Dans un ouvrage de souvenirs d'une haute tenue intellectuelle, l'ancien garde des Sceaux nous propose de revivre son expérience ministérielle à travers les chantiers qu'il a menés, au-delà de l'emblématique abolition de la peine de mort

"Mitterrand a deux avocats : Badinter pour le droit, Dumas pour le tordu". Cette phrase, prêtée à Roger-Patrice Pelat, et rapportée par Roland Dumas dans son récent ouvrage Coups et blessures est assez connue des mitterrandiens historiques...Et l'on doit dire que la lecture de l'ouvrage Les épines et les roses de l'ancien garde des Sceaux, comparée à celui de l'ancien ministre des Affaires étrangères, montre bel et bien la différence de posture entre ces deux "ténors du barreau" parvenus aux responsabilités à partir de la victoire socialiste de 1981 : une rigueur presque monacale, une fidélité aux principes des Lumières et un cantonnement quasi systématique aux questions judiciaires pour l'un, une légèreté dans le style, un côté jouisseur et une roublardise toute florentine revendiqués chez l'autre. Or c'est un fait qu'il y avait chez Mitterrand – présent presque à chaque page des deux ouvrages – à la fois du Badinter et du Dumas : un avocat, épris de lettres et de droit, qui aimait séduire autant qu'écrire et qui, dans son rapport au pouvoir, rusait autant qu'il s'évertuait à convaincre ses interlocuteurs sur le fond.

 

Les épines et les roses de Robert Badinter est un livre passionnant, écrit dans un style précis et pédagogique qui n'interdit pas, à quelques moments, de belles envolées lyriques, laissant apparaître à chaque page la passion de l'auteur pour le droit et la justice. L'ouvrage revient de manière chronologique sur le passage de Badinter à la Chancellerie, d'octobre 1981 à 1986, soit à partir du vote de la loi sur l'abolition le 30 septembre 1981 – réforme majeure du septennat, qui a fait l'objet à lui tout seul d'un précédent livre, L'Abolition, signé par le même auteur et publié en 2000.

 

Comme Badinter le remarque lui-même à juste titre, dans cet ouvrage, "il y est beaucoup question de justice, parfois de politique". Car c'est bien sur ces chantiers majeurs que sont la fin des juridictions d'exception, l'ouverture aux citoyens de la Cour européenne des droits de l'homme, l'amélioration des conditions de détention dans les prisons, le progrès du droit des victimes et la dépénalisation de l'homosexualité que s'attarde l'auteur. Bien entendu, pour mieux comprendre comment ces réformes importantes ont été mises en œuvre, Badinter ne cache rien des rapports de forces politiques entre ministres – la querelle avec Gaston Defferre, ministre de l'Intérieur, a été dessinée à l'époque à gros traits par Libération comme celle de "Gaston Sécurité contre Bob Liberté"... – , avec l'opposition, voire même avec le Premier ministre et le président de la République.

 

Chaque réforme ambitieuse évoquée par Robert Badinter correspond à un chantier politique important, qui comprend notamment des débats parlementaires animés – en particulier avec le prédécesseur de Badinter à la Chancellerie, Alain Peyrefitte, volontiers sécuritaire, mais également avec l'ancien garde des Sceaux du général de Gaulle, Jean Foyer – et des espoirs parfois déçus – ainsi en est-il notamment du projet avorté de la réforme du juge d'instruction car la loi de 1985 ne fut jamais mise en application.

