L'élection à la magistrature suprême, une campagne âpre et souvent violente pour les candidats. Rétrospective thématique et commentée depuis la première de 1965 jusqu'à 2012.

A chaque élection présidentielle, l'avalanche de livres sur les candidats, sur leur histoire personnelle, sur les précédentes élections, sur les “dessous” – plus ou moins connus – de la campagne est un phénomène éditorial connu. 
Parmi cette habituelle floraison, l'ouvrage Tir à vue 1965-2012. La folle histoire des présidentielles   tranche par sa qualité et par l'originalité de sa démarche. Les auteurs, Jean-Jérôme Bertolus, journaliste politique à Canal Plus et à itélé, et Frédérique Bredin, ancienne députée, ministre de la Jeunesse et des Sports des gouvernements Cresson et Bérégovoy (1991-1993) et actuellement Inspectrice générale des Finances (par ailleurs fille du célèbre avocat Jean-Denis Bredin), ont choisi d'opérer sur deux fronts : un documentaire intitulé “La folle histoire des présidentielles”, diffusé sur France 3 le 16 novembre 2011, et un livre, donc, publié chez Fayard à l'automne dernier.

La démarche choisie par les auteurs se veut dès le départ très différente des ouvrages plus classiques – comme le titre assez spectaculaire le laisse entendre – relatant l'histoire des élections présidentielles en France, notamment l'ouvrage d'Olivier Duhamel et de Jean-Noël Jeanneney, Présidentielles. Les surprises de l'histoire (Seuil, 2002) – qui avait déjà fait l'objet d'un documentaire, parallèlement à la publication – et celui d'Olivier Duhamel (en vérité assez proche du premier...), Histoire des présidentielles (Seuil, 2008). Le parti pris de Jean-Jérôme Bertolus et de Frédérique Bredin n'est en effet pas de concurrencer les synthèses historiques précitées ou de venir compléter la vaste somme savante qu'est l'Histoire de la Ve République de Jean-Jacques Chevallier mais plutôt de montrer quels sont historiquement les ressorts et les thèmes dominants des précédentes élections présidentielles (avec de nombreux renvois à l'actualité brûlante de 2012), en se centrant bien souvent du point de vue des candidats, heureux ou malheureux. L'élection présidentielle apparaît ainsi comme le véritable théâtre de la politique en France – parfois, d'ailleurs dans un registre intime –, la mère de tous les combats électoraux et la matrice des enjeux de pouvoirs à l'échelle du pays. Le fait que l'un des auteurs ait appartenu à la sphère politique offre d'ailleurs au lecteur le plaisir de lire des confidences et des propos inattendus de la part d'acteurs politiques de premier plan – tel Roland Dumas, ancien président du Conseil Constitutionnel, considérant qu'au vu des comptes de campagne d'Edouard Balladur et de Jacques Chirac, l'élection présidentielle de 1995 aurait dû être annulée mais, comme “il fallait un président à la France”, une juridiction, aussi importante soit-elle, ne pouvait aller à l'encontre du verdict des électeurs...

Du bon usage de la déclaration de candidature

Bien plus qu'un récit historique chronologiquement linéaire, l'ouvrage tente de dégager des thèmes récurrents qui cristallisent l'attention des électeurs et des commentateurs et qui font de l'élection présidentielle – que l'on aime ou non cette personnalisation à outrance de la scène électorale – un moment spécifique de la vie politique française. Ainsi, les auteurs insistent beaucoup sur les déclarations de candidature, un exercice très particulier qui doit être mené bien différemment selon le statut du candidat – favori, challenger ou outsider, opposant ou sortant – et recueillent, en plus des nombreux exemples historiques rappelés, des témoignages éclairants d'acteurs plus ou moins directs – candidats, directeurs de campagne, conseillers, publicitaires, familles et amis – de ces événements, depuis la première élection au suffrage universel direct de 1965 jusqu'aux campagnes les plus récentes et les plus médiatisées.

