Une synthèse sur les mouvements sociaux français et leurs évolutions depuis les années 1990.  

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La démocratie protestataire, parue dans la collection de poche des Presses de Sciences Po, entend faire une présentation synthétique de l’actualité des mouvements sociaux dans leurs diversités en France depuis les années 1990, en les abordant comme des phénomènes occupant une place centrale en démocratie et non comme des objets marginaux de la science politique. L’ouvrage se compose de cinq chapitres qui, tout particulièrement pour certains, entendent remettre en question des idées reçues journalistiques, et même sociologiques, sur les mouvements sociaux actuels.

Le premier chapitre situe historiquement la reprise de la conflictualité sociale. L’auteur s’accorde ici avec une lecture relativement bien établie depuis plusieurs années selon laquelle, après la relative atonie des années 1980, on assiste depuis les années 1990 à un renouveau des mouvements sociaux. Il analyse cette conflictualité comme prenant appui sur des revendications sociales et non post-matérialistes, et s’intéresse en particulier à relativiser la thèse d’une baisse de la conflictualité au sein des entreprises et à discuter la situation actuelle du syndicalisme en France.

Le second chapitre entend remettre en cause l’illusion de la nouveauté dans les modes d’action contestataires actuels. Contre la thèse d’une opposition générationnelle entre l’ancien et le nouveau militantisme, développée par Jacques Ion, il défend l’idée d’une coexistence entre ces deux formes de militantisme ainsi qu’une lecture en termes de catégories sociales économiques : " L’opposition pertinente, sous cet angle, ne serait pas tant celle entre l’ancien et le nouveau mais entre des formes populaires et cultivées de la protestation " (p.51). De même, il conteste la thèse selon laquelle les nouvelles technologies auraient induit un renouvellement massif des répertoires d’action, en montrant que les formes, parfois qualifiées de routinisées de la protestation, telles que les manifestations, restent parmi les modes d’action les plus communément utilisés. L’auteur opère également un dévoilement des formes de domination qui restent présentes dans les modes d’organisation militants qui se veulent pourtant les plus horizontaux. Il insiste également sur le fait que le caractère " pragmatique " des mouvements actuels n’est pas l’effet d’un renoncement délibéré des acteurs à toute transformation sociale radicale, mais l’effet d’un contexte social qui les conduit à restreindre leurs aspirations. Enfin, il met en valeur les effets performatifs sur les acteurs eux-mêmes de cette prophétie auto-réalisatrice que constitue, selon lui, l’idée d’un nouveau militantisme dont les formes ne seraient en réalité pas si nouvelles que cela.

Le troisième chapitre aborde la question de la légitimité des mouvements sociaux. Tout d’abord, l’auteur s’intéresse aux justifications théoriques des mouvements sociaux, tissées par les intellectuels contemporains à travers des réseaux de publications tels que des revues ou des maisons d’édition. Dans un second temps, Lilian Mathieu, se penche sur les relations ambivalentes qu’entretiennent ces mouvements sociaux avec les médias. Il bat en brèche la critique des médias d’inspiration bourdieusienne en s’appuyant sur les travaux de Philippe Corcuff qui a effectué la critique de cette " critique des médias ". La troisième partie du chapitre porte plus particulièrement sur les formes de radicalisation de la répression subie par les acteurs des mouvements sociaux actuels, de la part des autorités publiques.

Le quatrième chapitre aborde la question des relations, complexes et ambivalentes, entre mouvements sociaux et politique. Il commence par critiquer les lectures trop simplistes qui établissent un lien de causalité entre baisse de la conflictualité sociale et arrivée des partis de gauche au pouvoir. Il insiste en particulier plus spécifiquement sur la notion de " clôture " apparue en 1995 : " La séquence ouverte en 1995 est ainsi marquée par une défiance, voire une hostilité, des mouvements sociaux à l’égard de la politique des partis " (p.125). La fin du chapitre à l’aide des notions de " carrière militante " et " d’opportunités ", analyse comment les partis politiques ont pu constituer, pour des leaders militants issus des mouvements sociaux, un "débouché". Plutôt que d’expliquer ce phénomène comme un choix uniquement individuel, l’auteur s’attache à montrer que ces conduites sont également induites par le fonctionnement du champ politique.

