La mort ce mardi du dernier survivant des chefs de la Résistance réunis et arrêtés le 21 juin 1943 à Caluire est l'occasion de saluer la mémoire d'un résistant de la première heure. Raymond Aubrac est resté engagé tout au long de sa vie avec son épouse Lucie Aubrac, disparue en 2007. Le couple le plus célèbre de la Résistance est bien connu du grand public, notamment par le biais de leurs écrits : Nous partirons dans l'ivresse de Lucie Aubrac (Seuil, 1984) – qui a d'ailleurs été adapté au cinéma – et Où la mémoire s’attarde de Raymond Aubrac (Odile Jacob, 1996). Ils étaient devenus des témoins très présents dans les écoles, répondant toujours favorablement à de nombreuses sollicitations. Pour notre part, nous avons eu la chance de rencontrer Raymond Aubrac en 2004 et en 2005, dans le cadre universitaire, pour évoquer notamment ses souvenirs de résistant, de Commissaire de la République à la Libération et ses relations avec de Gaulle, Pierre Mendès France et le Parti communiste. Son ouvrage de souvenirs nous avait été utile comme fil conducteur de notre discussion. Il nous a paru aujourd'hui important, en forme d'hommage, de se replonger dans cette lecture.

Un témoignage essentiel

Comme tout témoignage et travail de mémoire personnelle, Où la mémoire s’attarde laisse deviner des silences, des oublis – qui peuvent être d’ailleurs plus ou moins inconscients. En ce sens, le livre de Raymond Aubrac, s’il contribue à la connaissance historique de la période des années noires – en particulier –, ne relève pas du travail d’un historien, lequel, à la différence du témoin,"connaît les conséquences de ce qu’il raconte"   et s’efforce de rendre compte d’un passé dont la représentation n’est pas limitée par des perspectives personnelles. A ce titre, la phrase de Marc Bloch   – historien, résistant, fusillé en 1944 – que l’auteur met en exergue n’est pas innocente : conscient des faiblesses propres à tout témoignage personnel, Aubrac cherche à montrer qu’en dépit de ces faiblesses, son livre peut participer à une meilleure compréhension du passé.

Cette volonté est sans doute largement motivée par le contexte très particulier de la sortie de l’ouvrage, en 1996. Ce livre est en effet publié après le procès de Klaus Barbie, à Lyon en 1987, durant lequel Jacques Vergès, l’avocat de l’ancien chef de la Gestapo de Lyon, avait accusé Raymond Aubrac d’avoir été un agent de Barbie après son arrestation de mars 1943 et d’avoir ainsi été à l’origine de l’arrestation de Jean Moulin à Caluire le 21 juin 1943   . L’ouvrage d’Aubrac vient également après les écrits de René Hardy   et de Thierry Wolton   qui concernent aussi la rencontre de Caluire, véritable"mythe" qui s’est construit"à coups de révélations sensationnelles ou de découvertes archivistiques peu décisives"   . L’on comprend donc que ce livre paraît dans"un climat de suspicion, et parfois de haines pugnaces"   et que les accusations portées contre Raymond Aubrac l’ont certainement poussé à écrire son analyse personnelle d’une réunion à laquelle il avait participé   et qui se situe"au carrefour des mémoires, des amnésies et des reconstitutions-reconstructions"   .

Comment devient-on résistant ?

Né le 31 juillet 1914 à Vesoul, Raymond Samuel est issu d’une famille juive, laïque et profondément républicaine. Après ses études secondaires et deux années de classes préparatoires à Paris et à Dijon, il est reçu au concours de l’Ecole des Ponts et Chaussées. Au Quartier Latin, il fréquente de nombreux étudiants influencés par le Parti communiste – sans y adhérer lui-même   . Après un séjour d’études au MIT de Boston, auréolé de son diplôme d’ingénieur, il intègre au printemps 1939 le 1er régiment du génie en garnison à Strasbourg. C’est dans cette ville qu’il rencontre Lucie Bernard, avec laquelle il se marie en décembre 1939. La déclaration de guerre en septembre 1939 avait bouleversé les plans de Lucie Bernard, agrégée de l’Université, qui était sur le point de partir aux Etats-Unis grâce à la bourse qu’elle avait obtenue pour y préparer une thèse d’histoire. Durant toute la période de la"drôle de guerre", Raymond Samuel se trouve en Alsace. Au moment de l’attaque des troupes allemandes en mai 1940, il a pour mission de détruire les ponts de la ville de Strasbourg puis il se replie avec l’essentiel de sa troupe dans les Vosges. C’est là qu’il est fait prisonnier le 21 juin 1940. Transféré à Sarrebourg, il parvient à s’évader grâce à l’aide de son épouse Lucie.

