* Ce texte constitue la seconde partie d'un long entretien publié en trois parties sur nonfiction.fr (relire la première partie).


Nonfiction.fr – La période révolutionnaire est originale à plusieurs titres et de façon paradoxale, puisqu’elle est à la fois bien connue, peu présente à l’université aujourd’hui, et l’objet de débats entretenus par des postulats idéologiques difficilement conciliables. Ces spécificités ont-elles une incidence sur votre travail d’historienne ?

Sophie Wahnich – En réalité, je pense que cette historiographie lourde ne joue pas vraiment sur ma manière de travailler. La conflictualité des points de vue a bien sûr des conséquences, mais ce qui joue le plus, c’est la conception de l’histoire qu’on peut se faire ; or la plus répandue actuellement est plutôt patrimoniale. On fabrique l’interprétation d’un patrimoine, on fonctionne avec un calendrier commémoratif et on n’est pas dans un rapport à l’histoire "chaude" – comme dirait François Hartog – mais à l’histoire "froide". On considère même que sur les sujets difficiles, le rôle de l’historien est de produire de l’apaisement, de l’objectivation, c’est-à-dire un refroidissement qui permettrait à la société de retrouver la paix après des moments de conflictualité intense. C’est la conception la plus répandue dans la sphère savante ; elle est moins répandue dans la sphère médiatique et j’ai l’impression que le grand public s’en désintéresse largement : il fabrique ses propres objets chauds, d’une manière distincte de celle des historiens. Guillaume Mazeau a par exemple montré qu’au sujet de Charlotte Corday et de Marat, pendant que les historiens faisaient une histoire propre d’universitaires, tout se passait ailleurs, dans les représentations à l’œuvre sur cet événement   . A force de se désintéresser de ce qui intéresse la société, on crée une disjonction extrême entre elle et le champ savant de l’histoire.

Ce qui me préoccupe personnellement, c’est de faire de l’histoire pour aujourd’hui, c'est-à-dire non pas de fabriquer du patrimoine, mais des outils pour notre temps. Nécessairement, cela produit du débat, parce qu’on va questionner certaines choses plutôt que d’autres, parce qu’on va prendre position, et parce qu’une histoire "chaude" ne peut pas être uniquement neutre. Elle doit remettre en jeu ce qui l’était déjà dans le passé, c'est-à-dire, pour la Révolution et le XIXe siècle, la faculté de juger. Je suis plutôt du côté de Nietzsche et de "l’histoire pour la vie" que de celui de l’"inutilité de l’histoire pour la vie". A ce sujet, il parle du "jardin clos de l’histoire", qui ne m’intéresse pas du tout. Dans l’écriture, il s’agit de rencontrer des questions contemporaines et un public contemporain.

Après, l’empilement historiographique, ce sont plutôt  pour moi des lieux où puiser. Certains historiens de la Révolution le connaissent bien, moi non : je n’ai pas lu tout Guizot, tout Louis Blanc, etc. Je ne dis pas que ça ne m’intéresse pas de le faire mais pour le moment, ce n’est pas venu. Je ne les ai pas croisés sur mon chemin comme nécessités de lecture. Cela étant, je viens de trouver tout un ensemble de textes de Louis Blanc que je suis curieuse de lire, justement pour observer de plus près tous les rejeux de l’expérience révolutionnaire et cette incapacité décrite par Marx des révolutionnaires du XIXe siècle à se détacher de celle de 1789-1795. L’empilement historiographique existe en soi ; de mon côté, c’est à partir d’une historiographique très contemporaine que je travaille. De ce point de vue-là, l’objectif visé est de sortir de l’histoire refroidie de François Furet sur la Révolution.

L’analyse des processus de subjectivation à l’œuvre dans les événements révolutionnaires suppose de recourir à des modèles développés dans d’autres disciplines, qui en retour imposent certaines limites au travail de l’historien : selon quelles modalités vous semble-t-il possible d’organiser une telle interdisciplinarité ? Et quelles spécificités peut conserver une approche historique de ces formes de subjectivation ?

