La vision du vainqueur s’impose dans le récit historique, quelle que soit l’époque, quels que soient les peuples. Dans cet ouvrage, Jack Goody entreprend de déconstruire la grille de lecture à travers laquelle les historiens occidentaux regardent trop souvent le passé. Par delà les erreurs que peut déceler tout spécialiste sur les questions qu’il maîtrise, cette étude reste un exemple fascinant d’érudition et de pensée globale.

"Cet ouvrage n’est pas d’abord une histoire du monde mais une analyse de la manière dont les savants européens l’ont mise en forme". La précision arrive en conclusion du livre, mais elle aurait pu être insérée dans l’introduction, même si Jack Goody parcourt avec aisance les âges et les thèmes structurants de l’histoire occidentale : le féodalisme, la naissance du capitalisme, la démocratie…

Se gardant, comme il l’annonce dès l’introduction, de toute tentation polémique, J. Goody utilise sa large expérience et ses multiples lectures pour dénoncer les démarches téléologiques qui plaquent sur le passé l’image de l’Europe moderne. Ce faisant, il souligne à quel point le comparatisme est rare dans l’historiographie occidentale et combien le manque de contextualisation à grande échelle donne une impression d’unicité là où il n’y a parfois que répétition d’un schéma présent dans l’histoire de plusieurs peuples.

L’ouvrage de Jack Goody, paru en anglais en 2006 et traduit cette année seulement en français, n’est pas exempt d’approximations, voire d’erreurs, mais il a le mérite d’ouvrir la réflexion vers de vastes horizons, d’élargir la perception des faits, de remettre en cause certaines pratiques du métier d’historien.

Un ouvrage au plan déroutant

Les recherches de Jack Goody se sont toujours développées à partir de son expérience personnelle  : sa participation à la Seconde Guerre mondiale comme soldat de l’armée britannique l’amena à s’intéresser à la Méditerranée parcourue de Chypre en Egypte, de Tobrouk aux côtes italiennes ; sa mission au Ghana en 1950 le conduisit à réfléchir à la sociologie, et aux rites du Ghana, puis à la notion de literacy, c’est-à-dire le fait d’utiliser couramment une notation graphique dans la vie quotidienne. L’obtention d’un poste de maître de conférence en anthropologie à Cambridge en 1954 puis d’une chaire de professeur en 1973 lui ont alors permis de développer des études d’anthropologie comparative sur les conséquences de l’écriture, les rapports entre cultures et moyens de production, les structures familiales…

Les multiples expériences de Jack Goody, sa curiosité, la recherche des points communs entre cultures, autant de clés à utiliser pour comprendre le plan de son ouvrage, à première vue déconcertant. Loin d’être linéaire, la réflexion de Goody fonctionne par échos, par amplifications, semant tout au long du texte des notions qui se développeront plus loin, dans une composition systémique qui évoque l’évolution d’une pensée et d’une existence.

L’ouvrage commence par une analyse de trois œuvres d’historiens majeurs.
De Joseph Needham, Goody retient Science et civilisation en Chine, publié à partir de 1954. Il cherche à démontrer que le fameux "problème de Needham" (pourquoi l’Occident a-t-il pris le dessus sur la Chine alors que les deux régions possédaient jusqu’au XVème siècle les mêmes atouts) ne trouve sa solution chez le savant britannique que parce que celui-ci compare une Europe perçue uniquement à travers sa modernité actuelle et une Chine anhistorique, figée dans les temps anciens.

Face à l’œuvre de Norbert Elias, la perspective critique de Goody est différente. Parce qu’il n’aurait pris en considération que l’évolution européenne, sans visée comparatiste, Norbert Elias aurait attribué à l’Europe un processus de "civilisation" dont les traits principaux existent en réalité dans d’autres cultures, qu’il s’agisse des usages de table, de la maîtrise de soi ou de l’hygiène corporelle.

Chez Fernand Braudel, Jack Goody retient surtout les réflexions sur le capitalisme et les villes. Il lui reproche d’avoir utilisé des perspectives comparatistes faussées : "Si Braudel s’assigne une tâche comparatiste, c’est en fait celle d’explorer l’Orient à la lumière de la supériorité de l’Occident" (p. 117). Ce chapitre sur Braudel lui permet de remettre en cause l’idée que l’Europe fut le creuset du capitalisme, élargissant sa critique à Max Weber.