C’est à la suite de cette évasion que se pose la question de l’"entrée en Résistance" de Raymond Samuel. Il faut noter d’ores et déjà que ce terme d’"entrée en Résistance" pourrait laisser croire qu’il s’agit d’une initiative prévue d’avance et rationnellement décidée alors que, bien souvent, l’entrée dans la clandestinité fut le fruit de rencontres fortuites   . Précisément, concernant les époux Samuel – qui se baptiseront Aubrac dans la clandestinité, patronyme qui restera après-guerre –, leur entrée dans le mouvement résistant Libération-Sud fut la conséquence de la rencontre de Lucie Samuel et d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie à Clermont-Ferrand en octobre 1940. En effet, l’université de Strasbourg, dont dépendait alors encore l’épouse de Raymond Samuel, avait été repliée à Clermont-Ferrand et c’est précisément dans cette ville qu’elle devait obtenir sa nouvelle affectation au lycée Edgar-Quinet de Lyon.

Au sujet des débuts de Libération-Sud à Lyon, le témoignage de Raymond Aubrac est éclairant de deux points de vue. Tout d’abord, il donne une interprétation personnelle du rôle de d’Astier dans le succès du mouvement. Raymond Aubrac a la sincérité de reconnaître qu’"au premier abord, [il] était plus que sceptique"   – ce qui n’est pas souvent mentionné dans les témoignages de résistants – et que ce fut d’Astier qui le persuada par son discours mobilisateur et sa figure charismatique qu’après tout, désobéir à l’Etat français nouvellement créé n’était peut-être pas une entreprise vaine, que la guerre n’était pas encore finie. Les souvenirs du mémorialiste permettent également de restituer partiellement ce que signifiait concrètement une activité résistante au début de l’Occupation   . L’on comprend que cette activité devient de plus en plus importante à mesure que l’Occupation dure. C’est pourquoi"dès les premiers mois de 1941, […] il fallait faire porter [les] efforts sur l’information […] pour dénoncer sans relâche le pillage du pays par l’occupant et l’appui sans réserves que lui prêtait Vichy sans contrepartie"   et"l’idée de produire un journal s’imposa assez vite, mais ne put se concrétiser que lorsque d’Astier réussit à trouver un peu d’argent"   . Le premier numéro de ce journal, Libération, sortit en juillet 1940. Le journal et le mouvement furent très tôt opposés à Vichy et à Pétain, ce qui ne fut pas le cas de tous les autres journaux résistants   .

Raymond Aubrac ne cache pas non plus la réticence qu’il partageait avec de nombreux résistants de gauche à l’égard du général de Gaulle, dont ils n’avaient au début de l’Occupation qu’une idée approximative   , et insiste également sur la différence qui existait du point de vue des sensibilités politiques entre Combat et Libération   .

Mais le témoignage de Raymond Aubrac au sujet de la Résistance ne porte pas seulement sur Libération-Sud, il en dit aussi beaucoup sur l’Armée secrète et sur les relations entre Résistances intérieure et extérieure. Raymond Aubrac fut en effet adjoint du chef de l’Armée secrète, le Général Delestraint, et c’est pourquoi son témoignage contribue à une meilleure compréhension des difficultés de cette organisation clandestine – dont la constitution fut l’une des tâches essentielles des Résistants de zone sud en 1942-1943. Aubrac insiste en particulier sur le manque total d’armes et sur le fait que son bon fonctionnement dépendait largement de ses relations avec Londres, notamment pour ce qui concernait le difficile arbitrage entre"l’action immédiate et la préparation de l’action au jour J"   . Aubrac évoque également avec une certaine émotion le personnage de Delestraint et déplore qu’il ait été quelque peu oublié.

Caluire, 21 juin 1943

Sur la rencontre de Caluire, Raymond Aubrac a peu écrit. Il en explique brièvement la raison principale – trouver un successeur à Delestraint à la tête de l’Armée secrète – puis les conditions de son incarcération, des interrogatoires qu’il a subi et de son évasion, réussie grâce à la complicité de son épouse Lucie. Il affirme enfin, également de manière très brève, qu’il"nourrit les plus vifs soupçons à […] l’égard"   de René Hardy, lequel était présent à Caluire sans y avoir été convié et parvint à s’évader alors, que contrairement à toutes les autres personnes arrêtées ce jour-là,"il ne portait pas de menottes, mais était tenu par un"cabriolet", une chaînette terminée par deux manetons de bois, que retenait un soldat allemand"   .