En 1965, lors de la première élection, le Général de Gaulle considérait que cet événement nouveau pour les Français, qu'il avait décidé par la réforme constitutionnelle de 1962, était avant tout une rencontre entre un homme et un peuple et n'imaginait pas que les partis pouvaient s'emparer de cette confrontation si particulière. Face au candidat unique de la gauche, rassemblée derrière François Mitterrand, et dont la déclaration fut sobre mais résolue, il dut pourtant batailler jusqu'au second tour, mis en ballottage à sa plus grande surprise, ayant notamment négligé le nouvel outil électoral qu'était la télévision. Alain Poher, quant à lui, président du Sénat et donc par deux fois intérimaire de la fonction présidentielle – en 1969 et en 1974 – crut, lorsqu'il se présenta en 1969, après la démission de De Gaulle, qu'un simple exercice de séduction à la télévision suffirait pour l'emporter. Le futur vainqueur, Pompidou, pendant ce temps-là, passa sa campagne sur le terrain, allant de meeting en meeting, quittant la capitale pour partir à la rencontre de cette France provinciale qui fait l'élection. Le jeune Jacques Chirac, en bon élève pompidolien, en prit bonne note et saura qu'une bonne campagne – et une bonne déclaration de campagne – se fait en province. En 1994, c'est par l'intermédiaire de La Voix du Nord, le jour de la Saint-Charles, qu'il se déclare candidat alors que son “ami de trente ans”Édouard Balladur, Premier ministre, caracole en tête des sondages et se déclare peu après depuis son bureau de Matignon le 18 janvier 1995...En février 2002, c'est en Avignon, répondant à une question bien préparée de la maire Marie-Josée Roig, que le président Chirac se déclare, tandis que son rival et Premier ministre Jospin estime qu'un simple fax envoyé à l'AFP depuis son domicile de la rue du Regard, dans le cossu sixième arrondissement de Paris, suffit à officialiser cet exercice formel mais néanmoins décisif.

Bien souvent, la déclaration de candidature est un pas décisif pour impulser une victoire et il s'agit pour les candidats d'agir en stratèges. Les plus parfaits exemples sont à ce titre ceux de Giscard en 1974 et de Mitterrand en 1981 – comme opposant – et en 1988 – comme président sortant. Le premier, en 1974, lance depuis sa mairie de Chamalières cette phrase qui fera date : “Je veux regarder la France au fond des yeux”, manifestant un phrasé et un style qui compteront dans sa victoire finale. Sept ans plus tard, en revanche, sans doute usé par le poids de la fonction et englué dans la crise économique et l'affaire des diamants, sa volonté de parler à “Madame la France”tombera à plat... tandis que Mitterrand saura trouver les mots et jouera de sa posture de Premier secrétaire pour faire renoncer son principal rival au PS, Michel Rocard, et pour créer les conditions d'un rassemblement qui sera victorieux, malgré la rupture, quelques années plus tôt, du Programme commun. Incontesté en 1988, c'est lors d'une interview télévisée qu'il chuchotera presque, à la manière d'une jeune mariée, son “oui”à la question du journaliste sur ses intentions d'être candidat.

Une obsession plus ou moins partagée par les impétrants

Pour les auteurs, l'obsession de la présidence de la République remonte bien souvent à l'enfance, rejoignant ainsi l'analyse d'un livre récent de Robert Schneider (Je serai président.
 Enfance et jeunesse des six chefs d'État de la Ve République, Perrin, 2012) et citant de nombreux exemples et des arguments pas toujours convaincants : Chirac, fils préféré de sa mère, Sarkozy complexé par sa taille, Mitterrand habité par l'Histoire des rois de France...
Pourtant, le désir d'être président ne relève pas toujours d'une obsession pour les candidats. Jean-Jérôme Bertolus et Frédérique Bredin choisissent trois exemples très éclairants : Michel Rocard, Jacques Delors et Raymond Barre.


Le premier, candidat en 1969 – mais ne recueillant que 3,61% sous la bannière du PSU – a raté au moins à deux reprises une opportunité de représenter la gauche à l'élection présidentielle. En 1980, placé devant Mitterrand par tous les instituts de sondages dans le duel qui attend le Parti socialiste face au président Valéry Giscard d'Estaing, il passe totalement à côté de sa déclaration – trop précoce et maladroite sur la forme –, depuis sa mairie de Conflans-Sainte-Honorine, et laisse alors comprendre qu'il ne serait pas candidat si le premier secrétaire François Mitterrand se déclarait par la suite, pensant par erreur que le battu de 1974 avait d'ores et déjà renoncé... Erreur qui lui fut fatale. Comme le souligne dans le livre le journaliste Claude Perdriel, ancien conseiller de Mitterrand durant ses campagnes présidentielles : “Michel Rocard est un homme de principes, un homme d'idées tombé dans la vie politique en n'ayant pas les qualité du politicien. Ça lui a manqué toute sa vie. Il faut un peu de machiavélisme pour réussir, et Mitterrand est un homme génial pour contourner les obstacles, pour ramener à lui les gens, pour faire partir ou éliminer ceux qui s'opposent à lui”. En 1994, alors qu'il est devenu à cette époque premier secrétaire du PS, Rocard échoue gravement aux élections européennes (14,5 % pour la liste socialiste !), talonné par la liste “Energie radicale”menée par Bernard Tapie... avec le soutien et l'encouragement tacite de Mitterrand, qui y voyait un moyen de disqualifier son rival historique pour la course à sa succession en 1995 ! Rocard démissionna alors de sa fonction – fort éphémère en définitive – de premier secrétaire et le favori à gauche pour la prochaine élection présidentielle devint quasiment instantanément Jacques Delors, alors à la fin de son dernier mandat à la présidence de la Commission européenne.


