Dans un pamphlet particulièrement virulent, le journaliste d'investigation Dominique Foing dresse un procès à charge du bilan de Bertrand Delanoë depuis son élection à la mairie de Paris en mars 2001. 

Dès la première page de son pamphlet malicieusement intitulé Comptes et légendes de Paris, Dominique Foing s'en défend : il n'est ni un adversaire politique du maire de Paris – eh bien non, il n'est même pas de droite, n'en déplaise aux inconditionnels de la période Chirac-Tibéri (1977-2001) ! –, ni un opposant acharné aux transports en commun (un registre qui fait florès dans ce qu'il est désormais convenu d'appeler la blogosphère). Il avoue avoir même été séduit les premières années par le volontarisme de Bertrand Delanoë, lui qui fut un temps militant socialiste dans le 10e arrondissement, après avoir longtemps sévi dans la sphère écologiste. C'est d'ailleurs durant une réunion de quartier – les fameux compte-rendus de mandat, que l'édile parisien affectionne –, que le journaliste s'est rendu compte, après un vif échange verbal entre eux deux, et devant témoins, qu'il était dans l'erreur en soutenant (aveuglément ?) l'action du maire de Paris. Voilà un incipit original et assez surprenant pour un travail d'investigation, démarche qui, en général, recherche plus de neutralité par rapport à son objet d'étude...

 

Enquête d'investigation ou règlement de comptes ?

Pourtant, malgré ces avertissements liminaires, ce livre particulièrement documenté (en plus du rapport de la Chambre régionale des comptes, qu'il semble avoir épluché jusqu'au moindre détail, l'auteur semble avoir eu accès à des rapports internes de la Ville de Paris, notamment de son Inspection générale) sonne comme un règlement de comptes. Même avec la plus grande objectivité qui soit, l'on ne peut terminer la lecture de cet ouvrage, somme toute plutôt bien écrit et stimulant, sans se demander s'il n' y a pas derrière cette démarche une inimitié personnelle, qui peut par exemple être, dans un autre contexte, de manière bien plus ouverte et sans doute bien plus politicienne, à l'origine d'un livre tel que Le Système Guérini récemment publié par Renaud Muselier, opposant avéré au président du Conseil général des Bouches-du-Rhône.

Car, avec la volonté d'épouser la précision clinique d'un expert-comptable (mais malheureusement parfois avec l'approximation et le sens du raccourci qui siéent au style journalistique), Dominique Foing dresse un bilan totalement négatif du maire de Paris depuis son élection à l'Hôtel de ville il y a plus de dix ans, en mars 2001. Rien, ou presque, ne semble apparaître dans la colonne des actifs et tout semble relever du passif : politique culturelle et sportive, logement, transports, gestion des ressources humaines, grands travaux... Pour Dominique Foing, Bertrand Delanoë n'est qu'un communiquant qui passe son temps à vouloir s'ériger en exemple en misant sur des initiatives spectaculaires mais qui, en coulisses, se révèle être un piètre gestionnaire des deniers publics et un expert du favoritisme en tous genres. C'est, sans exagérer un iota, la conclusion à laquelle aboutit l'auteur, dont le sens de la nuance n'est pas la qualité principale.

 

Delanoë, l'ami des grands patrons

Parmi les nombreux reproches adressés au maire de Paris, celui qui semble être le plus intéressant concerne les rapports entretenus depuis dix ans entre la municipalité et de grands groupes privés, qui ne se sont pas retrouvés perdants – c'est le moins qu'on puisse dire – au regard des appels d'offre qu'ils ont obtenu, ce qui, selon l'auteur, est étonnant de la part de la gauche au pouvoir (car il semble écrit que la gauche doit s'interdire d'avoir recours à des délégations de service public et de contracter des marchés publics avec des sociétés qui font du profit). S'il semble tout de même – et le journaliste en convient – que, par rapport à la gestion chiraquienne et tibériste, les deux grands géants du secteur de l'eau que sont Veolia (ex-générale des eaux) et Suez (ex-Lyonnaise des eaux) ont perdu les délégations de la distribution de l'eau et le marché de collecte des déchets, Dominique Foing insiste en particulier sur les juteux marchés remportés par d'autres groupes importants du CAC 40 : JCDecaux, acteur décisif dans le domaine du mobilier urbain et prestataire de la délégation de service public de bicyclettes en libre service – le fameux Vélib', dont l'équipe de Bertrand Delanoë peut légitimement être fière, de notre modeste point de vue –, le Groupe Lagardère concernant le futur complexe Jean-Bouin, Colony Capital, qui occupe le Parc des Princes et qui a récupéré la piscine Molitor, Bolloré pour le service Autolib' et enfin (et surtout ?) Unibail-Rodamco, dont le futur projet du forum des Halles va rapporter beaucoup (sans dépenser énormément, au grand dam des élus parisiens, manifestement bernés selon l'auteur), de même que la commande de la Tour Triangle. Enfin, LVMH (par ailleurs employeur de Christophe Girard, adjoint à la culture) est entré au capital de la Société d'économie mixte (SEM) gérant la Tour Eiffel et a bénéficié de facilités en matière d'urbanisme réglementaire pour l'aménagement de l'immeuble de la Samaritaine...