D’un point de vue institutionnel, il est d’abord important de préciser que je n’ai pas été recrutée en histoire mais en science politique et que je travaille dans un laboratoire d’anthropologie du contemporain. J’essaye donc de faire valoir la dimension historienne de nos objets et l’enjeu de l’histoire en tant que discipline du temps plus que comme discipline du passé. Cette conception n’est pas celle de la plupart des historiens, qui étudient le passé des sociétés et non la question du temps – sauf Patrick Boucheron, dont plusieurs ouvrages abordent les choses sous cet angle.

Après, la question des limites de l’interdisciplinarité est celle des limites qu’on se donne soi-même, ou qu’on ne se donne pas. Si je n’ai pas été recrutée en histoire, c’est parce que dans une certaine mesure, le poste qui m’était proposé en histoire m’a moins intéressée que celui qui m’était proposé en science politique. L’un était à l’université et l’autre au CNRS. Je trouvais l’Université extrêmement normative et j’avais envie d’essayer autre chose – sans bien savoir à quoi je m’exposais, parce que je trouve extrêmement dommage de ne pas avoir d’étudiants de premier cycle. J’avais envie d’hybrider ce que j’avais appris en histoire, cette méthode qui me paraissait avoir quelque-chose d’un carcan. Ce qui me semble extrêmement légitime, dans cette méthode, c’est la question de l’accréditation des sources et celle de l’historicisme : il faut un moment historiciste lorsqu’on prétend faire de l’histoire. Mais je crois qu’il faut aussi savoir ensuite le dépasser.

Dès le début, quand je travaillais sur ma thèse qui portait sur la notion d’"étranger", j’avais l’intuition qu’il était très important de réfléchir également sur les raisons pour lesquelles je faisais cette thèse. Elles ne venaient pas seulement de mon intérêt pour la Révolution française, mais également de la situation actuelle des étrangers, de notre difficulté à leur donner une vraie place et de mon désir de comprendre pourquoi les débats étaient aussi houleux, même à l’intérieur des associations que je fréquentais. Je me disais qu’un livre d’histoire devait rendre compte de cela pour ne pas être un objet mort. Bref, je ne voulais pas travailler pour des étagères. Je tâtonnais donc autour de cela lorsqu’est paru, un an avant ma soutenance, un article de Nicole Loraux   qui expliquait très bien cette intuition, c’est-à-dire que le désir de savoir de certains historiens est arque-bouté au présent et pas du tout au passé, et que choisir des périodes même très éloignées comme l’Antiquité peut être une façon de réfléchir sur un présent qui sinon devient trop agité pour soi. Le miroir du passé nous permet alors de retrouver nos capacités réflexives et de revenir "lestés de nouvelles questions" en prise avec le présent. Elle était déjà dans une position de "situation", pour reprendre le mot de Sartre qu’elle n’utilise pas – mais quand elle évoque Jean-Pierre Vernant, on voit bien qu’elle fait partie d’une génération qui a été nourrie par les années 60, dominées par le grand débat entre le Lévi-Strauss de La pensée sauvage et le Sartre de la Critique de la raison dialectique.

Pour en revenir à votre question, le problème n’est donc pas tant celui de nos limites que celui de nos nécessités, et j’aurais tendance à dire que c’est la nécessité qui fait loi : si quelque-chose vous taraude – au sens de Nietzsche ou de Benjamin pour qui c’est l’angoisse du présent qui fabrique le fardeau de la nécessité de savoir – alors on ne se pose pas la question dans ces termes-là. On est dans une écoute presque capillaire d’un tas d’autres choses que l’histoire en tant que discipline, et on va "braconner" – comme disent les structuralistes – sur les territoires des autres pour ramener ce dont on a besoin pour fabriquer son objet. A ce sujet, il n’y a donc pas de discours de la méthode, il n’y a que la sérendipité   , c’est-à-dire le fait que c’est en croisant les choses sur des chemins de traverse qu’on fabrique son cheminement. On peut ensuite le restituer comme linéaire, mais c’est en oubliant ce qui n’a pas été utile.

