Un vaste recueil critique et éclairant sur l'histoire de la construction européenne et ses principaux membres, plus que jamais d'actualité en ces temps de crise économique et institutionnelle pour le vieux continent.

Perry Anderson est un historien et sociologue britannique réputé pour avoir dirigé la New Left Review et qui s'est fait connaître en France lors de la publication de La Pensée tiède (Seuil, 2005), panorama sévère mais réaliste du paysage intellectuel français. Son analyse, toujours intéressante et argumentée, porte en particulier sur l'évolution politique, culturelle et intellectuelle des pays européens ; elle est notamment relayée par les sphères de la gauche critique et alternative.
Son dernier ouvrage traduit en français (Le Nouveau vieux monde. Sur le destin d'un auxiliaire de l'ordre américain, Agone, 2011) se présente sous la forme d'une compilation de ses articles, publiés essentiellement dans la New Left Review et dans la London Review of Books, au sujet de l'Europe, à la fois du point de vue de la construction de son union économique et politique (objet de la première partie) mais aussi concernant les pays constituant ce que l'auteur appelle son "cœur" fondateur (France, Allemagne et Italie faisant l'objet d'études particulières, composant la seconde partie de l'ouvrage) et ceux qui constituent la "nouvelle question d'Orient" de l'Union européenne (Chypre et Turquie, ces deux chapitres formant la troisième et dernière partie du livre). Sa lecture est particulièrement éclairante à l'aune de la crise que connaît actuellement ce "nouveau vieux monde" sur un plan économique mais aussi politique. Elle apparaît même à bien des égards comme une bouffée d'oxygène par rapport au conformisme intellectuel trop souvent ambiant dès qu'il est question de politique européenne.


Car ce que déplore avant tout ce grand intellectuel – à la démarche et à l'envergure assez proches d'un Eric Hobsbawm –, c'est précisément "l’autosatisfaction des élites européennes et de leurs porte-parole [qui] méprisent de plus en plus ouvertement la volonté de la population"   . Si son analyse est stimulante, c'est d'ailleurs parce qu'elle se démarque d'un positionnement uniquement centré sur les institutions et la politique européennes pour s’attaquer de manière convaincante aux ressorts politiques mais également culturels et intellectuels – selon une heureuse tradition britannique de pluridisciplinarité – de chacun des grands pays constituant le cœur des pays fondateurs du projet européen – le Royaume-Uni restant à part, de par son adhésion tardive et ses réflexes plus volontiers eurosceptiques.
Perry Anderson nous permet ainsi de comprendre pourquoi aucun véritable espace public européen – au sens des Lumières, puis d'Habermas – n'a encore tout à fait émergé, la construction d'une union avant tout économique ayant bien souvent précédé l'articulation d'un réel projet politique partagé par tous ses membres – qui plus est depuis les élargissements à l'est de 2004 puis 2007 –, dans une dialectique, bien connue des analystes européens, entre approfondissement et élargissement. Perry Anderson, renforcé dans son jugement par l'actualité des crises européennes (économique, budgétaire, institutionnelle...), ne partage pas l'enthousiasme déjà un peu désuet d'un Jeremy Rikin (Le rêve européen, Fayard, 2005) ou d'un Mark Leonard (Pourquoi l'Europe dominera le XXIe siècle, Plon, 2006) mais se réfère bien davantage à son collègue et ami Alan Milward (récemment décédé et à qui il dédie son livre) qui, dans son ouvrage The Reconstruction of Western Europe (Methuen & co, 1984), avait déjà insisté sur les éléments socio-économiques de la construction européenne de l'après-guerre, remarquant que le grand dessein de Jean Monnet s'était construit certes par étapes, selon la méthode des "petits pas", mais sans permettre un réel clivage politique quant au but ultime à atteindre – la paix, la prospérité et la fin des frontières constituant avant tout un catalogue de vœux pieux (somme toute assez vite exaucés, au regard du temps long de l'histoire continentale) après les traumatismes du "premier XXe siècle".


Le rattachement par Perry Anderson du projet européen à ce qu'il appelle "l'ordre américain" apparaît moins convaincant, surtout lorsque l'on connaît l'indifférence assez générale avec laquelle les Etats-Unis ont considéré historiquement les étapes de la construction européenne. Si les fondamentaux du dessein communautaire ont été liés au Plan Marshall et au contexte de guerre froide, la scène politique européenne s'est en revanche autonomisée pour ne devenir qu'un "auxiliaire" de l'ordre mondial. Il est ici intéressant de confronter les analyses de Perry Anderson à celles de Tony Judt – récemment disparu – qui, dans son vaste ouvrage Après guerre. Une histoire de l'Europe depuis 1945 (Armand Colin, 2007), s'accorde pour partie au diagnostic de l'universitaire britannique, pour s'en démarquer quant à la pérennité du projet européen   .


Si la compilation d'articles, écrits et publiés à des dates parfois très éloignées (de 1995 à 2009), manque parfois de cohérence, surtout pour un sujet aussi mouvant, il n'en reste pas moins que la plume et la force de conviction de Perry Anderson font défaut aujourd'hui au débat public en France, et pas seulement au sujet de l'Europe.
De ce point de vue, les deux articles consacrés à la scène politique et intellectuelle hexagonale – dont l'un, paru en 2005 sous le titre sans doute mal traduit La Pensée tiède   , avait provoqué un débat important à propos du "déclin" de la France – permet de prendre un peu de distance vis-à-vis des analyses et commentaires auto-centrés sur notre pays. Loin du fracas des unes des news-magazines et autres essais politiques aussi vite lus qu'oubliés, l'étude sur la trajectoire politique de la France est ici replacée au sein d'une réflexion globale sur la place du "nouveau vieux" continent dans le concert international actuel, laissant place à la fois au champ strictement institutionnel et au monde intellectuel – Anderson insistant ainsi sur le "magistère" exercé par certains penseurs français, tel Pierre Rosanvallon, et sur des pensées plus dérangeantes, bien que souvent brouillonnes, comme celle d'un Emmanuel Todd.
De la même manière que pour la France, les vastes panoramas consacrés à l'histoire récente de l'Allemagne et de l'Italie sont particulièrement stimulants, tant d'un point de vue strictement politique – les analyses consacrées respectivement au SPD (notamment au sujet du fameux "Agenda 2010" de Schröder) et au berlusconisme sont vivement recommandables et d'ailleurs sans concession aucune pour l'un comme pour l'autre ! – que culturel – Anderson s'attardant en particulier sur les déséquilibres est-ouest, toujours prégnants en Allemagne, ainsi que sur la question du Mezzogiorno et la permanence de la corruption en Italie.


La troisième partie consacrée à "La Question d'Orient" – reprenant ainsi un terme désuet fleurant bon le XIXe siècle – est en revanche plus décevante, l'article sur la Turquie notamment, s'apparentant davantage à une longue généalogie politique plus qu'à une réflexion sur les liens qui existent de longue date avec le cœur du continent européen.
Pour qui veut bénéficier d'un autre regard sur l'histoire récente de l'Europe, à la fois sur les ressorts de sa construction et sur les différentes réalités nationales qui la constituent, cet ouvrage assez iconoclaste apporte son lot d'observations savantes et de réflexions parfois à contre-courant, cherchant ainsi à faire d'un sujet complexe et souvent trop technique l'objet de véritables choix politiques