Une intuition du XXe siècle finissant confirmée par la première décennie du XXIe aura été la mutation de l’histoire. Tiraillée entre demandes accrues de mémoire et usages du passé de plus en plus aisément contestés, celle-ci n’a jamais été aussi abruptement renouvelée, dans ses objets comme dans ses perspectives, qu’au cours des dernières décennies. À travers son parcours d’historiographe et de biographe de figures majeures de la pensée française contemporaine, François Dosse retrace dans un entretien à Nonfiction.fr les évolutions des rapports complexes de l’Histoire et des Mémoires, de l’individuel et du social, de l’événement et de la durée. Celles, en définitive, de la condition de l' homo historicus.

 

Nonfiction.fr – Avec votre biographie de P. Nora récemment publiée, vous avez en quelque sorte donné le 4e tome d’une série de biographies intellectuelles consacrées à des philosophes et à des historiens appartenant à des traditions sensiblement différentes, et dont les parcours – intellectuels et institutionnels – se sont finalement peu croisés. Voyez-vous néanmoins une continuité dans ces travaux ?

François Dosse – Il y a effectivement un fil continu des biographies que j’ai choisies, de Paul Ricœur, de Michel de Certeau, de Gilles Deleuze et de Félix Guattari et puis de Pierre Nora, c’est-à-dire d’intellectuels qui ont d’abord été ouverts, tous, à un spectre très large des sciences humaines, qui ont en commun une même capacité à se situer dans la transversalité, quelle que soit leur spécialité disciplinaire, et qui ont traversé un paradigme dont j’ai par ailleurs écrit l’histoire dans L’histoire du structuralisme. Ce grand moment qu’on peut appeler l’âge d’or des sciences humaines en France, dans les années 1960, ils l’ont à la fois traversé, orchestré, ils y ont apporté leur contribution, et en même temps, tous ont pris un écart critique par rapport à ce qu’on peut juger être, à distance, les apories ou les impasses de ce paradigme-là. Tous ont offert, d’une certaine manière, des portes de sortie, qui ne sont pas celles de l’effacement de ce passé des années 60-70, mais celles de l’intégration, de l’appropriation d’un certain nombre d’apports de la fécondité de ce programme. Ils nous ont amenés à repenser la question du sujet – même si c’est un sujet clivé, qui n’est pas transparent à lui-même – à penser en termes d’historicité au sens large, alors que le structuralisme avait pensé en termes synchroniques ou anhistoriques, en proposant par exemple de couper les textes du contexte. Les uns comme les autres ont réintroduit des questions qui tournent autour de la temporalité, de la réflexivité du temps, de la diachronie, etc. Dans des perspectives certes très différentes, avec des appartenances aussi très différentes – entre un Michel de Certeau qui était jésuite, Ricœur qui était protestant, Deleuze et Guattari qui étaient athées, et Nora qui vient d’une famille d’intellectuels juifs assimilés – tous ont donc en commun d’avoir subi des influences décisives tout en jouant un rôle majeur dans l’évolution intellectuelle française depuis 1945.