Ce que Goody rejette chez ces trois historiens, sans pour autant diminuer leur importance historiographique, c’est l’attribution de la modernité à la seule Europe. La démonstration souffre parfois de raccourcis abrupts, surtout lorsque Jack Goody réagit plus qu’il n’élabore une réflexion (sur le paradoxe des "nazis civilisés", par exemple). Mais cette partie a le mérite de rappeler que l’étude de tout processus historique ne peut se passer d’une contextualisation plus globale. Ces trois premiers chapitres annoncent en outre les principaux thèmes développés dans les deux parties suivantes.

La deuxième partie porte sur les thématiques structurantes de l’historiographie occidentale : le temps, l'espace, les structures sociales, les régimes politiques. Elle illustre clairement le sous-titre de l’ouvrage : si l’Europe impose sa grille de lecture historique au reste du monde, c’est parce qu’elle lui impose le découpage temporel, géographique, sociologique qui est le sien. Les conventions européennes sont devenues normes mondiales, ce qui fausse la perception des évolutions constatées hors d’Europe. Ainsi la périodisation historique, adaptée au monde occidental, ne l’est pas pour étudier l’Orient ou l’Asie.

Selon J. Goody, les historiens occidentaux auraient inventé l’Antiquité à partir de la position particulière de l’Europe moderne. Mais les exemples qu’il cite montrent en réalité que l’ethnocentrisme naît avec l'apparition de l'écriture , avec la distinction entre les Grecs et les barbares orientaux ; or celle-ci n’est pas le fait des auteurs contemporains, mais bien des Grecs. En réalité, l’ethnocentrisme naît avec le récit historique, mise en forme de la vision du monde de celui qui écrit contre celui qu’il combat. Jack Goody, à aucun moment, ne se demande si les historiens non-occidentaux projettent sur l’Occident une vision ethnocentrée… ce en quoi il fait lui-même preuve d’ethnocentrisme !

De l’Antiquité, la réflexion dérive vers l’économie et la politique, chaque notion étant approchée sans être réellement définie, ce qui nuit à la démonstration tout en laissant le lecteur au carrefour de pistes qui pourraient être explorées ultérieurement. La seule route que suit constamment Goody est celle des origines du capitalisme, qu’il fait remonter bien au-delà de la période moderne.

Tel est également le thème principal des chapitres suivants, sur le féodalisme et le despotisme, dont l’objectif déclaré est pourtant d’étudier la déviance orientaliste dans l’historiographie occidentale contemporaine. On retrouve ici des thèmes déjà bien étudiés par Edward Saïd ou Henry Laurens. Cependant, en centrant son étude sur les biais de l’historiographie contemporaine, l’auteur oublie que l’accusation de despotisme envers les peuples orientaux est déjà présente chez les auteurs grecs puis latins. Il s’agit non pas d’une déviance téléologique, mais bien d’une permanence du récit occidental sur les "autres", qu’il conviendrait d’étudier plus finement.

La dernière partie de l’ouvrage rassemble des réflexions sur des objets historiques : les villes, les universités, l’humanisme, la démocratie ou l'amour courtois. Pour chacun, Goody, tout en reprenant des idées déjà développées dans la partie précédente, creuse sa réflexion sur les liens unissant l’Occident et l’Orient (Proche-Orient et Asie). Mais sa vision reste là encore très contemporaine, car le Proche-Orient, englobé dans les mondes hellénistique puis romain, fit longtemps partie de l’Occident.

Au fil de cette troisième partie, Jack Goody reproche aux historiens occidentaux, souvent avec raison, parfois à tort, de ne pas avoir suffisamment développé les études comparatistes, ou d’avoir négligé certains champs d’études qui permettraient de nuancer la vision occidentale. Malgré la pertinence de la critique, à laquelle on ne peut que souscrire puisqu’elle ouvre le champ à un élargissement de la connaissance historique, la démonstration perd de sa pertinence en raison de lacunes historiographiques.

Cette partie soulève néanmoins bien des points intéressants, qui mériteraient des analyses plus approfondies, sur les lois somptuaires, les influences musulmanes sur la naissance de l’amour courtois ou les liens entre la démocratie et la démographie. On ne peut que déplorer qu’elle se termine de façon quelque peu abrupte, avant une rapide conclusion qui recentre l’ouvrage vers sa thématique principale, le vol de l’histoire par l’Europe occidentale.

Le vol de l’histoire, synthèse de l’œuvre de Jack Goody

Ce livre de Jack Goody se lit presque comme un roman, notamment en raison de la fascinante érudition de son auteur, dont témoigne l’abondante bibliographie en fin de volume. Ces lectures n’excluent évidemment pas les erreurs, notamment dans sa dernière partie.