 

Robert Badinter insiste dès les premières pages sur le piège qui lui était tendu en tant que garde des Sceaux : "Si je me réjouissais des progrès réalisés en cent jours par notre justice dans le domaine des libertés, je mesurai l'incompréhension du public et son hostilité à notre action. […] Mais s'agissant de justice, qu'attendaient donc les Français ? Essentiellement ce que le précédent gouvernement leur avait annoncé : plus de sécurité par une répression accrue de la délinquance." C'est cette dichotomie entre la droite dite "sécuritaire", incarnée par la loi "Sécurité et Liberté" d'Alain Peyrefitte dans les années 70, et la gauche "laxiste", qui constitue pour Badinter un piège dans lequel il refuse d'être enfermé. Il constate en effet, faits et chiffres à l'appui, qu'il a hérité, lors de son arrivée à la Chancellerie, d'une inflation pénitentiaire galopante et que sa priorité absolue était donc d'éviter l'explosion au sein de prisons surpeuplées...Le nouveau ministre de la Justice et le président de la République furent aussitôt accusés par l'opposition d'user du droit de grâce du 14 Juillet comme d'une variable d'ajustement de la surpopulation carcérale, ce qui était purement et simplement faux. "Mais, dans le public, le mal était fait", constate Badinter, dont la propre mère vient alors lui demander s'il lui semble "nécessaire de remettre en liberté tous ces assassins"...

 

Car Badinter ne cache pas sa grande impopularité lors des premières années à la Chancellerie, tout comme il aime rappeler à quel point, par un retournement typique de la vie politique, il était devenu populaire à la fin de la législature – "l'honneur de la gauche" selon l'expression d'Edmond Maire – , devenant un "bon client" auprès des députés en campagne lors des législatives de 1986 (Gaston Defferre à Marseille en particulier !), alors que personne ou presque n'avait trouvé bon de faire appel à lui lors des municipales de 1983...La loi sur l'abolition, à laquelle une majorité de Français était opposée en 1981, a beaucoup pesé dans cette impopularité mais il ne s'agit pas de la seule réforme : l'amélioration du régime des prisons – les fameuses prisons "quatre étoiles", avec télévision, qu'on lui reprochera des mois durant – a également été à l'origine de violentes attaques de l'opposition, pointant du doigt "l'angélisme" de la gauche et la "badintérisation" de la justice française, livrée aux causes incertaines de celui qu'ils voyaient avant tout comme l'avocat du laxisme judiciaire.

S'inspirant des travaux de Michel Foucault sur les prisons, son plan pour l'amélioration des conditions de détention et le développement de la réinsertion des détenus, en particulier par des formations professionnelles adaptées, peina d'ailleurs à être accepté.

 

Badinter insiste également sur le faible budget qui lui était alloué et sur les batailles budgétaires qu'il a menées, comme bien d'autres, notamment avec Laurent Fabius, quand celui-ci était chargé du Budget puis lorsqu'il devint Premier ministre en 1984. En 1981, le budget de la justice équivaut à 1,01 % du budget de l'Etat et, à l'inverse d'un Jack Lang à la Culture, Badinter aura toutes les peines du monde à l'augmenter. Le garde des Sceaux avait été pourtant prévenu dès son arrivée à la Chancellerie par l'ancien ministre Raymond Marcellin : "croyez-moi, il n'y a qu'un mot qui compte quand on est ministre : le budget. Vous m'entendez bien : le budget ! Tout le reste est secondaire."

 

Aussi fondé que soit cet avertissement, il ne semble pourtant pas que, faute d'un budget important, l'action ministérielle de Badinter ait beaucoup à envier aux réformes des autres ministères "dépensiers" de la législature 1981-1986.

 

Deux faits importants de cette époque ont en particulier mis la Chancellerie sous le feu inhabituel des projecteurs : la poussée d'actes de terrorisme international, particulièrement prégnante dans la France des années 80, et l'affaire Barbie, qui aboutira sur le procès historique de Lyon pour crime contre l'humanité, une première au pays des droits de l'Homme. Badinter revient longuement sur ces éléments et insiste en particulier sur la difficulté pour lui de faire progresser les libertés en France dans un contexte de plus en plus sécuritaire. Pourtant, malgré toutes les accusations en ce sens, le garde des Sceaux ne fera jamais preuve de complaisance envers les terroristes et il insiste en particulier sur l'écœurement qu'a provoqué chez lui le funeste sort d'Aldo Moro en Italie en 1978. Ce refus de transiger avec le terrorisme, quelles que soient son origine et son obédience, sera une ligne de conduite constante durant cinq années tumultueuses.