Une autre caractéristique commune réside dans leur positionnement institutionnel, une certaine marginalité dans la centralité. Nora en est un bon exemple. Je l’ai défini comme un "marginal central" : "central", car il a été au cœur de la grande maison Gallimard pour orchestrer cet âge d’or des sciences humaines et de la discipline historique. Et en même temps, il a une telle personnalité en abîme –derrière l’homme des sciences humaines il y a l’historien, derrière l’historien il y a celui qui a la vocation fondamentale d’une œuvre littéraire à laquelle il va renoncer – qu’on ne peut pas le définir par une institution ou une discipline. Il a d’ailleurs eu de multiples occasions de devenir le directeur d’une maison d’édition, ce qu’il a toujours refusé pour préserver sa position d’intellectuel, et garder une certaine autonomie. Michel de Certeau se considérait comme un "outsider du dedans", lui qui a rencontré tant de problèmes pour se faire reconnaître de l’institution qu’il en est arrivé à enseigner aux Etats-Unis, à Stanford, avant qu’on aille l’y récupérer  pour qu’il se fasse élire à l’Ecole des Hautes Etudes. Ricœur aussi est quelqu’un qui n’a jamais été au cœur des institutions. Il a un parcours totalement atypique. C’est quelqu’un qui a été consacré comme le grand philosophe, ayant introduit Husserl au début des années 60, s’adressant à des amphis archicombles, dirigeant la plupart des thèses les plus novatrices… Et il va faire le contraire de ce que font beaucoup d’universitaires dans leur carrière, c'est-à-dire qu’il va passer de la Sorbonne à Nanterre, pour participer à l’aventure de la création de l’université nouvelle parce qu’il veut un vrai contact avec ses étudiants, etc. Ne parlons pas de Deleuze, qui n’a pas voulu quitter Vincennes ! Pour lui, le reste de l’Université en était resté au XIXe siècle, et il tenait extrêmement à ce centre expérimental vincennois où il est resté jusqu’à sa retraite. Quant à Guattari, il est complètement transversal lui-même, au point qu’il est difficile de le classer sur le plan de ses disciplines.

Nonfiction.fr – D’une manière plus spécifique, le philosophe qui a ouvert votre série de biographies et l’historien qui, pour l’heure, en est le dernier élément ont, chacun à leur manière, interrogé nos "régimes d’historicité", notre rapport à l’histoire et à la mémoire. Cette préoccupation commune a-t-elle joué plus particulièrement dans votre choix, et au-delà, vous semble-t-il qu’on peut légitimement faire dialoguer leurs œuvres ?

François Dosse – Il y a en effet une proximité entre Nora et Ricœur au plan des questions d’histoire et de mémoire, à laquelle je tiens particulièrement et qui n’est pas évidente, parce qu’il y a eu un dialogue, mais un dialogue de sourds, entre philosophes et historiens en général. Nora a eu l’excellente idée, à propos de La mémoire, l’histoire, l’oubli, publié en 2000 par Ricœur de publier dans Le Débat un gros dossier  On s’aperçoit, par l’intervention de Nora à ce moment là et la réponse que lui fait Ricœur, qu’il y a quelque-chose qui ne fonctionne pas dans leur dialogue. Pour des raisons qui tiennent à l’ "habitus" historien ou à l’ "habitus" philosophique, qu’il est difficile de surmonter dans ce pays parce qu’il y a une hostilité entre les deux disciplines. Chacun s’emmure dans son propre corpus. Une des raisons que l’on peut trouver à cela est que les historiens étant formés en France avec la géographie, le corpus philosophique leur est largement étranger, et leur fait un peu peur. Par ailleurs, les historiens se tiennent à distance – et on les comprend – de la "philosophie de l’histoire" au sens classique du terme, parce qu’elle postule traditionnellement un sens de l’histoire, une "chronosophie", une téléologie. Les historiens s’en méfient d’autant plus aujourd’hui que les téléologies de tous ordres se sont effondrées.

La situation est en train de changer parce que les grilles de lecture du passé qui ont fonctionné chez les historiens (souvent sans même qu’ils le sachent, à la manière dont Mr Jourdain faisait de la prose), le structuralisme, le fonctionnalisme, le marxisme, l’"économicisme", sont maintenant remises en cause. Elles sont en crise comme facteurs d’explication. Et comme le disait Roger Chartier il y a quelques années déjà, nous nous trouvons désormais dans l’ère des incertitudes. Cette ère des incertitudes crée depuis un certain temps un climat assez favorable au dialogue entre la philosophie et l’histoire. Michel de Certeau déplorait déjà dans les années 1970 que les historiens ne s’intéressent pas à la question fondamentale de savoir ce qu’est le Temps, et comment on peut le penser. Or, aujourd’hui, les historiens commencent à s’interroger sur les notions qu’ils utilisent, celles de causalité, de réalité, de vérité, de temporalité, d’événement, etc. C’est ce manque que tente de combler notre  dictionnaire en deux volumes que nous venons récemment de publier, Christian Delacroix, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt et moi-même, Historiographies. Concepts et Débats (Folio, Gallimard) dans lequel nous interrogeons ouvertement les controverses, mais aussi les notions, ce qui nous oblige à mobiliser l’histoire de la pensée pour leur donner une épaisseur. Saint Augustin, Husserl, Heidegger ou encore Ricœur ont pensé le temps : la philosophie est donc ici une ressource pour la pratique historienne.

