Lecture croisée de deux études importantes sur l'histoire et l'actualité de la pensée socialiste.

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L'année 2012, qui a vu en France le Parti socialiste reconquérir le pouvoir au niveau national, semble propice aux essais politiques traitant de l'histoire et de l'actualité de la pensée socialiste. Outre le dense recueil dirigé par Juliette Grange et Pierre Musso, issu des actes d'un colloque et intitulé sobrement Les socialismes (Le Bord de l'eau, 2012), deux ouvrages importants ont été publiés simultanément, et de manière non coordonnée, cherchant de façon différente à comprendre le sens du socialisme dans nos sociétés actuelles. Le premier, écrit par Jérôme Grondeux, universitaire spécialiste de l'histoire des idées politiques, est un essai historique, assez classique, au ton toujours juste et dont le titre est volontairement provocateur : Socialisme : la fin d'une histoire ? (Payot, 2012). Le second est un ouvrage collectif, dirigé par Daniel Cohen et Alain Bergounioux, recueil de contributions à vrai dire assez inégales et dont le titre est également évocateur : Le socialisme à l'épreuve du capitalisme (Fayard-Fondation Jean-Jaurès, 2012).

Les interrogations actuelles des socialistes – du moins de ceux qui s'estiment partie prenante de la "gauche de gouvernement" –, alors que l'exercice du pouvoir a historiquement tendance à engendrer un important aggiornamento idéologique, ne trouveront peut-être pas énormément de réponses dans ces publications mais il n'est pas anodin de remarquer que le socialisme est aujourd'hui à la croisée des chemins, dans une quête de sens typique de son développement à la fois théorique et pratique – comme l'explique Jérôme Grondeux avec brio –, étant aujourd'hui dans l'obligation de se confronter à une crise économique majeure, qu'il a jusqu'à présent davantage appréhendée par la pensée et la critique intellectuelle que dans la gestion gouvernementale quotidienne.

Est-ce à dire que la crise actuelle du capitalisme, aux origines financières mais aux conséquences économiques et sociales considérables, est un moment propice à la "refondation" – terme galvaudé s'il en est – de la pensée socialiste ? Ou alors est-elle le signe ultime que le socialisme atteint la fin de son histoire, pour reprendre l'expression de Jérôme Grondeux (peut-être inspiré par le concept hégélien mal digéré par Francis Fukuyama) ?

Pour aborder ces questionnements à la fois historiquement redondants et tout à fait contemporains, les deux ouvrages ne retiennent pas la même méthode : Jérôme Grondeux préfère l'analyse idéologique et le récit historique des différentes facettes de la pensée socialiste, des origines à nos jours, tandis que le livre collectif de la Fondation Jean-Jaurès opte pour une lecture thématique et plus actuelle, perdant ainsi en unité et en linéarité ce qu'il gagne en acuité, notamment d'un point de vue économique et international.

Pour Jérôme Grondeux, la dialectique socialiste, qu'elle soit désormais à la fin de son histoire ou non, est avant tout une histoire recommencée, celle de la révolution et de la réforme. En consciencieux historien des idées politiques, il s'attarde en particulier sur deux "moments" essentiels de cette fresque historique : la pensée des premiers socialistes, d'ailleurs à l'origine du mot et du concept, et la philosophie socialiste la plus synthétique, celle qui a su mieux que les autres dépasser les impasses et les querelles entre socialistes : on aura reconnu le "réformisme révolutionnaire" de Jean Jaurès.

L'analyse des doctrines d'Owen, de Pierre Leroux, de Saint-Simon, de Fourier, mais aussi de Blanqui, de Louis Blanc et de Proudhon permet ainsi de comprendre à quel point le socialisme contemporain ne s'inscrit plus dans l'histoire de ses origines, celle d'une époque proto-industrielle durant laquelle le mot même de socialisme répondait davantage à une ambition scientifique qu'à une réelle théorie de l'action politique, du moins dans une vision qui ne soit pas anarchiste. C'est en effet d'abord avec Karl Marx que le socialisme révolutionnaire quitte les rives du "socialisme utopique" – le terme fut utilisé par Marx lui-même, afin de décrier rétrospectivement les doctrines socialistes dites "de première génération" – pour chercher à fonder une véritable praxis en même temps qu'une explication du monde. Puis c'est avec Jaurès que le socialisme démocratique laisse de côté une vision volontiers mystique pour s'ancrer de plain-pied dans la réalité de la lutte politique, y compris parlementaire, dans le but de transformer le système économique.

