A l'aune des archives du fonds Foccart, une nouvelle approche historique de l'influence et des réseaux du "Monsieur Afrique" du Général de Gaulle.

Jacques Foccart, personnage influent des sphères gaullistes de 1940 jusqu'à sa mort en 1997, est surtout connu comme l'homme des réseaux de la "Françafrique", la part d'ombre du Général de Gaulle, synonyme de néo-colonialisme et d'affairisme (plus ou moins) diplomatique. Eminence grise, responsable pendant près de quinze ans du Secrétariat général aux affaires africaines et malgaches, rattaché stratégiquement à l'Elysée, son action discrète mais ferme (voire expéditive) se situa à la charnière des réseaux politiques, diplomatiques, militaires et de renseignements, mais aussi du service d'ordre du mouvement gaulliste – il fut cofondateur du Service d'action civique (SAC) –, ce qui lui conféra une image de meneurs de "barbouzes" largement véhiculée par ses contempteurs. Parmi ceux-ci, François-Xaxier Verschave est certainement le plus célèbre, auteur d'un brûlot à succès intitulé La Françafrique, le plus long scandale de la République (Stock, 1998)   qui fait de Foccart le principal ordonnateur des accords secrets et autres "coups tordus" de la diplomatie d'influence française en Afrique à partir de 1959-1960 (au moment de la création de la "Communauté") jusqu'aux dernières années des réseaux "néo-gaullistes" dans les années 1980.

L'ouvrage Le syndrome Foccart. La politique française en Afrique, de 1959 à nos jours (Gallimard, 2012) ne s'inscrit pas dans ce type d'enquête car son auteur, Jean-Pierre Bat, en historien avant tout archiviste – il est d'ailleurs responsable du "fonds Foccart" aux Archives nationales –, ne cherche pas à instruire de procès mais à comprendre, par des sources souvent nouvelles   , les logiques à l’œuvre dans les réseaux complexes entretenus entre l'ex-métropole et les nouveaux Etats africains, dans un climat de guerre froide, par celui qu'on appelait "le masque africain du Général de Gaulle" puis de ses successeurs (en particulier Georges Pompidou et Jacques Chirac).

Afin de contextualiser avec une froideur et un recul opportunément offerts par l'ouverture des archives, Jean-Pierre Bat affirme ainsi : "'La "méthode Foccart', pour être convenablement comprise, doit être réinscrite dans une logique générationnelle : celle des classes politiques qui ont préparé puis orchestré la décolonisation de l’Empire français des années 1940 aux années 1980. Trop souvent sortie de son cadre chronologique pour être analysée comme une recette politique des relations franco-africaines, la "méthode Foccart" a laissé place au "syndrome Foccart", à l’idée qu’il y aurait eu une politique africaine unifiée, tant dans ses objectifs que dans ses moyens, pour l’ériger en socle du grand dessein national imaginé par de Gaulle. Une idée fausse qui pourtant est restée, consciemment ou inconsciemment, l’horizon des relations franco-africaines pour tous ses successeurs au cours du demi-siècle qui suit les indépendances."

Dès l'avant-propos, le ton est ainsi donné : l'auteur cherche à analyser avec un regard moins polémique – mais néanmoins non sans une distance souvent vigilante  – "l’œuvre" de Jacques Foccart et son influence durable sur les relations entre la France et l'Afrique post-coloniale. Jean-Pierre Bat nous apprend en effet que "le 12 novembre 1980, l'ancien "Monsieur Afrique" signe une Convention avec la Direction des Archives de France, représentée par Jean Favier, par laquelle il remet les dossiers qu'il a conservés par-devers lui pour la période 1958-1974, couvrant ses six mois de travail à Matignon et ses presque quinze années passées à l'Elysée. […] Certainement Jacques Foccart imaginait-il ce fonds d'archives plus comme le prolongement logique et chronologique de l'administration coloniale que comme des archives personnelles."  

Dans une vision naïvement "positiviste" de l'histoire issue uniquement des sources officielles, nul doute que Foccart, qui se considérait bien davantage comme un serviteur de l'Etat (en tout cas confondu avec le camp gaulliste) plutôt que comme un homme politique, estimait en effet que "la vérité jaillirait" de ses archives, afin de le réhabiliter. Fort heureusement, Jean-Pierre Bat, en historien avisé, ne tombe pas dans ce piège mais profite néanmoins de sa science archivistique pour s'élever au-dessus du ton polémique qui sied en général – et le plus souvent fort à raison ! – aux publications à propos de ce qu'il est désormais convenu d'appeler "la Françafrique".