Delors, lui aussi, est encore aujourd'hui considéré comme “l'homme qui ne fut pas président de la République”... mais, contrairement à Rocard, c'est de lui-même qu'il s'écarta de la course à la présidentielle, alors qu'il était crédité d'excellents sondages, lors de la mémorable émission 7 sur 7 du 11 décembre 1994. Il invoqua alors plusieurs raisons pour expliquer ce choix, qui mit fin à un suspense de plusieurs mois : conditions politiques non réunies, manque de soutiens au sein de son parti – en particulier pour ouvrir la majorité aux centristes –, politique de rigueur difficile à faire accepter...  “Les déceptions de demain seraient pires que les regrets d'aujourd'hui”, lâche-t-il alors, au grand dam de ses soutiens, en particulier de François Hollande et de Jean-Pierre Jouyet, compères de son club “Témoin”. Pourtant, selon nombre d'observateurs cités par les auteurs, la vraie raison de ce retrait trouve sa source ailleurs, dans le manque d'envie pour la magistrature suprême. Mitterrand lui-même avait prédit ce désistement en confiant le matin de l'émission télévisée à Michel Charasse : “Il accepterait d'être président à condition d'être nommé, et non élu”, considérant qu'il ne souhaitait pas endurer, notamment pour protéger sa famille, l'épreuve d'une élection présidentielle. François Hollande a d'ailleurs confié aux auteurs que Mitterrand avait déclaré à ceux qui cherchaient à pousser la candidature Delors : “Pensez-vous que c'est sur une pression, un conseil que l'on se présente à l'élection présidentielle ? Moi, personne n'a jamais fait pression, j'ai toujours imposé ma candidature, car je considérais que ce qui comptait le plus, c'était ma propre détermination et pas la sollicitation de mes amis”. Il n'est d'ailleurs pas anodin que ce soit l'actuel candidat François Hollande qui ait rappelé ce point, lorsque l'on connaît sa propre détermination...


Cette détermination manqua enfin à Raymond Barre, candidat malheureux en 1988, malgré de très nombreux sondages le donnant vainqueur – au point que Jérôme Jaffré, directeur de la Sofres, se demandait s'il n'allait pas être nécessaire de rajouter un r à son baromètre ! – mais qui négligea, tout comme Edouard Balladur en 1995, la dimension physique, voire sacrificielle, de l'exercice ainsi que les nombreuses ressources offertes par l'appareil d'un parti, à la fois en termes de réseaux de militants – Barre s'appuyant essentiellement sur des technocrates qui avaient travaillé pour lui à Matignon mais qui ignoraient tout de la politique et du terrain – mais aussi, bien entendu, de financements.

Une épreuve au sens propre comme au sens figuré, pour les candidats comme pour leurs proches

Jean-Jérôme Bertolus et Frédérique Bredin insistent sur le poids des aspects plus intimes de cette confrontation physique qu'est l'élection présidentielle pour les candidats, qu'il s'agisse de la violation plus ou moins volontaire de la vie privée ou de l'épreuve que le corps doit endurer pour tenir jusqu'au bout de la campagne. Dans l'ouvrage, les auteurs rapportent d'ailleurs cette phrase symptomatique du célèbre publicitaire Jacques Séguéla, dans un élan de cynisme qui lui est habituel : “Une campagne est faite de plus de vice que de vertu”... Et il est vrai que dans l'épreuve personnelle qu'est une campagne, tous les coups bas sont possibles.

Ainsi, au début de l'année 2007, alors que Ségolène Royal, en tête des sondages depuis près d'un an, largement victorieuse de la primaire socialiste quelques mois plus tôt et engagée à pleine vitesse dans les (nombreux) “débats participatifs”avec les Français, connaît “un grand moment de lassitude, de mélancolie”– selon les mots de son avocat et ami Jean-Pierre Mignard –, L'Express titre : “Tiendra-t-elle ?”, “avec une photo de Ségolène soucieuse, où les premières rides apparaissent” d'après les auteurs. La solitude de la candidate, les rumeurs autour de son couple, la fatigue des meetings et des échéances médiatiques finiront par la miner, alors qu'elle est candidate depuis dix-huit mois. Jean-Jérôme Bertolus et Frédérique Bredin rapportent à ce propos les paroles, assez édifiantes, de Pierre Mauroy, qui fut l'un des premiers soutiens de Ségolène Royal en 2006, au sujet de l'un de ses deniers meetings de campagne : “Tout à coup, je vois qu'elle ne sait plus. Elle a épuisé son sujet. “Suivons notre chemin, qu'il est droit notre chemin, c'est là que nous aurons la victoire mes camarades”. Cela prenait l'allure d'incantations liturgiques. Je me disais : eh bien celle-là, elle est à bout de souffle !”