Au cœur de l'ouvrage collectif Le socialisme à l'épreuve du capitalisme, la contribution décisive de Marion Fontaine, maître de conférences à l'Université d'Avignon, sur "Jaurès et le capitalisme" rejoint ainsi l'analyse de Jérôme Grondeux dans son livre Socialisme : la fin d'une histoire ? en estimant que le syncrétisme de Jaurès constitue un véritable tournant dans l'histoire de la pensée socialiste, notamment dans sa manière de considérer le réel et l'idéal – "le courage, c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel" proclamait-il. Restituant la complexité et l'originalité de la pensée jaurésienne, cette contribution souligne "l'ambivalence du capitalisme, et donc la possibilité d'en retourner les effets dans le "bon" sens" ; pour Marion Fontaine, "son apport réside […] dans les questions qu'elle soulève sur plusieurs points : la gauche peut-elle se penser en dehors des termes du système capitaliste ? Qu'implique le fait d'être anticapitaliste (à quoi s'oppose-t-on exactement) ? Que signifie à l'inverse la volonté de réformer ce système (que réformer et comment le faire) ?"  

Dans la mise en perspective de la confrontation entre le socialisme et "l'économie réelle", les deux ouvrages n'en restent cependant pas aux méandres de la pensée socialiste mais abordent également la question des méthodes concrètes de transformation du système capitaliste. Et c'est sans doute là que réside la plus grande différence entre les deux livres. Dans son panorama concis et convaincant des doctrines socialistes, Jérôme Grondeux ne s'attarde guère – mis à part quelques pages, tout de même marginales, à propos du "planisme" du socialiste belge Henri de Man – sur la crise de 1929 et les tentatives de réponse des Etats, qu'il soient dirigés ou non par des socialistes, pour remédier aux dysfonctionnements tant annoncés du système économique. Il est vrai qu'à la différence d'autres pays européens – que les contributions issues de l'ouvrage collectif mettent davantage en relief, notamment sous la plume d'Örjan Appelqvist concernant la Suède, de Jenny Anderson à propos des travaillistes britanniques et de Beatrix Bouvier au sujet de l'Allemagne –, les socialistes français n'ont que tardivement puisé leurs inspirations théoriques et pratiques chez Keynes, qu'ils ne considéraient pas comme un des leurs   – ce qui est d'ailleurs vrai et ce que l'intéressé aurait volontiers reconnu.

Dans l'ouvrage dirigé par Daniel Cohen et Alain Bergounioux, dont le cœur du sujet est davantage lié à des préoccupations de politique économique, l'accent est au contraire fortement porté sur la social-démocratie – quitte à exclure totalement du champ de la réflexion le socialisme révolutionnaire, pourtant partie intégrante de l'histoire du socialisme – et intègre donc pleinement les solutions keynésiennes au corpus idéologique du "socialisme à l'épreuve du capitalisme". On retrouve ici l'influence de la Fondation Jean-Jaurès, qui co-édite cet ouvrage, dans lequel se mêlent parfois, de manière assez troublante, analyses savantes de très bon niveau et considérations politiques plus hasardeuses – la contribution d'Aurélie Filippetti intitulée "Socialisme et écologie" n'est évidemment pas du même registre que celles, nombreuses et éclairantes, des universitaires spécialistes de leur sujet.

De manière plus prononcée que dans les analyses issues de l'ouvrage collectif, Jérôme Grondeux s'intéresse à l'influence idéologique de certains iconoclastes de la pensée socialiste, tel Eduard Bernstein en Allemagne, qui ont contribué au passage d'un socialisme révolutionnaire marxiste à un socialisme démocratique prêt à exercer le pouvoir et à intégrer l'appareil d'Etat bourgeois. Cette influence notable de Bernstein, qui a été quelque peu oubliée aujourd'hui, est en particulier à mettre en parallèle avec la voie assez spécifiquement allemande suivie plus tôt qu'ailleurs – à l'exception des travaillistes anglais, qui se sont cependant toujours sentis différents des "socialistes continentaux" – et culminant au moment du congrès du SPD à Bad Godesberg, en 1959, lorsque les sociaux-démocrates d'outre-Rhin décident d'abandonner "la référence à Marx contre une triple référence à l'éthique chrétienne, à l'humanisme et à la philosophie classique"   . Ce moment fondateur dans le cheminement idéologique de la social-démocratie est d'ailleurs bien expliqué par la contribution de Beatrix Bouvier (de la Fondation Friedrich-Ebert) qui, comme les autres experts étrangers du recueil dirigé par Daniel Cohen et Alain Bergounioux, insiste sur les liens étroits qui ont toujours existé entre les partis socialistes et les syndicats, à l'exception notable de la France.

