Biographie complète et passionnante du résistant, du ministre des IVe et Ve Républiques et du maire de Marseille pendant un tiers de siècle.

Inamovible maire de Marseille pendant un tiers de siècle (de 1953 à sa mort, en 1986), Gaston Defferre fut aussi un dirigeant des réseaux de la Résistance puis un homme politique incontournable, plusieurs fois ministre sous les IVe et Ve Républiques et, à ce titre – ce qui est plus rare –, un grand législateur : une loi sur la presse en 1946 (qui a notamment permis l'émergence de la presse quotidienne régionale), la fameuse loi-cadre de 1956 sur l'autonomie des territoires d'outre-mer et les lois sur la décentralisation de 1982-1984, une des plus importantes évolutions institutionnelles de la France contemporaine. Autant dire que le récit de sa vie permet au lecteur de retracer près d'un demi-siècle de l'histoire politique française, de la Libération à l'élection de François Mitterrand – dont il fut un proche et son ministre de l'Intérieur –, en passant par Pierre Mendès France – avec qui il forma un “ticket” mal compris lors de l'élection présidentielle de 1969 –, Jean-Jacques Servan-Schreiber – qui, à la tête de L'Express, chercha en vain, avec l'opération “Monsieur X”, à en faire le candidat de la gauche en 1965 – Guy Mollet – son adversaire de toujours au sein de l'appareil socialiste –, de Gaulle – qu'il a combattu politiquement, non sans lui donner son accord concernant l'Algérie et le régime de la Ve République – et, enfin, la décolonisation, qui a bouleversé en particulier l'économie et la société marseillaises. Avocat de formation, comme ses proches contemporains Mendès France, Edgar Faure et Mitterrand, il fait partie de cette génération d'hommes politiques nés avec les combats de la Résistance, qui furent des pivots de la IVe République et des acteurs décisifs de la reconstruction de la France. C'est à ce récit que s'attache, avec une grande érudition, Gérard Unger, ancien président de RMC, féru d'histoire et séduit par Gaston Defferre depuis ses années d'étudiant, alors que le maire de Marseille constituait à la fin des années 60 une alternative crédible au général de Gaulle – croyait-on – pour une gauche non communiste. Homme de médias, le biographe s'intéresse en outre à une autre dimension du personnage de Gaston Defferre, qui, dès la Libération, prit le contrôle du journal marseillais Le Provençal, outil décisif pour étendre son réseau et son influence au niveau local, et dont il conserva d'ailleurs une mainmise indirecte jusqu'à sa mort.

De manière convaincante, l'ouvrage se divise en plusieurs chapitres et périodes dont les intitulés se résument à de simples infinitifs : “Résister”, “Libérer”, “Administrer”, “Décoloniser”, “Tenter”, “Décentraliser”...Cela rappelle à quel point la vie de Gaston Defferre fut dédiée à l'action et à la pratique du pouvoir plus qu'à l'idéologie et aux débats doctrinaux, qu'il n'appréciait guère.
Patron pendant plusieurs décennies d'une des plus importantes fédérations socialistes (les Bouches-du-Rhône), le maire de Marseille ne se plaçait pas, en effet, sur le terrain des interminables confrontations idéologiques – “la quasi-majorité des Marseillais s'en moque” note, non sans malice, Gérard Unger – mais sur celui des élections et des alliances et, c'est en particulier l'attitude à adopter avec le parti communiste – particulièrement puissant dans la ville ouvrière et portuaire qu'est Marseille – qui l'intéressait. Partisan d'une alliance avec le centre au sein d'une grande fédération dans les années 1960 et opposant farouche à la définition d'un programme de gouvernement avec les communistes, il se montra réaliste et se rallia, après son échec sévère de l'élection présidentielle de 1969 – à peine 5% des voix – à la stratégie mitterrandienne de programme commun dans les années 70.