Après avoir dressé un portrait en demi-teinte du personnage de Jacques Foccart, Jean-Pierre Bat en vient à se demander si "l'absence de source classique officielle, ou du moins la croyance en cette absence, renforce les convictions d'un homme de secrets et de coups tordus."   Les livres de François-Xavier Verschave mais également de Pierre Péan   à propos de Foccart jouent en effet sur le mystère qui entoure la figure du "Monsieur Afrique" de l'Elysée, avec le but avoué de "lever le voile sur les zones d'ombre"   Ne serait-ce que le nom même du personnage (né Jacques Koch) souligne le culte du secret qui le caractérise – même si les changements de patronyme ne sont pas un phénomène exceptionnel. Selon Jean-Pierre Bat, qui a relu avec un regard critique la biographie non autorisée de Pierre Péan, "en refermant le livre, Foccart est bien "l'homme le plus puissant et le plus mystérieux de la Ve République", croisant des réseaux interlopes pour asseoir son influence depuis la Libération."  

Lorsque l'on s'attarde sur la vie du personnage avant "les réseaux Foccart", on comprend avec Jean-Pierre Bat à quel point cet homme, né en 1913, s'est d'abord constitué dans ce que d'aucuns appelleront rétrospectivement "le gaullisme de guerre", sous le nom de "Binot", en rejoignant en 1943 le Bureau central de renseignements et d'action (BCRA) à Londres, puis en entrant dans la clandestinité dans le département de la Mayenne en 1944. La fidélité à de Gaulle, le goût du secret et des "services" prennent leur racine indéniablement à cette époque et servent de fil conducteur à la riche somme livrée par Jean-Pierre Bat.
Remarquablement documenté, disposant d'un impressionnant appareil critique et bibliographique, Le syndrome Foccart fait autorité, de manière incontestable. Sa délimitation à la fois thématique – les amitiés politiques, les réseaux militaires et diplomatiques, les services de sécurité, les affaires commerciales (pétrolières en particulier) – et chronologique – le temps de la Communauté, les premières indépendances et la mise en place d'une pax gallica avec les Etats du "pré carré" anciennement colonisés, mais aussi les évolutions nées de la période giscardienne puis de la gauche au pouvoir – laisse apparaître à la fois des cohérences et des ruptures. L'homme affaibli qui revient aux affaires auprès du Premier ministre Jacques Chirac en 1986 – puis à l'Elysée en 1995 – n'a sans doute plus la fougue ni la main ferme du "Monsieur Afrique" des riches heures du gaullisme triomphant mais il conserve une influence immense auprès des dirigeants africains.

Dans cette fresque aussi complexe que passionnante, relever les détails des manœuvres et des stratégies des "réseaux Foccart" relèverait de la gageure. Attardons-nous néanmoins sur le rôle important (bien que souterrain) joué par le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) – et notamment par Maurice Robert, chef du secteur Afrique, sur lequel Foccart s'est largement appuyé – dans la "sécurisation" du "pré carré" africain. Les nouvelles sources du fonds Foccart éclairent en particulier ce que Jean-Pierre Bat appelle "la triangulation Foccart-Houphouët-Robert" dans la gestion des crises en Afrique noire francophone. Ainsi, en Guinée, dès 1959, l'action du SDECE, dans le but de sanctionner le "non" de Sékou Touré à l'adhésion à la Communauté, "noie la Guinée d'une fausse monnaie imprimée par ses soins, provoquant de facto une dévaluation et déséquilibrant une économie guinéenne qui aura beaucoup de mal à s'en relever."   De même, au Togo, en 1967, quatre ans après l’assassinat du premier chef d'Etat Sylvanus Olympio, alors qu'"Eyadéma procède à son usurpation et s'installe au pouvoir en se présentant comme le seul rempart de l'ordre au Togo"   , c'est précisément sur cet ancien sous-officier de l'armée coloniale que Foccart va s'appuyer pour contribuer à installer un régime autoritaire mâtiné d'un culte de la personnalité du chef   qui maintiendra bien entendu des relations privilégiées avec l'ancienne métropole, dans l'esprit de la pax gallica décrite par Jean-Pierre Bat.