Cette évolution récente comme la situation qui prévalait jusqu’alors tient bien sûr entre autres choses à des facteurs biographiques. Nora a lancé la "Bibliothèque des Sciences Humaines" avec des ouvrages de Benveniste, avec ceux de Foucault, et en général avec toutes les sciences humaines. Mais si on ne peut pas dire qu’il y ait eu un angle mort complet qui serait celui de la philosophie, il est resté de son itinéraire – il a échoué trois fois à l’ENS – un certain ressentiment à l’égard de la philosophie universitaire, dont il s’est gaussé à l’époque avec son grand ami Jean-François Revel qui publiait en 1957 Pourquoi des philosophes ?, un brûlot très polémique et humoristique sur la philosophie officielle. Ces sentiments hostiles étaient pour beaucoup le produit de leur correspondance, de leur dialogue. Il en reste un témoignage très drôle dans un article publié sous XXX par Nora dans un des premiers numéros du Débat sur les cours de philosophie de ses professeurs de philosophie en classe prépa : Jean Beaufret et Etienne Borne.

D’un autre côté, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricœur accorde une importance considérable à Nora, puisqu’il l’intègre dans un chapitre où il parle de Maurice Halbwachs et de Yosef Hayim Yerushalmi ; mais il passe à côté, à mon avis, de la problématique des Lieux de mémoire. Or je considère, pour avoir plongé dans les deux œuvres qu’il y a une très grande proximité entre la problématique du lieu de mémoire telle que Nora la déploie avec plus de cent historiens (qui n’ont pas tous compris dans quoi ils s’étaient embarqués) et entre la problématique de l’herméneutique critique telle que Ricœur a pu la définir dans Temps et récit, dans ses textes sur l’histoire, puis dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Sur des corpus très différents, l’un et l’autre permettent de penser – et d’écrire – l’histoire d’une manière absolument différente et nouvelle.

Nonfiction.fr – Mus par des préoccupations similaires mais entravés par leur habitus disciplinaire, Ricoeur et Nora ne seraient donc pas parvenus à nouer de dialogue, tout en demeurant hantés par l’intrication dans le passé du temps objectif et du temps vécu, et par la complexité au premier abord insurmontable – voire l’inanité – de sa reconstruction…

François Dosse – Il y a une phrase de Ricœur qui exprime bien cela dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli à la fin de son chapitre sur Yerushalmi. Lors d’un colloque qui a eu lieu à Royaumont en 1987 et alors qu’ils ne se connaissaient pas, Nora et lui se sont retrouvés dans une situation de fraternité. Yerushalmi s’est dit saisi de cette proximité entre eux, qu’il impute à leur situation d’intellectuels juifs. L’un, totalement assimilé aux institutions de la République et de l’histoire de France, a travaillé sur le "roman national" et a voulu le "démythologiser", prendre ses distances par rapport à lui. L’autre, Yerushalmi, était plus versé dans la continuité de la mémoire juive, et il s’est posé comme historien pour ressortir du ressassement mémoriel par la capacité critique de l’histoire, mais sans sortir totalement de la mémoire. Il avait donc entrepris de faire un pas d’écart par la mémoire juive grâce à l’histoire, alors même que Nora essayait de faire un pas d’écart par rapport à l’histoire-mémoire du "roman national". Ricœur affirme dans son ouvrage : "Ce malaise est peut-être le nôtre, à nous tous,  les enfants bâtards de la mémoire juive et de l’histoire sécularisée du XIXe siècle." Quand j’ai relu cette phrase après avoir écrit la biographie de Nora, je me suis dit : "c’est extraordinaire : c’est Nora !"