Né en 1910 dans une famille protestante des Cévennes, Gaston Defferre, qui a grandi à Nîmes et vécu quelques années en Afrique avec son père, “a aimé Marseille comme l'enfant qu'il n'a pas eu”, pour reprendre l'expression de ses proches amis marseillais Roger Colombani et Charles-Emile Loo dans leur ouvrage C'était “Marseille d'abord”. Les années Defferre (Robert Laffont, 1992). Après avoir fait son droit à la faculté d'Aix-en-Provence, il s'inscrit au barreau de Marseille dès l'âge de 21 ans – cette précocité n'étant pas sans rappeler celle de Mendès et d'Edgar Faure, de deux ans ses aînés. Entré à la SFIO – au sein de la 10ème section de Marseille – dès 1933, il ne quittera plus la ville, vivant avec passion, mais encore en spectateur, les joutes locales et nationales dans la période décisive de la constitution du Front Populaire.
C'est pendant l'Occupation que Gaston Defferre va prendre goût à l'action publique, clandestine d'abord puis municipale et parlementaire ensuite. Démobilisé en juillet 1940, il prend très tôt contact avec ses amitiés socialistes marseillaises dont il connaît les opinions anti-vichyssoises. Il se rapproche alors de l'avocat Félix Gouin, député d'Aix et Istres depuis 1924, qui fit partie des quatre-vingt parlementaires refusant de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain et qui fonda par la suite, avec Daniel Mayer, le Comité d'action socialiste au sein des mouvements de Résistance. Avec son confrère et ami André Boyer, Defferre devint un des dirigeants du réseau de renseignements Brutus, participa au Comité exécutif du Parti socialiste clandestin et prit part, au côté de Jean Moulin, à la création du Conseil national de la Résistance.
Homme fort de la Résistance au niveau national, Gaston Defferre prend le contrôle de la fédération SFIO des Bouches-du-Rhône à la Libération. Marseille est alors un champ de ruines – avec plus de 3000 maisons et bâtiments détruits – et il faut alors faire régner l'ordre et éviter l'épuration sauvage. Devenu président de la délégation municipale en septembre 1944 – c'est-à-dire maire éphémère de la ville aux pouvoirs très réduits –, c'est à cette tâche que va s'atteler Defferre, avec le concours du commissaire de la République Raymond Aubrac, nommé par de Gaulle et proche de la puissante CGT, ce qui suscitera d'ailleurs une hostilité croissante entre les deux hommes. En octobre 1945, après les premières élections républicaines depuis 1936, Gaston Defferre doit céder sa place au communiste Jean Cristofol, à la suite d'un accord passé avec le PC marseillais.
Après cet épisode de la Libération de Marseille, à tout point de vue exceptionnel, Gaston Defferre va concentrer toute son énergie à reconquérir la mairie, devenu l'homme fort de la gauche non communiste dans les Bouches-du-Rhône. Ce sera chose faite en 1953, à la faveur d'une élection âpre et disputée avec le PCF et ses renforts de la CGT portuaire. Defferre, note Gérard Unger, “convainc les élus de droite qu'il est le seul, au centre de l'échiquier local à pouvoir faire face” alors que, depuis 1947, c'était le gaulliste Michel Carlini qui tenait les rênes de la municipalité.
Entre-temps, jeune député auréolé de son passé de responsable d'un réseau de résistance, Gaston Defferre est devenu membre du gouvernement au plan national. En 1946, il est d'abord secrétaire d'Etat à la présidence du Conseil dans le cabinet de son mentor Félix Gouin, à la suite de la démission fracassante du Général de Gaulle (qui s'opposait à la Constituante et au “régime des partis” sur le point d'être mis en place) et il est plus particulièrement chargé du secteur de l'information. C'est de cette période que date sa première grande loi, Gérard Unger notant à ce propos : “fort de son expérience au Provençal – et de ses intérêts bien compris –, Defferre est l'auteur d'une loi toujours en vigueur qui a assis sa légitimité et la légalité des titres quotidiens connus depuis lors”. Il poursuit par la suite sa carrière ministérielle, au gré des gouvernements instables de la IVe, en appartenant aux éphémères cabinets de Léon Blum (1946-1947) – en tant que sous-secrétaire d'Etat à la France d'outre-mer –, de Réné Pleven (1950-1951) et d'Henri Queuille (1951) – comme ministre de la marine marchande, portefeuille stratégique pour un élu de Marseille, qui plus est passionné de voile. De retour à la chambre, Defferre est un député qui compte au sein du groupe SFIO, s'exprimant en particulier sur les sujets qui concernent l'outre-mer en général et l'Indochine en particulier – il soutient d'ailleurs fermement l'action gouvernementale de Pierre Mendès France, brillant artisan en 1954 des accords de Genève après la défaite de Dien Bien Phu.