Quand je travaillais sur l’honneur des révolutionnaires en 1792, je n’avais pas anticipé que j’allais tomber sur les travaux de Marcel Mauss sur le don   . Au contact de l’archive, je voyais que beaucoup de choses circulaient, ce qui m’a entraînée vers cette question. En même temps, j’avais lu un texte inachevé dans lequel Lucien Febvre dit des bêtises sur le peuple, qui selon lui n’aurait pas d’honneur – la preuve, c’est qu’il jure sur la tête de ses enfants et non pas sur l’honneur…   Je me suis ainsi rendue compte que cette question était fondamentale, puisqu’il s’agissait de faire cesser cette disparité, c'est-à-dire à la fois récuser l’Ancien régime qui donne raison à Febvre et inventer la possibilité de l’égalisation des honneurs. Or pour le faire, il faut passer par la question du don, et d’un don qui ne serait pas évalué en fonction de sa quantité mais de sa qualité émotionnelle en tant que don du cœur. Cela peut représenter une somme dérisoire mais permettre néanmoins de participer à l’honneur commun et d’en avoir la gloire. Tout cela, le lien de l’honneur et du don ou la valeur du don patriotique étudié par Catherine Duprat comme s’il commençait en 1793, je ne pouvais pas le connaître à l’avance.


D’une manière générale, travailler dans un laboratoire d’anthropologie fait que je suis toujours dépaysée : j’aurais donc plutôt tendance, à l’inverse, à inciter mes collègues à s’intéresser à l’histoire. Mais pour ce qui est des contraintes, je ne pense pas que nous ayons de vraies limites. L’historiographie française reste accrochée de manière presque fétichiste au moment des Annales qui était déjà un moment d’hybridation forte avec la sociologie. Aujourd’hui, je ne vois pas ce qui empêche d’inventer avec la psychanalyse, avec l’anthropologie, avec la philosophie, etc. Il n’y a pas vraiment d’autres limites que celles du courage par rapport à une situation qui reste bloquée, alors même que ce sont ces croisements qui rendent le savoir intéressant, plutôt que d’ossifier les méthodes. Je refuse les discours de la méthode qui vont au-delà des butées de l’accréditation des sources, et je dirais même que ce sont elles qui rendent les choses plus faciles pour l’historien, parce qu’il n’a pas à fabriquer son corpus ; ou plus exactement, il le fabrique en rassemblant des objets donnés : il ne doit pas fabriquer ces objets par des entretiens, des observations participantes qui posent des problèmes plus complexes d’accréditation. L’historien subvertit l’existant, le sociologue ou l’anthropologue fabrique l’existant.

Vous avez mené plusieurs recherches dans le cadre de programmes européens : le comparatisme favorisé par l’élargissement des perspectives historiques à l’échelle internationale et encouragé par la construction européenne vous semble-t-il agir dans le sens d’un renouvellement des questionnaires et des interprétations ?

Quand j’ai travaillé dans le cadre de programmes européens, ce n’était pas sur la Révolution mais sur d’autres objets, à savoir les musées d’histoire des guerres   et la notion d’amnistie   , qui ouvraient des questionnements congruents sur la violence, sur ses après-coups et ses représentations, sur la souveraineté, etc. Ces projets étaient effectivement immédiatement comparatistes, puisqu’il s’agissait de voir si les pays européens partageaient les mêmes conceptions de l’Europe. Mais on ne peut pas vraiment parler d’impulsion politique. Lorsque je travaillais dans mon laboratoire d’Amiens, je suis allée voir le musée de Péronne qui m’a troublée parce qu’il affiche une dimension européenne très volontariste, ce qui en fait un lieu de constitution de cette identité européenne. Comme je travaillais dans un laboratoire de science politique et que j’étais curieuse à l’idée de faire quelque-chose en équipe alors que je travaille habituellement seule, une collègue m’a convaincue de répondre à un appel d’offre sur ces sujets. Le point de départ est donc une expérience quasi-privée qui ne s’est traduite qu’ensuite en un projet collectif.