Le parcours de Nora est en effet traversé par une tension. Enfant, il s’est caché dans le Vercors et a échappé de justesse à la déportation : c’est donc un miraculé, qui continue du reste à traverser l’horreur lorsque sa mère lui demande d’aller regarder dans les charniers si il n’y aurait pas par hasard son frère, Simon. Son frère Jean est lui aussi un miraculé, comme toute sa famille. Nous avons donc là quelqu’un qui, évidemment, ne peut pas ignorer son identité juive ; mais qui en même temps refusera toujours le repli communautariste, le fait d’affirmer cette identité juive comme une identité à part. Jacques Le Goff, qui a beaucoup travaillé avec lui, m’a dit qu’il pensait que l’identité juive n’avait aucune importance pour Nora. Il se trompe, mais là où il a raison, c’est que c’est une identité vécue sur un mode mineur ; elle relève de sa sphère privée. Quoiqu’installé dans la grande institution de l’Université française, il est en même temps tendu entre un attachement à la nation souvent très fort chez les juifs assimilés et son attachement à l’identité juive. Et il s’en sort justement par ce pas d’écart par rapport au "roman national" dans lequel il s’engage, par ce travail de démythologisation, de critique de cette coalescence de l’histoire-mémoire. C’est cette position de tension qui le fait aller dans ce sens-là, et qui fait qu’aujourd’hui, alors que le roman national est en crise pour de très nombreuses raisons (mondialisation, complexification des identités à plusieurs échelles, etc.), les demandes mémorielles se multiplient et pluralisent ce discours identitaire, déconstruisant ainsi le "mythe national", comme l’appelait Suzanne Citron. Il se retrouve en position centrale pour avoir proposé un autre regard sur l’histoire, approprié à nos questionnements, à nos inquiétudes d’aujourd’hui.

Nonfiction.fr – Ricœur comme Nora se sont attachés à distinguer, voire à opposer histoire et mémoire, dont le couple antagonique constitue désormais un lieu commun de l’historiographie. En même temps, les usages politiques récurrents de l’histoire semblent exploiter un certain brouillage de la ligne de partage entre ces deux notions en dehors de la communauté des historiens. Finalement, donc, qu’est-ce qui différencie l’histoire de la mémoire ?

François Dosse – Le problème pendant longtemps a été qu’on a travaillé sur la base d’une identification entre la mémoire nationale et l’histoire. C'est-à-dire que l’histoire était la mémoire du groupe dirigeant : les historiographes du roi ou de l’Etat faisaient en miroir l’histoire du groupe dirigeant, qui était en fait sa mémoire, mais qui était donnée comme l' "Histoire" de l’ensemble de la société, celle qu’il s’agissait alors d’apprendre, d’assimiler, et à laquelle il fallait s’identifier. Cela a conduit à la belle époque du roman national qui fonctionnait donc sur la base d’une indistinction de ces deux notions.