Mais c'est en 1956, au sein du cabinet de Guy Mollet, constitué à la suite de la victoire du “Front Républicain” – qui d'ailleurs devait plus à Mendès France qu'à Mollet –, que Gaston Defferre, ministre de la France d'outre-mer, va véritablement prendre une ampleur nationale, en s'attelant à la lourde tâche de la loi-cadre sur les colonies africaines, recherchant une solution progressive et pacifique pour ces territoires, s'inspirant du self government britannique. Alors que Mollet s'embourbe en Algérie – constituée de départements français n'entrant pas dans le domaine du ministre de l'Outre-mer –, Defferre veut mener en Afrique noire une politique plus libérale, qu'il défend alors en ces termes : “Nous ne laisserons pas dire que la France n'entreprend des réformes que lorsque le sang commence à couler. […] Aujourd'hui, il existe en Afrique noire un malaise […]. La question posée est de savoir si nous voulons nous résigner à ce que s'accomplisse dans ces territoires d'outre-mer ce qui, hélas, s'est passé dans d'autres, ou si au contraire nous voulons dominer ces événements et en changer le cours”. Préparée notamment par son directeur de cabinet Pierre Messmer, la loi-cadre Defferre, votée en juin 1956, est un texte fixant des grands principes et renvoyant leur mise en œuvre à des décrets d'application. Il prévoit notamment que les élections dans ces territoires doivent désormais se faire au suffrage universel et se préoccupe également des conditions de vie des populations, en améliorant le fonctionnement des caisses de stabilisation (fibres, textiles, café, cacao...) et en facilitant la distribution des crédits, ouvrant ainsi la voie à une émancipation progressive, qui aboutira à la “Communauté” puis, sans heurts, à la décolonisation. Comme le remarque avec justesse Gérard Unger, “Defferre ne se départira jamais de sa fierté pour cette “loi-cadre” [qui], en accordant en temps voulu une autonomie accrue aux territoires africains, [a] empêché les malaises et les rancœurs de se développer ; et si la révolte a déjà éclaté en 1955 au Cameroun, territoire sous tutelle, l'Afrique noire française n'a pas connu les massacres sanglants commis au Kenya britannique par les “Mau-Mau” ni, a fortiori, la situation algérienne”. S'appuyant sur les cadres et les chefs africains – notamment Houphouët-Boigny –, Defferre dut cependant subir l'opposition de Senghor, qui considérait que cette loi-cadre, en confirmant les frontières issues de la colonisation au détriment des deux grands ensembles fédéraux (AOF et AEF), était responsable de la “balkanisation” de l'Afrique. Cependant, l'échec futur de la Fédération du Mali, créée par Senghor entre le Sénégal et l'ex-Soudan français – qui ne dura que deux ans en 1959-1960 –, semble indiquer que la confirmation par Defferre des territoires issus de l'Empire colonial était peut-être la solution la plus prudente pour permettre des indépendances sans violences.

Les “événements” d'Algérie, quant à eux, finirent par faire tomber progressivement le régime de la IVe République, discrédité et incapable de régler un conflit profond, engagé dès la Toussaint 1954. Bien que très fortement réservé au sujet de la politique menée par Guy Mollet, Gaston Defferre ne suit pas la voie d'un Mendès France – qui, ministre d'Etat sans portefeuille, démissionne dès mai 1956 au sujet des répressions en Algérie –, dont il se sent pourtant plus proche, et reste fidèle à la discipline de son parti. Il soutient en revanche fermement Guy Mollet lors des évènements de Suez, refusant ce “nouveau Munich” de la nationalisation du canal par Nasser.
A la suite du retour du Général de Gaulle, Gaston Defferre se démarque de Pierre Mendès France et de François Mitterrand en se prononçant, non sans quelque hésitation, pour la Constitution de 1958. Il est même favorable en 1962, contre l'avis de la majorité des dirigeants de gauche, à l'élection du président de la République au suffrage universel. Cela s'explique en partie par son soutien à la politique algérienne menée par le Général de Gaulle de 1958 à 1962. Par ailleurs, à Marseille, son courageux soutien à de Gaulle et à son discours sur l'autodétermination de l'Algérie, lui a beaucoup coûté localement, eu égard au nombre élevé de rapatriés d'Afrique du Nord, dont l'animosité à son égard sera pour certains très violente. Le débarquement de nombreuses familles à Marseille de 1961 à 1962 sera pour l'édile un problème humain très délicat à administrer, notamment en termes de logements.

Pour Gérard Unger, le soutien de Defferre à de Gaulle au début de la Ve République, quitte à se couper de ses amis Mendès France et Mitterrand, n'est pas seulement un choix tactique, c'est également une conviction politique : “Il n'a aucune envie d'un rapprochement avec le PC, et surtout, il voit bien que le pays se modernise, se couvre d'autoroutes, d'aéroports et d'industries nouvelles performantes […]. Il se rend bien compte que le gaullisme n'attire pas que la bourgeoisie traditionnelle, mais aussi les paysans qui deviennent des agriculteurs productivistes, et des cadres qui ne rêvent que de progrès technique, de compétitivité, d'exportation et d'expansion. Il sent bien que si rien n'est fait la SFIO risque de se marginaliser, donnant ainsi raison à la “prophétie” déjà ancienne de Malraux : “Entre les communistes et [les gaullistes], il n'y a rien””.