Le dernier chapitre s’intéresse au statut de " la voix protestataire " en démocratie. De la même manière qu’il n’y a pas d’altérité radicale entre démocraties libérales et régimes autoritaires, il n’y a pas, selon l’auteur, d’altérité radicale entre mouvements sociaux et mouvements révolutionnaires. L’auteur, néanmoins, s’oppose aux analyses fonctionnalistes   , des mouvements sociaux dans les démocraties politiques qui considèrent ces derniers uniquement comme des instruments permettant un meilleur fonctionnement du régime et ne leur attribuent pas, par conséquent, le pouvoir de les transformer radicalement. Allant à l’encontre des thèses élaborées par Pierre Rosanvallon dans La contre-démocratie, et prenant appui sur celles défendues par Luc Boltanski dans De la critique, Lilian Mathieu oppose les " épreuves de réalité " de la critique " réformiste " aux " épreuves existentielles " d’une " critique révolutionnaire " (p.157). Alors que la critique réformiste peut apparaître comme compatible avec les analyses fonctionnalistes les épreuves existentielles font " émerger des problèmes non reconnus par les institutions " (p.157). La dernière partie du chapitre se réfère aux travaux de Sandra Laugier sur le transcendantalisme américain, d’Emerson et de Thoreau, pour analyser la protestation comme le fait de " reprendre sa voix " c’est-à-dire de " refuser désormais de la déléguer à un porte-parole qui fait entendre sa voix qui n’est plus la sienne, dans laquelle on ne se reconnaît plus " (p.165). D’où l’importance que revêt sans doutes, dans les protestations démocratiques, la question de la désobéissance civile. L’auteur réintègre ces analyses philosophiques à une approche sociologique en les connectant avec les notions de socialisation et de compétence politique : " considérer la figure du citoyen éclairé non comme un donné mais comme le produit d’une socialisation proprement politique, d‘un apprentissage des modalités et des enjeux du débat public qui autorise à formuler une opinion personnelle véritablement informée " (p.168). Il termine ainsi ce chapitre en soulignant le rôle que peut jouer la pratique militante dans la formation de la compétence politique.

La conclusion souligne l’imprévisibilité de l’histoire et des mouvements sociaux dans leur devenir, et note la manière dont " la crise financière ouverte en 2008 " repose " la question, occultée depuis plusieurs décennies, des « rapports de production » et de leur éventuelle transformation " (p173).

L’ouvrage de Lilian Mathieu constitue une synthèse qui rend compte des évolutions des mouvements sociaux durant les vingt dernières années en France en essayant d’aborder leurs différentes formes que ce soient les grèves de salariés, les mouvements de défense de sans-papiers, les collectifs tels que Jeudi noir… L’étude ne se contente pas pour autant de cela puisqu’elle s’appuie également sur des références à des travaux menés directement par l’auteur portant notamment sur la Coordination Intermittents et précaires (CIP) d’Ile de France ou sur le Réseau Education Sans Frontière (RESF). L’ouvrage a en particulier le mérite de mettre en avant les positions claires de l’auteur dans toute une série de controverses sociologiques concernant l’analyse des mouvements sociaux.

Nous voudrions souligner également combien nous semble nécessaire le fait d’interpréter correctement la notion de " pragmatisme " associée aux pratiques du renouveau de la contestation, notion qui n’entre pas en contradiction avec un projet de transformation sociale radicale. En effet, le syndicalisme révolutionnaire du début du XXe siècle comportait des dimensions pragmatiques et révolutionnaires. De même, comme le rappelle Lilian Mathieu, on voit avec l’Union syndicale Solidaire, indissociablement affirmés un militantisme pragmatique et un projet de transformation sociale. C’est le caractère imprévisible du devenir des mouvements sociaux, évoqué dans la conclusion de l’ouvrage, qui rend indispensable cette dimension pragmatique. Le projet de transformation sociale n’est plus, à cet égard, pensé par les militants comme un dogme inscrit dans le cours du devenir historique, mais comme une hypothèse à expérimenter. Il faut aussi noter " un certain estompement de la césure entre réflexion et action " (p.81), qui, appliqué aux mouvements sociaux actuels, peut être qualifié de " pragmatiste ". L’intrication entre des pratiques militantes et des justifications théoriques intellectuelles est un aspect des Grammaires de la contestation. Cette remise en cause de la césure entre pratiques militantes et discours savants constitue une dimension qui, selon nous, caractérise l’esprit pragmatiste de la contestation actuelle. En effet, elle remet en question la séparation radicale entre les deux dimensions, ainsi que le primat accordé au théorique sur le pratique puisque la théorie apparaît comme venant légitimer et non guider la pratique.

Il nous aurait néanmoins semblé intéressant que l’auteur explicite davantage les éléments qui lui font rejeter l’analyse selon laquelle le militantisme actuel se caractérise par une plus grande individuation et expression de soi. De même, certains éléments d’explicitation supplémentaires auraient pu être développés sur ce qui permettrait d’effectuer une critique de la rhétorique de la critique des grandes idéologies et des méta-récits, tout en maintenant le caractère d’une imprévisibilité du devenir des mouvements sociaux. Néanmoins, il est évident que le format de la collection ne permettait pas d’entrer dans ces éléments de discussion théoriques. L’ouvrage constitue une intéressante introduction à la sociologie actuelle des mouvements sociaux tant par son contenu empirique que par ses prises de position théoriques

 

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