Le mérite revient pour beaucoup au sociologue Maurice Halbwachs, dans les années 1920-1930, d’avoir bien dissocié, dans Les cadres sociaux de la mémoire puis dans La mémoire collective, mémoire et histoire. Il absolutise la différence entre les deux, puisqu’il va presque jusqu’à dire, si on pousse sa pensée jusque dans ses conséquences ultimes, que l’histoire ne peut commencer que lorsqu’il n’y a plus de mémoire. Les intérêts disciplinaires ne sont pas étrangers à ce jugement, puisqu’il exprime aussi les intentions d’une sociologie durkheimienne qui cherche un terrain, qu’elle va trouver dans une sociologie vécue de la mémoire, laquelle devrait échapper aux historiens si l’on considère que l’histoire ne devrait être qu’une science du passé. On est alors à une époque où il ne pouvait pas y avoir d’histoire du temps présent, pour des raisons archivistiques. Halbwachs pense donc que l’histoire est du côté de la scientificité, de l’objectivation, de la laïcité, de la distanciation, du "refroidissement", alors que la mémoire est du côté de l’émotion, du religieux, du familial, du vécu, du latent, du fragile, du particulier. Et d’ailleurs, quand Nora entame l’entreprise des Lieux de mémoire, il part de cette distinction ; il la pousse au bout, car effectivement il faut commencer par distinguer. Mais distinguer ne veut pas dire séparer, comme le veut un des grands principes kantiens qu’on va retrouver chez Ricœur.

Dès la première page de La mémoire, l’histoire, l’oubli, celui-ci déplore – de manière civique et non pas seulement en tant que philosophe – le trop plein de mémoire ici, le trop peu de mémoire là, des abus de mémoire et d’oubli qui nécessitent un travail de clarification sur ces trois notions. D’où son travail de traversée de l’expérience, de phénoménologie de la mémoire, d’épistémologie de l’histoire, d’ontologie de la condition historique. Ce que dit Ricœur, c’est qu’il n’y a pas un plus ou un moins dans ces deux dimensions, mémoire et histoire. Il n’y en a pas une qui serait hiérarchiquement plus importante que l’autre : ces deux notions relèvent de réalités de nature différente, ce sont des dimensions hétérogènes. Et Ricœur voit cette hétérogénéité dans la finalité qui anime le travail de mémoire, et dans celle qui anime le travail d’histoire. Ce qui anime le travail d’histoire, c’est la réalité. Au terme d’un travail historique, on n’arrivera bien sûr jamais à "la Vérité", mais ce qui l’anime, c’est de se rapprocher de "plus de vérité". Ce qui anime le travail mémoriel, ce n’est évidement pas la fausseté, ce n’est pas le négatif du travail historien, c’est autre chose : c’est le maintien d’une fidélité, liée à une identité individuelle et collective.

À l’évidence, ces deux notions sont aussi légitimes l’une que l’autre, bien qu’elles puissent entrer en concurrence l’une avec l’autre. Et il est certain qu’aujourd’hui le phénomène de pluralisation des revendications débouche sur une multiplication de guerres mémorielles qui veulent accéder au discours historique, ce qui aiguise cette concurrence, parfois même entre les historiens et certains porteurs de mémoire, ces contradictions, ces tensions qui peuvent éventuellement dégénérer en affrontements.

Nonfiction.fr – En dépit de leurs orientations profondément divergentes, ces deux notions entretiennent donc des rapports complexes, dites-vous. Ces relations sont-elles seulement de nature contradictoire, histoire et mémoire ne peuvent-elles être qu’exclusives l’une de l’autre ? Ou sont-elles au contraire susceptibles de constituer l’une pour l’autre  des apports – heuristiques, herméneutiques, de substance ou autres ?

François Dosse – En dépit des contradictions évidentes qui peuvent exister entre Histoire et Mémoire,  il y a en effet des complémentarités entre les deux : comment penser la vérité sans fidélité ? Et comment penser la fidélité sans vérité? Évidemment, il faut réaliser que l’idéal doit être d’insuffler plus de fidélité dans la vérité, et plus de vérité dans la fidélité. Il y a là un jeu dans l’entre-deux, entre mémoire et histoire, qui aujourd’hui enrichit la pratique historienne. Il ne s’agit donc plus pour les historiens de se détourner de la mémoire, et de regagner la quiétude des archives en balayant d’un revers de la main les guerres mémorielles reléguées dans les rangs des débats de cours de récréation. Au contraire, je pense qu’un pas décisif a été accompli qui fait qu’on ne peut plus penser l’histoire autrement que dans son rapport à la mémoire. Il ne s’agit en aucune manière d’annexer la mémoire aux historiens, mais de prendre conscience que le travail de l’historien doit prendre en compte les évolutions de la mémoire collective, les demandes mémorielles qui l’enrichissent, et qu’il n’est pas intelligible sans une telle prise en compte de l’évolution mémorielle.