La vie privée fait bien souvent irruption dans la vie politique au moment des campagnes présidentielles, faisant subir aux candidats – qui parfois l'ont bien cherché, en exposant médiatiquement leurs proches – des désagréments que certains ne sont pas prêts à affronter. Suivant l'exemple américain du président Kennedy et de sa femme Jackie, le premier à mettre en avant son épouse au moment d'une élection présidentielle est Valéry Giscard d'Estaing – lors de sa déclaration de candidature en 1981, sa femme Anne-Aymone apparaîtra d'ailleurs à l'écran (certes silencieusement) tandis que leur fille Jacinthe était aux côtés de son père sur les affiches de 1974. Mitterrand, quant à lui, avait particulièrement peur que l'existence de sa “deuxième famille”soit révélée pendant la campagne présidentielle, en particulier en 1974, alors qu'Anne Pingeot était enceinte et que son rival Giscard connaissait cette information – qu'il évoqua d'ailleurs implicitement, afin de déstabiliser le candidat socialiste, lors du débat de 1974, quand il parla de “la ville de Clermont-Ferrand qui me connaît et qui vous connaît bien”, ce que Mitterrand ne lui pardonnera pas.


De ce point de vue, Nicolas Sarkozy est celui qui est allé le plus loin dans ce que les auteurs appellent à juste titre “la confusion ou le show de l'intime”, mettant en scène son plus jeune fils lors de sa cérémonie pharaonique d'intronisation à la tête de l'UMP en novembre 2004 ou exposant ses difficultés conjugales à la télévision avant l'élection de 2007.

La campagne : le slogan, les meetings et le débat d'entre-deux-tours

Dans un registre plus attendu, les auteurs évoquent enfin les moments qui marquent toutes les campagnes et qui peuvent les faire décoller ou s'effondrer : le choix du slogan et des affiches, les nombreux meetings qui ponctuent le calendrier des candidats et, pendant la campagne pour le deuxième tour, le fameux débat entre les deux finalistes – une constante depuis 1974 (à l'exception de 2002, quand Chirac refusa de débattre avec Le Pen).


On apprend ainsi que le célèbre slogan “La force tranquille”de 1981 n'était qu'un deuxième choix...Jacques Séguéla avait d'abord préféré en effet miser sur toute un gamme de phrases autour de la notion d'élan : “François Mitterrand, l'élan pour l'emploi”, “l'élan pour la justice”, etc. Paul Quilès évoque dans l'ouvrage qu'il avait alors répondu à Séguéla, devant le candidat Mitterrand, que cela n'était pas forcément une bonne idée car l'on pourrait facilement détourner le message de l'élan en évoquant “les cornes de Mitterrand”... Fort vexé, le publicitaire dut revoir sa copie et proposa ensuite le slogan qui fera finalement beaucoup dans sa réputation et peut-être un peu dans la victoire du candidat.


Concernant les meetings et les rencontres, les personnes interrogées font une distinction entre les tribuns, capables de haranguer les foules – De Gaulle, Mitterrand, Marchais et, dans un autre registre, Le Pen – et ceux qui, tel Chirac, préfèrent aller serrer les mains, partir à la rencontre des électeurs dans la rue, dans des banquets, n'hésitant pas à se resservir et à en redemander, parcourant ainsi des dizaines des milliers de kilomètres et sillonnant la France dans tous les sens. Aux yeux de certains observateurs, c'est d'ailleurs ce qui a fini par faire la différence en 1995 entre Jacques Chirac, parti de très loin, et Édouard Balladur, longtemps donné favori et pour qui “les bains de foule relèvent du calvaire”. Ce dernier, que les auteurs estiment “plus à l'aise dans un salon que dans une salle des fêtes d'un meeting”en convient d'ailleurs lorsqu'il confie, non sans un certain dédain : “le plus souvent, la lutte pour le pouvoir est marquée par la férocité. [...] Rien ne compte sinon dépasser ses rivaux, les subjuguer, les anéantir ; alors la politique a un côté animal, meurtrier”.


C'est sans doute cette dimension violente et prédatrice de l'élection présidentielle que cet ouvrage, par son titre comme par son contenu, cherche à démontrer. Aisé à lire bien que dense en informations et en témoignages, il permet ainsi d'avoir un autre regard sur la vie politique, peut-être parfois trop anecdotique, mais en tout cas assez fidèle à la réalité d'une campagne dans ce qu'elle a de dur, voire de cruel pour les perdants, mais aussi d'euphorique et d'inoubliable pour les vainqueurs.