Cette forme d’amnésie peut surprendre mais il peut s’agir néanmoins d’une manière implicite de signifier que cette rencontre a déjà fait couler trop d’encre   et qu’il n’est plus besoin que la mémoire s’y attarde trop longuement, pour reprendre le titre de l’ouvrage. Certains, tel Gérard Chauvy, ont trouvé ces silences suspects. On peut penser cependant que la méthode qui consiste à croire que les silences des témoins peuvent les désigner comme des coupables en puissance n’est pas véritablement celle d’un historien.

Au sujet des silences de Raymond Aubrac, on constate une certaine pudeur tout au long de son témoignage à propos de ses souffrances. En particulier, on peut être frappé par le peu de lignes qu’il consacre à la déportation raciale et à la mort de ses parents, alors même que l’on comprend implicitement qu’il s’en est soucié de manière permanente durant toute la période de la guerre   . De manière générale, il évoque très peu le sort des Juifs pendant l’Occupation, il mentionne seulement, et rapidement, qu’il a été renvoyé de chez Armengaud en mars 1941 parce qu’il était juif. Pudique, Aubrac l’est également concernant les souffrances qu’il subit face à Barbie lors des interrogatoires de 1943 à Lyon. Cette pudeur peut même être vue comme une certaine amnésie volontaire puisque Aubrac refuse de parler de torture le concernant   .

Commissaire de la République à Marseille à la Libération

Raymond Aubrac consacre une partie importante de ses témoignages à la période de la Libération, durant laquelle il fut nommé Commissaire de la République de la région Sud-Est (c’est-à-dire les actuelles régions PACA et Corse) par le général de Gaulle. Cela répond à une volonté de défendre son action de haut fonctionnaire durant cette courte période (été 1944-début 1945) face à ceux qui l’ont critiqué – et en premier lieu desquels le général de Gaulle qui considérait que Raymond Aubrac n’avait pas rempli sa mission de restauration de l’Etat. C’est pourquoi Raymond Aubrac explique une à une les difficultés auxquelles il était alors confronté dans ce contexte particulier de la Libération de Marseille et de sa région : le ravitaillement, les forces de l’ordre, l’épuration, les réquisitions d’entreprises, le relèvement des salaires et les rapports avec les autorités alliées. Plusieurs entreprises furent alors réquisitionnées et obtinrent, selon Aubrac, de bons résultats, notamment grâce au bon fonctionnement des comités consultatifs animés par des syndicalistes. Raymond Aubrac semble regretter que"depuis ces péripéties et ces décisions prises dans une période de moins d’un mois, [il fut et est] encore considéré comme un personnage sous influence du… Parti communiste"   alors qu’il fait remarquer par ailleurs que ces mesures pouvaient être considérées en définitive comme un audacieux prélude au programme du Conseil national de la Résistance, lequel"demandait la nationalisation de secteurs importants de la vie économique française   ". A ce sujet, Raymond Aubrac note d’ailleurs que son successeur, Paul Haag,"qui avait probablement reçu le"conseil" de révoquer les réquisitions, ne le voulut pas ou ne le put pas   ".

Face à Mendès France et à de Gaulle

Raymond Aubrac évoque également avec une certaine amertume la manière dont il eut à régler le problème du relèvement des salaires et déplore notamment les attitudes divergentes à ce sujet de Pierre Mendès France, ministre des Finances, et d’Adrien Tixier, ministre de l’Intérieur. A la lecture du passage concernant ce problème, on comprend que Raymond Aubrac conserve un sentiment d’injustice, persuadé que les deux ministres et de Gaulle"avaient trouvé commode, pour en finir avec ce différend, de laisser la décision à un fonctionnaire (qu’on pouvait toujours au besoin désavouer), mais en prenant soin de l’enfermer entre les dents de la fourchette   ". L’on comprend également qu’Aubrac a trouvé injustes les critiques de De Gaulle à son égard, alors qu’il lui semblait que le Général ne maîtrisait pas forcément tous les problèmes auxquels ses commissaires étaient confrontés – Aubrac note par exemple, toujours au sujet du problème du relèvement des salaires à la Libération, le"peu d’intérêt du Général pour la chose économique   ".