Un exemple connu illustre bien ce nouveau rapport de l’histoire à la mémoire : je pense au travail d’Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, étude de cas magnifique qui date déjà de 1987 dans laquelle l’auteur ne fait pas l’histoire de Vichy, mais celle de la mémoire de Vichy jusqu’au temps présent. Il y démontre comment les représentations de Vichy dans l’histoire savante, dans l’opinion publique et dans les expressions littéraires ou cinématographiques expliquent les évolutions de la mémoire collective de 1945 à nos jours, avec son lot de phénomènes de retards et de rattrapages, et l’obsession du travail historique lui-même, de l’histoire savante sur Vichy. Le mythe résistantialiste n’a jamais été aussi fort qu’au début des années 1960, et non pas à la libération. Pourquoi ? Evidemment pour des raisons politiques, parce que 1958 voit le retour de l’homme du 18 juin et qu’il lui faut alors saisir des événements ultérieurs, qui rejouent sur la conscience collective et sur la manière dont les historiens travaillent sur la période. Ce qui explique que, malgré des enquêtes et des travaux d’historiens nombreux, il a fallu attendre 1973 et un américain, Robert Paxton, pour comprendre que la France avait mené une politique collaborationniste à Vichy, alors qu’on avait jusque là une vision de Vichy comme bouclier, pas très solide certes, mais enfin qui avait protégé grosso modo les Français. Il a donc fallu attendre jusque-là pour voir que, non, certains Français étaient allés au-devant des demandes allemandes – je parle des gouvernants, et pas seulement des groupes collaborationnistes comme le Parti populaire français (PPF) ou le Parti social français (PSF), mais de Vichy même, dans les rafles du Vel’ d’Hiv’ parmi tant d’autres actes. Les travaux de Philippe Joutard sur la mémoire collective des camisards, les travaux de Benjamin Stora sur la gangrène de l’oubli, tous  ces travaux montrent, surtout sur les phases obscures de refoulement, que ce refoulé de l’événement dans les mémoires collectives a des effets, et qu’évidemment qui dit refoulement dit retour du refoulé, puis  phase obsessionnelle, etc. : toutes les catégories freudiennes qui valent pour la mémoire individuelle valent pour la mémoire collective.

Dans la mesure où la mémoire est une dimension de l’humain, du vécu, elle est aujourd’hui devenue  fondamentale dans l’écriture de l’histoire. C’est là que l’histoire se conçoit très différemment après ce tournant historiographique et mémoriel. Avant celui-ci, les historiens avaient tendance à enfermer les événements dans des systèmes de causalité. Leurs regards se portaient sur des schémas d’explication en amont des événements. Ils essayaient de rendre intelligibles des événements par principe énigmatiques – ce sont des Sphinx qui posent des questions auxquelles l’historien est le premier à devoir répondre – et tentaient donc de retrouver les causes précédentes, de voir s’il y avait des phénomènes antérieurs, et ils démultipliaient  ainsi les chaînes d’analyse pour expliquer ce qui s’était passé. L’historien avait donc tendance à enfermer l’événement dans des causes. Or l’histoire du temps présent a montré le caractère très indéterminé des possibles, certains pouvant s’avérer et d’autres rester avortés.

De fait, l’historien n’est pas bon pour prédire le futur, même si il est très fort pour prédire le passé ; mais il y a peu de mérite à dire que la guerre de 14-18 a commencé en 14. On s’aperçoit donc aujourd’hui qu’il y a à faire un travail de "dé-fatalisation" des chaînes de causalité, et que le constat tiré de l’histoire du temps présent vaut aussi pour les périodes passées, aussi bien antique et médiévale que moderne et contemporaine. Il nous faut donc désormais dé-fataliser le passé.