Le travail sur l’amnistie est lié à des enjeux très différents et au contexte très précis de l’expulsion de Paolo Persichetti en 2002. On a alors pu constater que Lionel Jospin n’avait pas pris la décision de l’amnistier alors qu’il en avait en théorie le pouvoir. Cela posait donc diverses questions telles que "pourquoi cette impossible amnistie aujourd’hui ?", "pourquoi la tolérance zéro ?", etc. En tant que chercheuse en science politique, je pouvais m’autoriser à le faire en même temps que je travaillais sur La longue patience du peuple. Dans le volume issu de ce travail, on a donc pu comparer l’amnistie dans le contexte révolutionnaire et dans des contextes plus contemporains en thématisant la catégorie de manière transhistorique.

La réécriture de l’histoire est justement au cœur du problème de l’amnistie que vous souleviez dans cet ouvrage collectif, puisque sa vertu réparatrice dépend de la capacité de la société à requalifier les motifs de condamnation. Comment peut-on mener cette réécriture en professionnels dès lors qu’elle est imposée par un calendrier et des attentes politiques ou civiques ?

Dans Une histoire politique de l'amnistie, j’étudiais en quoi les histoires d’amnistie étaient des histoires de réécriture : j’étais dans la réflexivité des enjeux, et non pas dans la réécriture de l’histoire. On ne peut pas la réécrire si on n’est pas partie prenante de cette histoire, et dans ces situations, on ne fait de toute façon pas de l’histoire objectivante. Quand je parle d’historiographie dans la société, je pense à Victor Hugo qui écrit 1793 pour parler de biais des communards, et qui prend régulièrement position pour expliquer que si on confond les brigands et les engagés politiques qui peuvent éventuellement s’égarer dans des circonstances particulières, on a vite fait de confondre Marat et Lacenaire, c’est-à-dire une figure politique et un grand criminel de droit commun. Je pense aussi à Xavier Raspail qui écrit sur la Commune et qui se retrouve en prison pour avoir dit que les communards n’étaient pas des brigands mais des politiques   .

Eux font de l’historiographie dans la société : ils parlent de l’histoire qui se fait autour d’eux, et en même temps ils la font. Ils n’en parlent d’ailleurs que parce qu’ils veulent l’infléchir. Ça fait partie des grands combats de Victor Hugo que d’obtenir des amnisties – même s’il n’obtient que des grâces amnistiantes. Il est contre la violence, mais il ne veut pas qu’on la confonde avec du brigandage : il veut qu’on reconnaisse sa place dans les modes de l’action politique moderne afin, d’abord, que la République fonde un autre art de la politique pour que plus personne n’ait besoin de faire usage de la violence pour agir politiquement, et ensuite, pour qu’on amnistie ceux qui ont encore dû recourir à ces armes. Il écrit l’histoire comme acteur, un peu comme de nos jours des cinéastes font des films sur les années de plomb.

J’ai participé au colloque organisé sur ce thème des années de plomb par Marc Lazar et Marie-Anne Matard-Bonucci   , or l’historiographie est très clivée et les historiens italiens qui travaillent là-dessus de manière tout-à-fait nouvelle et intéressante ne sont pas du tout d’accord entre eux. La société est très hostile à remanier l’histoire de cette période-là parce que c’est plus pratique de dire que les activistes étaient des fous furieux, des illuminés, bien que l’histoire ait tout de même été un peu réélaborée avec des travaux comme ceux de Lynda Dematteo, qui montrent la filiation existant entre l’amnistie Togliatti   et la reprise d’armes dans les années 70   . En effet Togliatti souhaitait réintégrer rapidement dans la vie nationale ceux qui avaient été "portés par la passion politique ou trompés par une propagande mensongère… des jeunes rendus incapables de distinguer le bien du mal après vingt ans de dictature." La clémence pénale fut donc étendue aux délits politiques commis par les fascistes à partir du moment où dans l’esprit du législateur, l’Italie républicaine ne pouvait réactualiser la "tradition médiévale de la mise au ban" à l’égard de ceux qui, à divers titres, avaient été compromis avec le régime fasciste. Mais au même moment, les autorités refusèrent de considérer la réalité de la guerre civile. Les meurtres commis après le 31 juillet 1945 n’entrèrent pas dans le cadre de cette amnistie. L’appréciation de la nature politique des actes ayant été laissée aux magistrats, on n’assista pas à un double interdit de la vengeance mais à une "grande lessive" des crimes fascistes, et à la punition sévère des délits commis par les résistants   . De fait dans les années 1970, il y a un passif lourd avec le Parti communiste italien et le compromis historique ramène à des choses qui pèsent sur les consciences, ce qui explique aussi que les activistes des Brigades rouges comme de Lotta continua soient souvent des enfants de résistants communistes.