Bref, on se perd parfois dans l'énumération de tous ces projets qui fleurent bon, selon l'auteur, le favoritisme caractérisé et dans les aléas de la commande publique de la Ville de Paris mais ce qui est très clair est la dénonciation faite à chaque page par Dominique Foing de la probité du maire de Paris. Selon lui, au-delà de son discours moraliste et éthique (critique en creux de la gestion clientéliste de la précédente majorité municipale de droite), Bertrand Delanoë s'est fait avoir par tout le monde : Unibail lui a fait miroiter en vain une participation très importante au projet des Halles, qui s'avère un gouffre financier pour les contribuables parisiens, le Stade Français s'est fait payer un stade ultra-moderne sans dépenser un centime et au détriment des équipements publics qui accueillaient les scolaires et les sportifs amateurs au sein du stade Jean-Bouin, la Fédération Française de Tennis (FFT) a bluffé pour obtenir tout ce qu'elle souhaitait concernant l'aménagement futur des installations de Roland-Garros en décrétant que Paris risquait de perdre sa place parmi les grands tournois du circuit professionnel (une sorte de triple A sportif ?)... Au final, dans tous ces grands dossiers, décrits avec moult chiffres et détails par le journaliste d'investigation, se complaisant dans le procès à charge, tout semble avoir été un fiasco pour le maire et très coûteux en termes de financements.

 

Delanoë accusé de bénéficier de la complaisance des juges administratifs

Autre critique importante de la part de Dominique Foing, qui part d'un "soupçon légitime" et d'une phrase ô combien maladroite de la première adjointe au maire Anne Hidalgo – “Il nous arrive de perdre des affaires en première instance mais nous gagnons toujours au Conseil d'Etat” – : les juges administratifs seraient "vendus" à la solde de la majorité municipale parisienne de gauche ! En témoigne, selon l'auteur, qu' "à chaque échéance législative ou présidentielle, les membres de cabinets ministériels de l'équipe politique défaite refluent dans leur corps d'origine, le Conseil d'État”... En conséquence, faudrait-il considérer automatiquement, comme l'indique l'auteur, que le Conseil d'État affiche une bienveillance particulière à l'égard de la Ville de Paris et n'hésite pas à casser les décisions des juges du fond mettant en cause la légalité des opérations menées par la municipalité (Vélib', stade Jean-Bouin et rénovation des Halles, notamment) ? C'est tout de même faire peu de cas de la neutralité des magistrats administratifs et des règles déontologiques de base qu'ils sont censés respecter dans l'exercice de leurs missions juridictionnelles.

Une administration municipale courtelinesque ?

Au-delà de la volonté affichée de Bertrand Delanoë d'être un manager exigeant et moderne, Dominique Foing considère que sur cet aspect-là, encore, l'édile parisien a tout faux. Dès les premiers mois de son élection, au printemps 2001, l'accord négocié avec les syndicats – en particulier la puissante CGT – est selon l'auteur incroyablement défavorable à l'employeur public – “jamais aucune collectivité publique n'aura autant lâché sur les 35 heures !” affirme l'auteur, de manière quelque peu péremptoire – et, s'il n'a pas été annulé derechef par la préfecture, c'est pour une raison simple, selon Dominique Foing – grand amateur des théories du complot – : le ministre de l'Intérieur de l'époque, Daniel Vaillant, membre éminent de l'équipe historique des trois amis du 18e arrondissement n'a pas voulu déférer l'accord au tribunal administratif. "Jospin-Vaillant-Delanoë, la petite bande du 18e arrondissement... pas besoin de faire un dessin, le maire de Paris a bénéficié d'un traitement de faveur", établit de manière martiale notre zélé journaliste d'investigation. Tout semble être dit...

Quant à l'administration elle-même, c'est un véritable nid à absentéisme à la base et, au sommet, un refuge pour les anciens protégés des cabinets ministériels socialistes venus sévir après l'alternance dans les postes de directions et de chargés de mission de la mairie, avec rémunérations confortables à la clé. Quant aux parias trop proches de l'ancienne majorité de droite, ils finissent généralement avec le devoir ne de pas faire de vagues dans ce “cimetière des éléphants” qu'est l'Inspection générale de la Ville de Paris (IGVP) – celle-là même qui rédige pourtant les rapports fournissant à l'auteur la principale source d'information pour son enquête...

Bref, s'il y a sans conteste du vrai dans toutes ces descriptions très négatives, on aurait souhaité plus de mesure dans le style afin de comprendre de manière plus objective quels sont les réels dysfonctionnements de l'administration de la plus grande collectivité territoriale française – qui a la particularité d'être à la fois un département et une commune – comprenant plus de 40 000 agents, ce qui, bien entendu, peut être source à la fois de lourdeurs administratives mais aussi – faut-il l'oublier ? – d'un service public de qualité.

 

Un lourd procès à charge et un emploi mesuré de la nuance

A dire vrai, on sort de cette lecture parfois assez indigeste avec le sentiment d'avoir affaire à un jugement à l'emporte-pièce, souvent caricatural qui frise le journalisme du type 60 Millions de consommateurs – l'auteur confesse d'ailleurs en conclusion y avoir écrit et avoir construit son analyse sur une trame équivalente... –, là où une analyse de politologue ou même de commentateur non spécialiste aurait sans doute été plus nuancée. 

Un tel procès à charge fait penser à celui qu'avait subi à l'époque Martine Aubry dans La Dame des 35 heures de la part de journalistes particulièrement hargneux, Philippe Alexandre et Béatrix de l'Aulnoit et il n'est pas sûr qu'une telle démarche soit la manière la plus efficace de mettre sur la table du débat public un sujet légitime – le bilan du maire de la capitale depuis dix années de pouvoir. Car, même pour les brûlots les plus brillants, comme le dit justement l'adage prêté à Talleyrand, “ce qui est excessif est insignifiant”...

 

* Article actualisé le 30 novembre à 11h17.