L'acceptation de l'élection présidentielle au suffrage universel ne signifie pas cependant l'alignement sur de Gaulle. Dès le début des années 60, Defferre se rapproche des clubs politiques – en particulier du Club Jean Moulin, animé notamment par les éminents constitutionnalistes Georges Vedel et Maurice Duverger – qui, en opposition au gaullisme politique, sont constitués de hauts fonctionnaires, de cadres, d'intellectuels et de syndicalistes. C'est par ce biais qu'il devient, dès 1963, un candidat de gauche crédible pour affronter le Général de Gaulle lors de la première élection présidentielle au suffrage universel de 1965. Montée par L'Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber, l'opération “Monsieur X contre de Gaulle”, en septembre-octobre 1963, constitua alors un (faux) suspense à succès et une formidable publicité pour Gaston Defferre. Porté par un courant de l'opinion, il devenait un recours pour une gauche non communiste, alors que Mendès France se maintenait dans une posture de refus de l'élection présidentielle et que François Mitterrand ne bénéficiait pas (encore) de l'appareil d'un parti puissant. A la tête de la SFIO, Guy Mollet, hostile au projet d'une fédération avec le centre autour de Defferre, n'offrit cependant aucune ouverture à son rival marseillais qui, à nouveau fidèle à la discipline de parti – et malgré le fort soutien de sa puissante fédération des Bouches-du-Rhône –, se résolut à abandonner le projet de sa candidature. Gérard Unger note qu' “à l'époque, certains commentateurs ou acteurs, tel Georges Suffert, lui ont reproché d'avoir tenu le maire d'Arras au bout de son pistolet et de ne pas avoir tiré”...

En 1969, après le référendum perdu par le Général de Gaulle, démissionnaire, Gaston Defferre est encore amer de sa tentative ratée de 1965, même s'il avait considéré le score de François Mitterrand au deuxième tour – 45 % – très honorable voire inespéré. Il avait d'ailleurs très largement soutenu le candidat unique de la gauche qui, contrairement à Guy Mollet, ne s'était jamais montré hostile à son égard. Mais quatre ans plus tard, Mitterrand s'est quelque peu discrédité depuis Mai 68 et ne bénéficie plus du soutien de Mollet et des socialistes. La voie semble donc libre pour Defferre qui, sans perdre un instant, se déclare candidat dès le lendemain du référendum perdu par de Gaulle. Croyant profiter des déchirements socialistes, il annonce dès le 15 mai qu'il constitue un tandem avec Pierre Mendès France et que ce dernier, fort populaire dans l'électorat de gauche, sera son Premier ministre en cas de victoire. Suscitant plus de questions que d'enthousiasme, cette idée tombera à plat et témoigne que Defferre n'avait pas véritablement intégré la dimension personnelle de l'élection présidentielle. “Le soir du dimanche 1er juin, le verdict tombe, et il est accablant. […] Cinq pour cent ! Jamais, au XXe siècle, les socialistes n'étaient tombés si bas” note Gérard Unger. Dès lors, Defferre assume cet échec et se résigne par la suite à la stratégie de François Mitterrand qui, dès 1971 au congrès d'Epinay, prend le contrôle du PS et impose sa stratégie d'alliance avec les communistes.

Bien que réservé sur le plan politique par une entente programmatique avec le PCF, le maire de Marseille ne déviera pas de sa traditionnelle discipline de parti et sera fidèle à François Mitterrand, en 1974 puis en 1981 lors de la victoire de la gauche après 23 ans d'opposition. Alors qu'il était revenu pleinement aux affaires municipales dans les années 70, le maire de Marseille accepte la proposition du nouveau président François Mitterrand de devenir son ministre de l'Intérieur et de la décentralisation, projet qui lui tient particulièrement à cœur, après près de 30 ans passés à la tête de la deuxième ville de France. Gérard Unger raconte à ce propos qu'avec les questions relatives à l'outre-mer, la gestion locale – et en particulier les finances locales – avait toujours constitué l'un des domaines les plus approfondis par Defferre en tant que député. Dès les premiers jours de son mandat de maire, en 1953, récupérant une situation financière désastreuse, il avait mis à profit ses connaissances personnelles pour obtenir du ministre des Finances Edgar Faure une avance de trésorerie et, d'après Unger, “c'est pour éviter aux élus locaux ce genre de démarche auprès des administrations parisiennes que Defferre songera à des lois de décentralisation”.