Dans ces conditions, le travail des historiens revient donc d’abord à accompagner voire à prendre acte des évolutions du jugement social qui le conditionnent ?

Ça, c’est vrai de tous les individus : on n’échappe pas à ses invariants sociographiques. Mais on peut réfléchir dessus pour accepter de dire "d’où on parle" – comme on le disait dans les années 70. A ce sujet, je pense qu’il est plus intéressant d’annoncer la couleur parce qu’on l’assume que de faire comme si on était absolument neutre, objectif. La position neutralisée est elle-même politique : c’est une manière de ne plus donner prise au clivage, à ce que Rancière appelle le partage du sensible, et d’effacer le politique en dépossédant le lecteur de la possibilité d’en faire un outil de compréhension politique. L’histoire très érudite, très fine et très intelligente qu’on fait aujourd’hui s’est tellement dépolitisée qu’elle n’est plus efficiente pour celui qui la lit autrement que comme de l’érudition enclose dans le jardin du savoir.



C’est sans doute dans votre dernier livre que vous menez les expériences formelles les plus radicales, puisqu’on y trouve, parmi d’autres textes de facture plus classique, un essai littéraire, un extrait de livret de théâtre et une série de photographies d’art commentées   . En même temps que vous tentez sur le fond de rétablir l’importance et la dignité des élans émotionnels dans l’histoire, on observe ainsi comme une sorte de parallèle dans votre manière de perturber les normes de l’écriture de l’histoire, souvent froide et bien ordonnée, pour y injecter quelque-chose de l’ordre du sensible. Y a-t-il selon vous un impératif de décloisonnement des manières d’écrire ? Plus généralement, comment envisagez-vous le rôle de l’écriture et de l’art dans l’élaboration et la transmission de la pensée historique ? Je note au passage que vous venez de publier un manuel qui contraste fortement avec ces expériences littéraires et artistiques…

Avant toute chose, je dois dire que ces livres qui n’ont rien à voir dans leur forme sont aussi des aventures éditoriales tout-à-fait différentes, et que la façon de faire d’Hachette, qui avait ajouté un argument commercial en pleine couverture de mon manuel sans même me demander mon avis, me semble poser un véritable problème. Transformer le livre, cet objet sacré de la tradition républicaine, en un objet avant tout soutenu par du marketing et pas du tout par les enjeux de son inscription dans le social, cela veut dire qu’on ne traite plus la question de la réflexivité de l’écrit et du patrimoine savant autrement que comme un objet de commerce. Ce n’est plus seulement l’université qui se professionnalise et qui cherche d’abord à vendre des carrières : même les objets qui concourent à ce processus sont dénaturés. Dans ces conditions, pour ce genre d’ouvrages, je me demande maintenant si on n’aurait pas intérêt à faire franchement le choix d’internet et de l’open data. Mais il semble que l’ONU prépare avec l’OMPI (organisation mondiale de la propriété intellectuelle) l’impossibilité de cette conception de la gratuité.