Si ces remarques laissent apparaître une défense des actions qu’il mena en tant que Commissaire de la République, il faut également noter que Raymond Aubrac, lorsqu’il évoque la visite de De Gaulle à Marseille le 15 septembre 1944, lors de son "Tour de France" symbolique des grandes villes, élude en grande partie les remontrances du chef du gouvernement provisoire à son égard. Tout juste Raymond Aubrac laisse-t-il entendre que le Général lui affirma au soir de sa visite :"Aubrac, vous avez bien compris, il faut restaurer l’Etat"   . Le témoignage que livre de Gaulle dans ses Mémoires de guerre a un tout autre ton, notamment lorsqu’il affirme que Raymond Aubrac"adoptait malaisément la psychologie du haut fonctionnaire"  

Pour sa défense, Aubrac affirme également qu’il avait"un double handicap" pour une telle mission : son jeune âge – trente ans – et son isolement, manière, sans doute, de signifier que de Gaulle ne lui avait pas donné tous les moyens nécessaires pour mener à bien son action, en particulier la constitution d’un cabinet fidèle et dévoué.

Aubrac et le Parti communiste

Raymond Aubrac a profité de l’écriture de ses mémoires pour régler ses comptes, d’une certaine manière, avec ceux qui l’ont toujours considéré comme un communiste naturellement étranger au service de l’Etat qu’exige le rôle de haut fonctionnaire. Dans son témoignage, il consacre en effet de longs passages à l’évocation de l’évolution de ses positions vis-à-vis des communistes. Il avoue en définitive que, bien que n’ayant jamais été membre du PCF, il a conservé une certaine sympathie à son égard et, pour cette raison, il n’a"jamais professé de sentiments ou d’opinions anticommunistes"   . Et il"demeure convaincu, cinquante ans plus tard, ayant lu et entendu bien des critiques, que la mission qu’ [il] avait acceptée ne pouvait être remplie avec des réflexes anticommunistes", manière sans doute de signifier à nouveau qu’il était proprement exclu à Marseille lors de la Libération de compter administrer la région en écartant les communistes, eu égard à la force politique qu’ils représentaient alors.

Aubrac explique également que sa sympathie à l’égard du Parti communiste ne l’a jamais empêché de critiquer certaines de ses positions au cours de l’histoire, notamment au moment des procès de Moscou ou du pacte germano-soviétique. Mais il conserve de son propre aveu le souvenir du courage des résistants communistes, qui étaient souvent les plus unitaires. Et si Raymond Aubrac n’éprouve"pas le besoin de répondre [aux] accusations absurdes"   de ceux qui suggèrent qu’il fut un agent du KGB, il ne cache nullement le fait qu’il ait côtoyé très étroitement des militants du PCF au sein du mouvement Libération-Sud, qu’il se soit appuyé sur des syndicalistes d’inspiration communiste à Marseille, lors de la Libération, qu’il ait travaillé dans la proximité de deux ministres communistes au ministère de la Reconstruction en 1945-1946, qu’il ait servi des pays du bloc socialiste par l’intermédiaire du bureau d’études BERIM qu’il a contribué à créer au début de la guerre froide et qu’enfin, il ait bénéficié de la confiance de dirigeants qui étaient des communistes lors de ses"aventures" vietnamiennes. Finalement, face à ceux qui le considèrent comme un éternel partisan du Parti communiste et face aux critiques de De Gaulle, Raymond Aubrac se revendique homme libre   .

"La flamme de la Résistance ne s'éteindra pas"

Que nous enseigne en définitive la lecture de ce témoignage sur la signification d’un engagement dans la Résistance ? Pour Raymond Aubrac, l’engagement dans la Résistance répondait à une certaine conception du devoir, à ce qu’on pourrait considérer comme un impératif moral : "On ne désobéit pas, ou alors rarement, pour le plaisir. […] Il est des désobéissances nobles. Il en est qui le sont moins. La désobéissance par la Résistance, en 1941 ou 1942, fait partie des premières"   . Cela rejoint l’analyse de l’historien américain Robert Paxton, selon lequel "il est parfois dans l’histoire d’un pays un moment cruel où pour sauver ce qui donne son vrai sens à la nation, on ne peut pas ne pas désobéir à l’Etat. En France, c’était après juin 1940"