Les actes d'un colloque important qui a rassemblé chercheurs et témoins de l'union de la gauche, de sa genèse jusqu'à sa rupture.

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Le 27 juin 1972 était signé le Programme commun de gouvernement entre le Parti communiste français (PCF) et le Parti socialiste (PS), puis quelques jours plus tard par le Mouvement des Radicaux de gauche (MRG), marquant ainsi une rupture décisive dans l'équilibre des forces politiques sous la Ve République. Issue d'un long cheminement, fait de rapprochements et de divergences, cette union, à vrai dire plus tactique que sincère, a été esquissée dès le début des années 60 puis par la candidature unique de François Mitterrand à l'élection présidentielle de 1965. Après les soubresauts de Mai 68 et du printemps de Prague, mais aussi de l'échec de la gauche lors de l'élection présidentielle de 1969, ce programme commun fut un élément marquant et très clivant de la vie politique, de 1972 à 1978, préparant à la fois l'alternance de 1981 – après les très courts échecs à la présidentielle de 1974 et aux législatives de 1978 – et l'hégémonie durable des socialistes sur un PCF déclinant.

C'est pour retracer cette histoire politique complexe que l'ouvrage fort bien nommé L'union sans unité. Le programme commun de la gauche, 1963-1978   , dirigé par Danielle Tartakowsky et Alain Bergounioux, vient de paraître, recueillant les actes d'un colloque qui s'est tenu en mai 2010 à Pantin, organisé par les Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, la Fondation Jean-Jaurès, l'Office universitaire de recherche socialiste et la Fondation Gabriel-Péri.

Cette riche synthèse, compilation de contributions de chercheurs et de témoignages d'acteurs politiques et syndicaux de l'époque, permet de mieux comprendre les jeux d'acteurs et de pouvoir à l’œuvre dans le lent processus de rapprochement puis d'union entre des forces politiques aussi diverses. L'ouvrage s'attarde en particulier sur la genèse et les prémisses de chaque côté, le rôle joué par les leaders – Guy Mollet (à la SFIO), Alain Savary puis François Mitterrand à la tête du PS après le congrès d'Epinay (1971), Waldeck Rochet puis Georges Marchais au sein du PCF, ainsi que le radical Robert Fabre – et par les "hommes de l'ombre", aujourd'hui connus (notamment Pierre Bérégovoy, Pierre Mauroy, Roland Dumas et Lionel Jospin du côté socialiste, Jean Kanapa et Charles Fiterman au PCF, Roger-Gérard Schwartzenberg chez les radicaux).

La contribution de Jean Vigreux   , professeur à l'Université de Franche-Comté (puis à l'Université de Bourgogne) et spécialiste du PCF (notamment biographe de Waldeck Rochet   ), permet en particulier de comprendre les réticences de prime abord puis l'inquiétude grandissante des dirigeants communistes – souvent contre l'avis des militants –, à l'égard du PS qui, avec le renfort stratégique des radicaux, gagnait de plus en plus de poids dans cet attelage de circonstance.

Après le relatif succès de la candidature communiste de Jacques Duclos à l'élection présidentielle de 1969 (21,27 % des voix, derrière Georges Pompidou et Alain Poher), surtout par rapport à l'échec cuisant du socialiste Gaston Defferre (5 % des suffrages !), Georges Marchais, à la tête du PCF à partir de 1970, mène bon gré mal gré son parti dans une alliance qu'il sait risquée – et qui n'est d'ailleurs pas bien vue à Moscou – mais dont le but avoué est de faire converger les forces de gauche vers un important programme de nationalisations d'entreprises.

François Mitterrand, de son côté, qui a pris la tête du PS à Epinay en 1971 contre les anciens pontes de la SFIO, tels Guy Mollet et Alain Savary, et notamment avec le renfort de Pierre Mauroy, de Gaston Defferre ("patrons" des fédérations du Nord et des Bouches-du-Rhône, dites "Bouches-du-Nord") et de l'aile gauche (le CERES du jeune Jean-Pierre Chevènement), a désormais les mains libres pour imposer son idée de rapprochement avec les communistes, d'une part, et les radicaux, d'autre part, faisant ainsi du PS nouvellement créé la force d'équilibre du Programme commun, garant de son unité et de sa cohérence   . Le candidat unitaire de la gauche à l'élection présidentielle de 1965 puis de 1974 croit en effet plus à l'union que Georges Marchais et les résultats électoraux des municipales de 1977 puis des législatives de 1978 montreront dans quelle mesure le programme commun fut à l'avantage du PS, prenant progressivement le dessus sur son allié communiste, avec le renfort parfois utile du "petit poucet" radical, somme toute très éloigné de l'idéologie marxiste   .