Pour ce qui concerne les manières d’écrire l’histoire, j’ai été profondément marquée pendant mes études par la lecture des Mots de l’histoire de Jacques Rancière   et notamment par toute la partie sur ce que serait la poétique du savoir contemporain, dans laquelle il évoque des modèles de littérature contemporains en déplorant que le savoir historien aujourd’hui s’en tienne en gros au modèle du roman du XIXe siècle. La réalisation n’est pas de l’ordre de l’impératif, mais je pense que nous devons nous interroger sur notre écriture et nous demander pour qui on écrit, et si on le fait à l’intérieur de notre bocal savant : il peut être très beau, avec de très jolis cailloux, de très jolies plantes et des compagnons agréables, mais il y a d’autres choses en-dehors du bocal et si on ne ressent pas le besoin de chercher des porosités, on peut aussi se demander quel est le sens de ce savoir savant. Les encyclopédistes ont visé un public très vaste, la Panckoucke   , un public populaire.

Ensuite, lorsqu’on parle de poétique du savoir, cela signifie qu’on considère qu’il n’y a pas de séparation entre la raison et les émotions dans le rapport qu’on entretien avec le savoir. Et donc, que la démarche cognitive n’est pas simplement une démarche de la raison raisonnante et procédurale, mais qu’elle est aussi liée à toutes sortes de choses qui ont partie liée avec les émotions, les affects, les pulsions. Dans ce sens, il y a bien quelque-chose à interroger du côté du désir de savoir : qu’est-ce qui le provoque ? Qu’est-ce qui y mène ? C’est d’autant plus vaste pour l’histoire qu’elle n’appartient pas aux seuls historiens : le désir de savoir peut être lié à un récit familial, à une histoire qui travaille la famille sans être mise en récit, à un film qui excite une curiosité, etc.

Cela dit, mon cas est un peu particulier. Quand on travaille sur les émotions, on rencontre très vite l’esthétique parce que les deux questions sont liées : l’esthétique, c’est le rapport aux émotions, ce qui fait des arts et de la littérature une question contiguë à l’objet central de mes recherches. Cela conduit à vouloir en faire quelque-chose. A côté de ces occasions, il y a aussi tout un ensemble de questionnements épistémologiques : le texte intitulé "Bribes d’émotions populaires"   joue sur le rapport passé-présent avec des montages. Lorsque je l’ai écrit, je ressentais comme une nécessité d’écrire autrement pour faire ressortir ce qui motive à la fin des années 1990 une enquête sur les émotions populaires pendant la période révolutionnaire. C’était à un moment où on assistait à des rassemblements politiques récurrents contre la mise en place du néolibéralisme dans ce pays, et je trouvais intéressant de dire que je l’observais et que j’en étais affectée. Or l’écriture historienne classique ne peut pas bien rendre compte de l’idée que quelque-chose est en train de se perdre, d’évoluer, que cela atteint une certaine conception de l’humanité qui a partie liée avec ce qu’on étudie soi-même sur le XVIIIe siècle.  Il faut alors trouver une autre modalité pour dire cela, ce qui conduit à un moment donné à passer à d’autres écritures.

Vous explicitez là la démarche qui a motivé les "Bribes d’émotions populaires" : est-ce la même intention qui se trouve à l’origine des deux autres textes littéraires présents dans le même livre ?

Ces textes proviennent en fait de situations très différentes. Pour ce qui concerne l’opéra, j’avais été sollicitée par Michel Poizat pour participer au comité scientifique du Centre culturel de rencontres d’Ambronay, où un festival de musique baroque a lieu tous les ans depuis les années 70, au moment où on a redécouvert le patrimoine baroque. Lorsque le festival a commencé à rencontrer des problèmes d’argent, les organisateurs ont eu besoin de trouver des mécènes et d’obtenir un soutien des collectivités territoriales, que le label "centre culturel de rencontre" devait leur fournir. Or ce label imposait de constituer un lien entre des chercheurs et des artistes. Pour ma part, je ne connaissais pas grand-chose à la musique, mais Michel Poizat m’avait assuré que ce que j’avais écrit sur la voix du peuple avait plus à voir avec le thème scientifique retenu, "musique et sacré", que ce qu’écrivaient nombre de musicologues. En participant à ce projet, j’ai par la suite été amenée à discuter avec Pierre Kuentz qui mettait alors en scène Ercole amante   et qui me disait être d’abord intéressé par les enjeux de la souveraineté. Nous avons donc commencé à évoquer la possibilité de faire une création sur la souveraineté révolutionnaire après ce premier travail sur la souveraineté monarchique. Le centre culturel favorisait le dialogue entre chercheurs et artistes et encourageait les créations, ce qui a fourni l’occasion de ce texte que nous avons donc écrit ensemble. Nous nous sommes alors inscrits dans les logiques de relations passé/présent et de transmission de certaines lumières au public, qui m’animent depuis longtemps. C’était une forme de transposition de certains enjeux de La longue patience du peuple, que j’étais en train d’écrire à ce moment-là.