Les erreurs d’interprétation y sont en effet fréquentes, les approximations nombreuses, les définitions quasi inexistantes, ce qui diminue la portée des démonstrations. On regrettera par exemple l’interprétation simpliste de l’adage "Stadtluft macht frei" (p. 320), qui ne prend pas en compte la dimension juridique de la phrase, et plus encore la représentation désormais dépassée du Moyen-Âge comme une période d’obscurantisme. Evoquer l’humanisme pour nier sa dimension purement européenne (thèse reprise dans son ouvrage plus récent Renaissances) n’est pertinent que si la notion-même d’humanisme est précisément définie, ce qui n’est pas le cas. Confondre démocratie directe et démocratie représentative constitue, de la même façon, un biais qui ne peut que nuire à la crédibilité de la démonstration. Quant à l’absence de définition du capitalisme, elle n’aide pas à déterminer quand cette forme de production a pu apparaître…
Jack Goody semble également ignorer certains pans de l’historiographie occidentale, concernant par exemple l’économie antique ou les rapports entre les Phéniciens et les mondes grec et romain.
Enfin, il n’est pas rare que le lecteur bute sur des erreurs de traduction : ainsi, "la latifundia" de la page 234 est tout aussi regrettable que la traduction de Black Athena par "Athènes noire" (p. 219).

Malgré ces erreurs, qui irriteront les plus perspicaces et les plus spécialistes des lecteurs, l’ouvrage reste passionnant.

Pour les historiens, d’abord. Si toutes les critiques émises par J. Goody ne sont pas fondées, il n’en reste pas moins vrai que la recherche historique est souvent centrée sur un objet, étudié à travers une grille de lecture contemporaine. Il n’est jamais inutile de rappeler que le premier travail de l’historien devrait être de comprendre sa propre grille d’analyse, soit pour s’en défaire et essayer d’étudier le passé de façon « neutre » (si un tel travail est réellement possible), soit au moins pour comprendre son propre regard sur le passé.

Tel est d’ailleurs pris qui croyait prendre : Jack Goody lui-même s’inscrit dans un mouvement de pensée profondément "historique". Après le "choc des civilisations", les historiens étudient de plus en plus les contacts, les interfaces, dans une démarche d’histoire mondiale ou globale. La perspective téléologique que Goody reproche à nombre de chercheurs est en réalité la sienne : soucieux de favoriser aujourd’hui le dialogue des civilisations, il traque toutes les traces de ce dialogue dans le passé, comme d’autres ont pu traquer les signes d’une supériorité européenne. S’inscrivant résolument contre la théorie développée par Samuel Huntington dès 1991 et contre les conséquences politiques qu’elle induit   , il fait le choix d’axer sa réflexion sur les similitudes et l’absence de singularité des aires géographiques et des cultures, au risque de tomber parfois dans la caricature.

La lecture du Vol de l’Histoire s’impose également à ceux qui ont envie de découvrir ce penseur majeur, dont l’originalité repose sur une argumentation non pas linéaire mais systémique.
Cet ouvrage reprend en effet les thèmes étudiés par Jack Goody tout au long de sa carrière : la littératie, la famille, l’usage social des fleurs, la critique de la dichotomie entre civilisation et barbarie, l'influence des techniques, et notamment les "technologies de l'intellect", sur l'évolution des cultures… Cette volonté de synthèse explique l'éclectisme de l'ouvrage mais permet à l’auteur de donner un sens et une forme à l’ensemble de ses réflexions. Il développe ainsi une vision globale de l'histoire humaine.

Le Vol de l’Histoire n’échappe pas aux reproches habituellement faits à Goody : théories évolutionnistes, méthode comparatiste artisanale, démonstrations biaisées par le choix de sources spécifiques, paradoxe entre une volonté d’histoire globale et l’oubli de certaines régions du globe (l’Océanie, l’Amérique du Sud).

Mais n’est-ce pas une caractéristique inévitable de l’histoire globale que d’être confrontée à la finitude des connaissances d’un seul homme ? Une telle histoire ne peut être que systémique, mettant en relation les époques, les lieux, mais aussi les chercheurs dont chacun apporte sa pierre à l’édifice. Celle qu’a posée Jack Goody est bien une pierre angulaire. Malgré ses défauts, elle offre tant de matière à la réflexion que le Vol de l’Histoire pourrait bien constituer une des premiers ouvrages dans lesquels se plonger pour se sentir un peu plus cultivé et intelligent en 2011…

 

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