Une autre leçon d’ouverture des Lieux de mémoire est celle qu’avait déjà donnée Georges Duby en 1973 en publiant Le dimanche de Bouvines dans la collection la plus obsolète des publications historiques qui était alors "Les trente journées qui ont fait la France". Dans ce livre, il a montré que ce qui devait intéresser l’historien, ce n’était pas tant la factualité de ce qui s’est passé le dimanche de Bouvines, mais plutôt les traces de cet événement dans les mémoires collectives, et comment cet événement a été repris, refoulé, comment et à quel moment il est redevenu centrale, et comment il a finalement rejoint une certaine marginalité. Par cette perspective, il écarte le curseur de l’historien de l’amont vers l’aval, des causes vers non pas les effets, mais les traces ; des traces qui jouent comme des faits avec d’autres événements, d’autres enjeux, d’autres configurations et qui leur donne un sens différent. C’est à mon avis la preuve qu’on peut appliquer les méthodes de l’histoire du temps présent à toutes les périodes, ce que dit aussi Pierre Nora d’une autre manière dans Les lieux de mémoire, puisqu’il confie la contribution sur Jeanne d’Arc non pas à un médiéviste – il ne la confie pas à Colette Beaune – mais à Michel Winock, un contemporanéiste. Et que fait Michel Winock ? Il montre comment l’icône Jeanne d’Arc a traversé le temps jusqu’à être reprise par  les Républicains (Gambetta républicanise d’ailleurs le nom de Jeanne d’Arc en un mot : Darc), comment l’Eglise qui l’a envoyée au feu la canonise, comment cette femme populaire, renversant les hiérarchies, va être récupérée par De Gaulle pour la résistance comme par Pétain pour "la terre qui ne ment pas", et jusqu’à Le Pen qui en fait l’icône de son combat xénophobe. La pauvre Jeanne n’y est bien sûr pour rien, mais il n’empêche qu’on est là dans des configurations qui font sens, et qui mobilisent la mémoire collective. Ce nouveau regard porté par les historiens sur la mémoire explique aussi le "tournant culturel" en histoire, car tout peut contribuer à la transmission  de de ces représentations : la littérature, la peinture, la sculpture, le cinéma, la gravure...

Nonfiction.fr – En 2011, les éditions de La Découverte ont republié votre réflexion elle aussi très riche sur Le pari biographique, genre de prédilection de l’histoire de la philosophie. D’un point de vue plus strictement historiographique, on pourrait s’étonner du contraste entre votre intérêt pour ce genre traditionnellement attaché à la figure du Grand homme, et son application à des personnalités passablement marquées par le structuralisme.

François Dosse – Cela peut effectivement sembler contradictoire de valoriser le genre biographique alors qu’on s’inscrit dans une perspective d’histoire sociale. Mais le paradoxe n’est qu’apparent.

Avant de théoriser le genre biographique, j’ai été un biographe peu coutumier de ce genre, et qui partageait sa mise à l’écart dans une génération pour laquelle il n’y avait pas pire. C’était un genre totalement méprisé, délaissé, évacué comme hors de la cité savante. Je me rappelle avoir eu au programme d’Histoire moderne du concours d’agrégation d’histoire un grand homme, Charles Quint, et on nous dissuadait de lire la biographie existante de Charles Quint, celle de Karl Brandi, parce qu’on considérait que ce n’était pas sérieux. Il fallait lire d’autres ouvrages collectifs, sur Charles Quint et l’Espagne, Charles Quint et la Réforme, Charles Quint et ceci ou cela, mais surtout pas de biographie !