 

L'affaire Barbie, qui débute en 1983 avec l'arrestation de l'ancien bourreau nazi le 22 janvier en Bolivie, fut également pour Badinter un moment-clé de son passage à la Chancellerie. Son propre père, Simon Badinter, mort pendant la guerre, avait été déporté sur ordre de Klaus Barbie et, comme le révèle le garde des Sceaux de l'époque, à qui il revenait de veiller au bon déroulement de l'enquête judiciaire puis du procès – Badinter ayant décidé de rendre compétente la Cour d'assises de Lyon et de nommer Pierre Truche procureur général –, "j'étais arrivé à ce point extrême où se mesure la force d'une conviction. A ce moment, pas plus qu'à aucun autre, je ne regrettais d'avoir tant lutté pour l'abolition". Là se trouvent sans doute les pages les plus émouvantes d'un ouvrage qui, pour le reste, se concentre, dans un style efficace et laissant peu de place à l'affect, sur la réalité des faits de l'époque et sur le long travail d'amélioration de la justice.

 

Badinter ne cache pas non plus que son impopularité était également partagée à l'époque à la fois chez les magistrats – pour qui la nomination d'un avocat ministre de la Justice n'est pas toujours vue comme la meilleure des nouvelles – et chez les policiers, deux milieux avec lesquels il eut des relations pour le moins tourmentées. Le garde des Sceaux constata très rapidement en particulier l'emprise du Syndicat de la magistrature sur les réformes annoncées et la méfiance qu'il dut affronter, notamment au moment où il était question de réformer le Conseil supérieur de la magistrature.

Du côté des policiers, Badinter fut confronté à des manifestations importantes, fait exceptionnel dans ce milieu professionnel, menées par une frange extrémiste, au cri de "Badinter, démission" aux portes de la Chancellerie, avec l'appui opportuniste de l'opposition, qui considérait légitime la fronde de policiers contre "un gouvernement qui favorise de manière exceptionnelle les assassins et les criminels". Là encore, le garde des Sceaux reçut publiquement le plein soutien et le satisfecit du président de la République, qui exprima sa confiance dans l'action de son ministre et ami.

 

L'auteur relève également, non sans malice, que ce qui restera comme la "loi Badinter" n'est pas la loi de septembre 1981 sur l'abolition mais fut au contraire loin d'être la réforme la plus emblématique du passage de son auteur à la Chancellerie puisqu'elle concerne les victimes des accidents de la route. Malgré tout, Badinter ne cache pas sa satisfaction de voir, comme d'autres ministres, son nom gravé dans le marbre des textes législatifs : "Dans les recueils de droit, elle est dénommée "loi Badinter". Elle n'est pas parfaite, tant s'en faut, mais, vingt-cinq ans après, je reçois encore des lettres de victimes me remerciant, et j'en ressens toujours la même fierté."

 

Enfin, le livre s'attarde sur quelques moments importants de ces cinq années "au pays du pouvoir", selon l'expression choisie : l'émotion de Badinter au moment de la mort de Pierre Mendès France, le 18 octobre 1982 – et la suggestion du garde des Sceaux, au Conseil des ministres, de faire reposer ses cendres au Panthéon, finalement non retenue –, le changement de climat à la Chancellerie en 1984 et, par ricochet, le changement de condition politique du ministre, devenu un symbole de la législature et, pour finir, la nomination en 1986, dès avant la défaite aux législatives, à la présidence du Conseil constitutionnel, sur la proposition de son prédécesseur Daniel Mayer.

 

Après cinq riches années passées place Vendôme, Robert Badinter allait occuper ses nouvelles fonctions au Palais-Royal durant neuf ans, jusqu'en 1995, démontrant une nouvelle fois la force de son engagement au service du droit. Peut-être cette période fera-t-elle l'objet d'un nouveau livre de mémoires ? C'est en tout cas à espérer au vu de la qualité du présent ouvrage