"L'expérience du pouvoir est toujours celle de la force de résistance du réel"   affirme Jérôme Grondeux qui, dans son ouvrage, semble avoir une certaine réticence à confondre socialisme et Etat providence, montrant avec force que "le néolibéralisme incarné par Keynes dans l'entre-deux-guerres", l'influence du Rapport Beveridge outre-Manche, mais aussi celle "du catholicisme social et même le souci conservateur d'un Bismarck à la fin du XIXe siècle"   ont contribué autant que le socialisme démocratique à la mise en place d'une législation sociale et d'une protection des plus démunis.

En définitive, l'analyse de Grondeux est éclairante à la lecture du Socialisme à l'épreuve du capitalisme, dans lequel est retracé, par les différentes contributions, les soubresauts idéologiques de la social-démocratie confrontée à l'exercice du pouvoir dans un système économique dont elle aspire à modifier les règles (sinon à le transformer). Dans un environnement économique mondialisé et au sein d'une Union européenne qu'il a contribué à construire, le Parti socialiste français, pour revenir au cas hexagonal, croit aujourd'hui à "l'économie sociale de marché", selon l'expression restée célèbre de Lionel Jospin à la fin des années 1990 – et l'ouvrage coordonné par la Fondation Jean-Jaurès semble confirmer cette évolution, qui est loin d'être mineure au vu de son histoire. Pourtant, note Jérôme Grondeux, en s'appuyant sur la déclaration de principes du PS en 2008, "la formule même est intéressante : l'idée d'"économie sociale de marché" provient d'un courant qui a beaucoup marqué la démocratie chrétienne allemande, l'ordolibéralisme, né dans l'entre-deux-guerres. […] Le congrès de Bad Godesberg rapprochait la social-démocratie allemande de ces vues combinant l'acceptation de l'économie de marché avec la nécessité d'une certaine intervention de l'Etat."   Et de poursuivre : "L'ambition régulatrice demeure sur le plan économique, afin de surmonter les contradictions du capitalisme. Il subsiste enfin quelques traces des anciennes ambitions ; on y lit [dans la déclaration de principe] que le socialisme démocratique "veut être une explication du monde", que, réformiste, "il porte un projet de transformation sociale radicale" et qu'il aspire à une "émancipation complète de la personne humaine".

Autrement dit, il semble, notamment à la lecture du Socialisme à l'épreuve du capitalisme, que le socialisme démocratique, à l'échelle de la France et de l'Europe, ait aujourd'hui "fait son Bad Godesberg" – pour reprendre une expression toute faite, souvent citée par les responsables socialistes, dont il n'est pas certain qu'ils soient tous au fait des réalités historiques qu'elle recouvre –, qu'il s'agisse d'une évolution sciemment choisie – comme en Allemagne, donc, ou en Grande-Bretagne avec la "troisième voie" du New Labour – ou que ce tournant ait été pris, comme en France, en particulier au moment du "tournant de la rigueur" de 1983, par une voie plus empirique, plus ou moins "dictée" par l'exercice du pouvoir et l'épreuve des "réalités économiques" propres au capitalisme financier et à la mondialisation de l'économie.

Pris en tenaille sur sa gauche par une force révolutionnaire et anticapitaliste, active bien qu'affaiblie, et sur sa droite par ceux qui les accusent de laxisme budgétaire et de naïveté économique, les socialistes français, désormais au pouvoir, vont donc devoir, par leur action gouvernementale durant les prochaines années, montrer vers quelle forme de synthèse   idéologique ils s'acheminent aujourd'hui. Mais la lecture croisée de ces deux ouvrages importants semble confirmer qu'il n'y a pas aujourd'hui chez eux, en dehors d'un pragmatisme rendu parfois obligatoire par les vicissitudes de l'exercice du pouvoir, une doctrine pleinement cohérente et partagée par tous, mais bien davantage un ensemble de courants de pensée qui cherchent à s'équilibrer et à se faire représenter au gouvernement. Si l'histoire du socialisme n'est pas "finie", elle reste encore à écrire pour le XXIe siècle.