Au-delà des négociations et des points de vue parfois divergents entre les états-majors des forces de gauche, l'originalité de L'union sans unité est d'envisager le Programme commun sur le terrain, c'est-à-dire au niveau des militants et des fédérations. L'excellente contribution d'Emmanuel Bellanger   montre ainsi à quel point, dans certains territoires typiques de la "banlieue rouge" (en l'occurrence, le département de la Seine-Saint-Denis, véritable "fief" du PCF depuis la création du département par la loi de 1964), le Programme commun a en réalité ouvert la voie à l'implantation progressive des socialistes dans des municipalités et des circonscriptions historiquement tenues par les communistes. Dans un contexte différent, marqué par un poids historiquement important des forces conservatrices, le Programme commun a joué également en faveur du PS dans les élections locales en Bretagne, malgré des divergences importantes avec les communistes mais aussi entre courants socialistes, comme le montre François Prigent   . Enfin, Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'Université de Lille, démontre avec force   que le fait municipal a été décisif dans la cristallisation du Programme commun, l'union sur le terrain se faisant souvent plus facilement au sein des listes municipales que dans les négociations d'appareils entre états-majors parisiens.

Malgré d'importants succès électoraux (en particulier aux municipales de 1977), surtout à l'avantage du PS, c'est en définitive la demande d'"actualisation" du Programme commun de la part des communistes puis la rupture de l'union, annoncée de manière surprenante par le radical Robert Fabre le 16 septembre 1978, qui vont sonner le glas de cette séquence importante de l'histoire de la gauche en France.

L'ouvrage revient largement sur la rupture du Programme commun et laisse en particulier la parole aux témoins de l'époque : Charles Fiterman, Lionel Jospin et  Roger-Gérard Schwartzenberg. Les propos recueillis lors de cette table ronde permettent d'appréhender les importantes divergences stratégiques entre les différentes forces politiques dès la fin de l'élection présidentielle de 1974, durant laquelle le candidat unique François Mitterrand avait échoué de peu à devenir le premier président de la République de gauche sous la Ve République. Au-delà de l'aggiornamento logique engendré par la défaite, les communistes ont tôt fait de faire valoir l'importance prépondérante qu'avaient pris les socialistes depuis 1972 dans une alliance qui, à l'inverse, apportait peu au PCF (dont l'absence d'un candidat issu de ses rangs à la principale élection nationale a été mal ressentie en interne, notamment par Georges Marchais).

Surtout, dès octobre 1974, le bureau politique du PCF, après des élections législatives partielles marquées par une hausse sensible des candidats socialistes au détriment des communistes, diffuse une déclaration qui, selon les mots de Lionel Jospin   , "ouvre une controverse qui se poursuivra jusqu'en 1978"    ; selon les communistes, "l'union est devenue un combat" et cela "est un acte unilatéral de la direction du PCF qui vise ses partenaires mais n'épargne pas non plus le programme commun en tant que document auquel il est reproché d'avoir créé des illusions dans les mouvements populaires"   .

Au vu de ce que l'état-major du PCF considère comme un virage vers le centre du PS (et, a fortiori, du MRG), un véritable retournement stratégique s’opère alors, afin de remettre en cause le leadership au sein de l'union de la gauche. La demande d’actualisation du Programme commun par le PCF est ainsi vue alors par le PS comme un prétexte à une remise en cause d'une alliance qui ne rapporte pas assez aux communistes – ce que les élections municipales de 1977 et législatives de 1978 achèveront de démontrer. Malgré les négociations menées entre le PCF, le PS et le MRG du 31 mai au 28 juillet 1977, il subsistait des divergences de fond sur le champ sur des nationalisations – le PS voulant les réduire au secteur bancaire et le PCF cherchant à les étendre à de larges pans de l'industrie – ainsi que sur le fonctionnement des institutions et la question de la défense européenne en particulier. Après les législatives de 1978, la rupture sera largement consommée, à l'initiative des radicaux et des communistes. 

"On ne sort de l’ambiguïté qu'à son propre détriment"...Cet adage, prêté au Cardinal de Retz et cher à François Mitterrand, illustre bien les raisons de la rupture de la plus importante alliance politique de la gauche sous la Ve République. Néanmoins, les divergences profondes puis la rupture du Programme commun n'empêcheront pas la constitution d'un gouvernement d'union dès 1981 (après les législatives faisant suite à l'élection de François Mitterrand), qui durera jusqu'au départ des ministres communistes en 1984. Durant cette période de trois années sera d'ailleurs mis en œuvre un important programme de nationalisations qui, pour une part, était présent dans le texte du Programme commun signé en 1972. Plus tard, la nouvelle participation des ministres communistes au gouvernement de la "gauche plurielle" de Lionel Jospin (1997-2002) montrera combien l'héritage du Programme commun (1972-1978) fut particulièrement décisif pour la vie politique française, dont la bipolarisation sous la Ve République oblige les forces de gauches à se rassembler électoralement, malgré des divergences programmatiques souvent prégnantes