Le commentaire d’images fonctionne un peu de la même manière, c'est-à-dire comme transposition de mon travail favorisée par une rencontre. Lorsque j’étais plus jeune, j’ai suivi pendant assez longtemps le séminaire de Jean-François Chevrier aux Beaux-Arts qui s’est ensuite appelé "Des territoire"   . Dans ce contexte, j’ai rencontré plusieurs artistes plasticiens dont la personne qui a fait ces photos, Florence de Comarmond, qui m’a demandé d’écrire des textes à y  associer, ce qui m’a d’autant plus plu que cela correspondait à des sujets que je travaillais par ailleurs. C’est donc encore une fois le produit d’une rencontre, qui est moins de l’ordre de la nécessité personnelle que "Bribes…", mais qui témoigne de la contiguïté des questions posées par les arts contemporains et de la question des émotions en histoire.

Après, ma manière d’écrire l’histoire n’est pas non plus canonique : La longue patience du peuple, c’est un livre que j’ai conçu sur un modèle un peu nouveau et j’aurais dû m’en expliquer davantage. Il y a à la fois une autonomie des chapitres, qui travaillent sur une émotion en particulier et qui font sens par eux-mêmes tout en faisant sens dans la continuité, puisque j’ai aussi voulu me montrer fidèle à certaines normes de l’histoire et faire une chronique, mais en m’arrêtant à chaque fois sur un enjeu d’émotion différent. Et puis à un moment, je change de registre d’écriture pour laisser la place à des extraits assez longs d’adresses et de pétitions où je n’inscris les enjeux historiens que dans un appareil de notes, et où j’enregistre la montée en puissance de cette voix que j’essaye de rendre sensible. Mon choix d’écriture vient de ce que j’ai voulu faire sentir quelque-chose plutôt que le dire. On sent venir l’insurrection. Je trouvais important de faire comprendre de cette manière que tout avait été tenté du côté de la médiation du langage avant la prise d’arme, qui n’était pas souhaitée.

Tout cela est lié à mon objet, mais d’autres problèmes pourraient être présentés de cette manière. Quand Michelet s’intéresse à la Fête de la Fédération, il annonce que les mots sont toujours un peu les mêmes, et donc qu’il va décrire les paysages et l’investissement sacré dont cette fête est l’objet et dont témoigne la manière selon laquelle les petits rouleaux d’archives sont enrubannés en tricolore dans les armoires qu’il nous met sous les yeux. Là, Michelet met en récit ces fêtes du point de vue de l’historien qui va les retrouver dans les archives, sans pour autant donner la parole aux acteurs en restituant leurs mots enregistrés par les documents. C’est la technique qu’il a trouvée pour rendre compte de cet investissement des paysans et des autres groupes sociaux dans ces fêtes fédératives. Ensuite, à chacun de trouver des moyens adaptés aux enjeux propres à son objet

 

* A lire aussi sur nonfiction.fr :

- L'intégralité de L'histoire au présent - entretien avec Sophie Wahnich.

- "Histoire: epistémologie" : deuxième série de "L'histoire maintenant - les grands entretiens pour l'histoire".

- "L’histoire publique – l’enjeu de la mémoire" : première série de "L'histoire maintenant - les grands entretiens pour l'histoire".

- Le compte-rendu de Sophie Wahnich, La longue patience du peuple, 1792, naissance de la République, par Cécilie Champy.

- - Le compte-rendu de Sophie Wahnich, Les émotions, la Révolution française et le présent : Exercices pratiques de conscience historique, par Cécilie Champy.