjay Subrahmanyam, Olivier Pétré-Grenouilleau, Patrick Boucheron). Ils offrent surtout au lecteur l’occasion d’appréhender le dynamisme de la littérature anglo-saxonne en la matière. Les travaux des auteurs de la world history sont effectivement mis en avant et sous-tendent nombre d’hypothèses de Philippe Norel et Laurent Testot : Jerry H. Bentley, historien fondateur de la world history, le célèbre Jack Goody sur la critique de l’eurocentrisme, Kenneth Pomeranz et son idée d’égalité des possibles entre la Chine et l’Europe jusqu’au XIXe siècle . On reconnaît ici l’origine des textes : articles de magazine ou "billets" de blogs, ils abordent la question de manière synthétique afin d’intéresser le lecteur et le pousser à aller plus loin en signalant les ouvrages de référence.
Cette démarche qui a quelque chose d’épistémologique est salutaire car elle inscrit ce courant dans une historiographie plus traditionnelle, montrant de la sorte que l’histoire globale n’est pas une pratique récente . Ainsi, les deux auteurs les plus cités sont Wallerstein et Braudel ! À ce titre, nous recommandons vivement au lecteur de commencer par l’excellent texte d’Olivier Pétré-Grenouilleau qui prend le temps d’expliquer le rapport entre "les historiens et les mondialisations" : depuis l’échec de l’histoire totale labroussienne, l’historiographie française est réticente à dresser les grandes fresques de l’histoire mondiale et a finalement érigé l’échelle micro en seul paradigme capable de restituer la pensée et l’organisation sociale des acteurs du passé. La mondialisation a bien pénétré la recherche française, mais sous cette forme micro : sauf exception , l’histoire connectée ou croisée s’arrête sur les moments de contact et de rencontre réduits dans le temps et dans l’espace .
Une histoire globale en miettes ?
Une histoire du monde global comprend 56 textes dont les chevilles ouvrières du livre, Philippe Norel et Laurent Testot, fournissent un peu moins de la moitié des articles. La multiplication des objets excite la curiosité mais ne permet pas toujours de donner au propos sa cohérence.Tous circulent à des échelles plus ou moins grandes sur des périodes plus ou moins longues : objets (le sucre, le thé, le café, la poudre, le papier, les tubercules), hommes (du paléolithique à nos jours), idées (les monothéismes, l’État, les empires), échanges biologiques (maladies, plantes, animaux), flux financiers et commerciaux...
L’histoire de ces phénomènes ou de certaines régions est parfois traitée sur des temporalités très longues et ne convainc pas toujours (le Pacifique de -50 000 au XIIIe siècle de notre ère ; deux millénaires d’histoire connectée de l’Afrique subsaharienne). Ces "grands récits" perdent en profondeur ce qu’ils gagnent en hauteur. Soyons honnête : issues de la big history et de la world history, ces grandes fresques peuvent dérouter le lecteur français.
Quoi qu’il en soit, ce catalogue de circulations manque parfois d’une reprise des coordinateurs à la fin des grandes parties de l’ouvrage qui permettrait de relativiser, d’articuler et de mettre en perspective ces différentes recherches. On regrettera également l’absence de conclusion générale. Au contraire, la présentation des grandes hypothèses – principalement d’histoire économique – est répétée plusieurs fois avant une reprise plus complète de Philippe Norel . On comprend néanmoins que les auteurs, dans le format imposé par l’article court, ne font qu’ouvrir des pistes de réflexion, comme sur les "révolutions du néolithique", première mondialisation.
Système-monde, Asie et Europe
Ainsi, les coordinateurs distillent tout au long de l’ouvrage leur préférence pour l’idée de système-monde de Wallerstein, débarrassée de sa hiérarchie centre-périphérie (Philippe Beaujard) ou des transferts matériels et immatériels de Braudel. La Mésopotamie connaît un phénomène de globalisation qui fait d’elle "un premier système-monde" grâce "à la fois [à l’]extension des échanges de longue distance et [à l’]interdépendance des régions connectées à travers l’instauration d’une division transrégionale du travail" . Le commerce et la civilisation matérielle favorisent "l’extension des réseaux urukiens", le progrès technique permet le développement (outil, armes), idées et innovations se diffusent et influencent d’autres régions.
La partie centrale fournit plusieurs contributions sur le thème classique de l’"expansion européenne" en Asie à partir du XVIe siècle : le commerce européen, d’abord insignifiant, repose en Asie sur les structures commerciales asiatiques, comme les villes et les marchands chinois et indiens. Dès lors, les Européens (dans l’ordre chronologique d’arrivée dans l’Océan Indien : les Portugais, les Néerlandais et les Britanniques) s’appuient sur ce réseau, captent les innovations et les inventions asiatiques et finissent par s’imposer.
Le cas des Britanniques et de la production cotonnière indienne montrent comment les Européens réussissent à phagocyter le commerce indien et à cantonner l’Inde dans une activité de production malgré une longue et efficace activité commerciale. Les explications sont les suivantes : efficacité des compagnies monopolistiques européennes (les Compagnies des Indes orientales du XVIIe siècle) qui réussissent à développer leur économie intérieure grâce au commerce extérieur, abondance d’argent américain dans le giron européen et manque concomitant en Chine , bénéfices correspondant à la Traite , réservoir de terres arables vierges constitué par la colonisation américaine.
La contribution de Sanjay Subrahmanyam sur la perception indienne des Portugais aux XVIe-XVIIe siècles montre qu’au-delà des préjugés – les Portugais sont des infidèles tyranniques, injustes et violents – les élites asiatiques sont conscientes du danger : malgré une certaine faiblesse numérique et l’éloignement de leur base ibérique, la force militaire, la maîtrise de la navigation et la détermination portugaises sont redoutables – ce que Serge Gruzinki appelle, dans un ouvrage récent, la "démesure ibérique".
On l’aura compris, l’ouvrage aborde bien d’autres sujets et c’est à la fois son défaut et sa qualité : la curiosité du lecteur est excitée au risque de perdre en cohérence et en clarté. Les auteurs avouent dès l’introduction avoir souhaité présenter des "histoires globales au pluriel" et, en ce sens, c’est une réussite, car on comprend que le développement de l’histoire globale est certes un processus en marche mais qu’elle est loin d’inclure toute la recherche : divergences des méthodes et des interprétations, résistances, ignorances et dédains subsistent dans une large mesure. Nous avons ainsi particulièrement apprécié le choix de placer en dernière position le bref article de Patrick Boucheron dans lequel il y relativise, tout en l’encourageant, l’"idéal d’une histoire mondialisée". En reprenant l’exemple du volcan islandais, il démontre comment il est délicat d’affirmer que les citoyens du monde, bien que connectés ou vivant des expériences concomitantes, vivent un "destin commun"