 Au Gabon, avec l'appui du "Monsieur Pétrole" des gaullistes, Pierre Guillaumat, un ancien des services secrets à la tête d'Elf dans les années 60 et 70, la France, par l'influence de Foccart, soutient (voire réinstalle militairement si besoin, comme en 1964) les présidents successifs – Léon M'Ba puis Omar Bongo après 1967 – de cet "eldorado pétrolier", caractérisé par un système de corruption généralisée, et en fait même la pierre angulaire, d'un point de vue énergétique et financier, de sa politique africaine. Enfin, dernier exemple caractéristique de cet interventionnisme souterrain mais efficace, le 31 décembre 1965, lors de l'accession au pouvoir de Jean-Bedel Bokassa – ancien officier de l'armée française que le Général de Gaulle avait surnommé "le soudard" –, alors même que Jean Français, ambassadeur de France en Centrafrique, s'offusquait du culot de cet usurpateur, le "Monsieur Afrique" de l'Elysée, quant à lui, témoignant d'une méfiance naturelle envers le Quai d'Orsay, "a immédiatement géré cette question de manière extrêmement pragmatique en vue d'optimiser les intérêts et les atouts de l'influence française"   , comme en atteste Jean-Pierre Bat à l'aune des archives du fonds Foccart. On sait ensuite à quel point son régime a été soutenu par la France, jusqu'à cautionner sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing la parodie de sacre de "l'Empereur Bokassa Ier" en 1977... sans parler de "l'affaire des diamants" révélée en 1979 par Le Canard enchaîné.

La méfiance de Foccart vis-à-vis des réseaux classiques du Quai d'Orsay est un autre des éléments clés qui permettent d'expliquer la particularité des "réseaux Foccart" en Afrique noire francophone. Comme le remarque Jean-Pierre Bat, "la spécificité de la diplomatie subsaharienne de la France tient […] au choix des premières générations d'ambassadeurs. Plutôt qu'un pur émule classique du Quai d'Orsay, le secrétaire général entend placer un homme pleinement conscient des enjeux politiques de la décolonisation, souvent rôdé par une expérience d'administrateur colonial."   De fait, les relais de l'Elysée dans les pays stratégiques du "pré carré" africain tendront à court-circuiter le ministère des affaires étrangères en réglant directement les questions "sensibles" avec Foccart, dont beaucoup des diplomates restaient fidèles.

L'ouvrage de Jean-Pierre Bat, malgré son titre, cherche pourtant à dépasser le sujet du personnage de Foccart, aussi central soit-il pour l'histoire de la politique française en Afrique. Ainsi, plusieurs chapitres reviennent sur les ruptures, réelles ou de façade, avec "l'héritage foccartien", qu'il s'agisse de la diplomatie de Valéry Giscard d'Estaing à partir de 1974 – date à laquelle Foccart quitte l'Elysée – ou de celle des années Mitterrand, notamment au moment du discours de La Baule en 1990 (appelant les Etats africains, dans un contexte de fin de la guerre froide, à respecter les droits de l'homme, voire à conditionner l'aide publique au développement à ce respect).

Dans les faits, pourtant, malgré des volontés affichées de changement – telle que l'éphémère nomination de Jean-Pierre Cot au ministère de la coopération et du développement en 1981 –, les "réseaux Foccart" tiendront au moins jusqu'à la mort d'Houphouët-Boigny en 1993, malgré des personnalités différentes nommées à la "cellule africaine" de l'Elysée, qu'il s'agisse de René Journiac, de Martin Kirsch   , de Guy Penne et de Jean-Christophe Mitterrand ou, plus récemment, de Robert Bourgi (de manière encore plus officieuse).

On termine d'ailleurs la lecture du Syndrome Foccart avec un éclairage très contemporain sur la crise ivoirienne, démontrant l'actualité de la question – et témoignant que les années de la Françafrique, voire de la "Mafiafrique"   ont certes vécu mais continuent à irriguer l'imaginaire et l'action de la diplomatie française dans ses anciennes colonies de l'Afrique subsaharienne.

En définitive, il ne faudrait pas, comme le démontre Jean-Pierre Bat, confondre toute la politique française en Afrique depuis les indépendances aux seuls "réseaux Foccart" –  voire à l'homme Foccart lui-même –, ce qui correspondrait à ce qu'il appelle de manière convaincante "le syndrome Foccart"   , car "dans cet univers opaque, Foccart présentait bien des avantages : avec lui, la stratégie se confondait dans la tactique, son appétence pour les services secrets permettait dans un raccourci réducteur, de reléguer son action au seul registre de la "basse politique" gaulliste. Bref, il servait assez facilement d'épouvantail politique."   Pourtant, même avec un nouvel éclairage des archives, il faut bien constater – et Jean-Pierre Bat le remarque lui-même   – que "les quelques phrases que le secrétaire général avait fait écrire en frontispice des statuts de son service semblent constituer une ligne de conduite qui a parfaitement survécu au Secrétariat général :
Les relations [franco-africaines] ne se situent pas seulement en effet sur le plan des relations diplomatiques, elles revêtent un caractère de coopération entre la France et ces Etats dans les secteurs les plus importants de leurs activités. De plus, elles se situent sur un plan de liens amicaux et personnels."