Ces lois de décentralisation furent la dernière action – mais non la moindre – de Gaston Defferre au niveau national – si l'on exclut ses deux dernières années de ministre, quelque peu en retrait, au sein du gouvernement Fabius (1985-1986) avec le portefeuille du Plan et de l'Aménagement du territoire. Avec le concours de jeunes hauts fonctionnaires – Eric Giuily en particulier –, un important arsenal législatif est défendu en quelques mois d'intervalle par Defferre au Parlement, non sans susciter l'opposition de certaines figures de la droite, tel Michel Debré. Fin de la tutelle administrative et financière du préfet sur les actes des collectivités, accession de la région au statut de collectivité territoriale de plein exercice, transferts de “blocs de compétences” de l'Etat vers les collectivités (en matière de transports, d'éducation, d'action sociale, de formation...), création des chambres régionales des comptes, statut particulier de la Corse, réforme des élections municipales dans les villes de plus de 3500 habitants, loi sur le régime électoral de Paris, Lyon et Marseille – loi dite “PLM”, sur laquelle Defferre veilla en particulier à un scrupuleux découpage des “secteurs” marseillais... – et, enfin, avec le concours du ministre de la fonction publique Anicet Le Pors, création de la fonction publique territoriale...L'œuvre législative que constitue Defferre en 1982-1984 – que d'aucuns appelèrent par la suite “l'acte I de la décentralisation” – est impressionnante par son ampleur et sa rapidité. Elle fut en réalité le fruit d'une longue expérience locale et d'une maturation intellectuelle qui a abouti chez les plus hauts dirigeants socialistes à la conviction que “la France a eu besoin d'un pouvoir centralisé pour se faire, [et qu'elle avait désormais] besoin d'un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire”, selon l'expression de François Mitterrand.

Ce dernier épisode gouvernemental, s'il fera beaucoup pour sa postérité, lui coûtera cependant sur le plan politique, à la fois sur le plan national – la charge du ministère de l'Intérieur s'avérant difficile à supporter avec la multiplication des actes terroristes et l'opposition farouche d'une frange de syndicats policiers –, mais aussi, de manière moins attendue, sur le plan local. L'élection municipale de 1983, la dernière pour Defferre, fut en effet de loin la plus dure, le leader de l'opposition municipale Jean-Claude Gaudin ne perdant qu'à un fil au deuxième tour. A près de 75 ans, le maire était à la fin d'un cycle et cependant, il ne facilita en rien sa succession – “si j'avais choisi un successeur, il y a longtemps que je ne serai plus maire de Marseille !” aurait-il déclaré – et ses dernières années furent marquées par sa rivalité avec le socialiste local Michel Pezet. Le 5 mai 1986, alors qu'il a quitté deux mois plus tôt le gouvernement, il est mis en minorité au sein de sa propre fédération. Rentré chez lui, il meurt quelques heures plus tard, victime d'une violente hémorragie.

Comme le fait remarquer fort à propos Gérard Unger, au-delà de son action gouvernementale et des trois “lois Defferre”, il reste son bilan municipal long d'un tiers de siècle, qui, malgré certains échecs – le port n'a pas retrouvé son dynamisme économique d'avant-guerre, malgré l'extension à Fos-sur-Mer, et la lutte contre le “milieu” n'a pas été suffisamment efficace – a transformé la ville. “Quand Defferre conquiert réellement la ville en 1953, après des décennies de gestion calamiteuse, Marseille est ruinée physiquement et financièrement. Trente ans plus tard, les finances sont en bon état, la ville reconstruite, et les réalisations de Defferre innombrables : des dizaines de milliers de logements neufs construits ou réhabilités, 600 écoles, 300 cantines et plusieurs lycées bâtis, 1200 espaces verts et 500 terrains de sport installés 1100 kilomètres de rues et d'avenues ouvertes, 780 kilomètres d'égouts et 1800 kilomètres de canalisation d'eau aménagés, 42 hectares gagnés sur la mer ; et l'on aura garde d'oublier les deux lignes de métro, les hôpitaux rénovés de fond en comble, les facultés scientifiques sorties de terre, les théâtres et les musées”...Rarement une vie se sera aussi étroitement confondue avec l'histoire d'une ville.