Lorsque j’ai réalisé une biographie de Ricœur, j’ai effectué une plongée dans toute son œuvre, tout en abordant les choses en historien – car je ne suis pas un philosophe. J’ai donc bricolé une biographie dite "intellectuelle". Et puis j’ai continué : j’avais attrapé le virus biographique. Mais ce n’est qu’après un certain nombre de biographies que j’ai commencé à me demander ce que j’étais en train de faire, et à me dire qu’il faudrait peut-être que je me penche sur le genre. J’ai alors cherché un ouvrage sur ce sujet, tellement délaissé que j’ai trouvé quelques articles, dans des revues spécialisées, mais pas d’ouvrages de synthèse sur le genre biographique. Je recherchais quelque chose qui l’historicisait, qui en considérait l’évolution depuis l’Antiquité et qui me permettrait de comprendre pourquoi il était méprisé, et pourquoi il semblait revenir. Car même ceux qui l’ont pourfendu ont ensuite publié d’énormes biographies : pensez par exemple au Saint Louis de Jacques le Goff, ou à la biographie de Pétain de Marc Ferro. Ne trouvant pas le livre, je me suis donc attelé à la tâche de l’écrire, ce qui a donné lieu au Pari biographique.

Dans ce livre, j’ai essayé de voir comment ce retour de la figure biographique n’était pas vraiment le retour du même – car ce n’est plus tout à fait la biographie telle qu’on la pratiquait dans le passé, celle des "tous-terrains de la biographie" qui font profession de biographe et sont capables d’écrire des vies sur toutes les périodes – et comment ce genre non seulement revenait, mais devenait un champ d’expérimentations tout à fait remarquable. Car si on trouve encore des biographies héroïques, je me suis vite rendu compte qu’il existait désormais des biographies particulières, très innovantes d’un point de vue historiographique. Je pense notamment à un exercice limite qui est celui d’Alain Corbin sur Louis-François Pinagot, une biographie de 400 pages d’un personnage sur lequel il n’y a aucune archive, et qui est justement la biographie de l’homme ordinaire, de la "particule élémentaire" de la société du XIXe siècle dans le Perche moyen, sur lequel il n’y a aucun dossier. Je me suis rendu compte qu’existaient des collections innovantes comme celle de Nicolas Offenstadt à Science-Po, qui prenait en compte le devenir posthume des figures biographées, qui voyait les biographies de sa collection comme des facettes différentes et plurielles d’un même objet, qui s’interrogeait sur les pratiques posthumes de l’icône en question. Toutes ces choses me semblaient tout-à-fait passionnantes, notamment parce qu’elles revenaient à connecter le sujet à l’histoire sociale.

Pour ma part, dans ces biographies intellectuelles que j’ai menées, il y a une équation individuelle – et là est l’intérêt pour une recherche non-philosophique – une équation singulière qui relie l’individu à son œuvre, à des mécanismes d’appropriation, à des rencontres, à des milieux de sociabilité, à des revues à laquelle il appartient… Car les dialogues et les correspondances recèlent les grands enjeux de l’époque étudiée, les défis qui sont posés à l’ensemble de la société. Tout cela nous rapproche de l’histoire sociale, mentale et intellectuelle d’un moment. Le parcours biographique se trouve  plongé et interrogé dans son temps et dans l’esprit du temps. La notion de "génération" issue de l’histoire culturelle, les "moments traumatiques" traversés par des individus au moment de leur vie, tout cela déplace leurs questionnements et leurs parcours. Comment Deleuze a traversé – ou n’a pas traversé – la Seconde Guerre mondiale, par rapport à laquelle son engagement est comme un engagement différé depuis la mort de son frère aîné en résistant, comment a été traumatique pour Nora la traversée de cette même guerre en tant qu’enfant juif : tous ces problèmes se nouent et se dénouent donc au niveau d’un ancrage, qui permet de prévenir contre toute forme de déterminisme et de causalisme simple. La biographie permet de mettre en connexion de nouvelles choses, de faire apparaître des éclairages originaux. A cet égard, l’entrée singulière est intéressante parce que c’est une école contre le réductionnisme. On ne peut pas par exemple tout rapporter à un trauma et y voir la clef d’une vie ou d’une œuvre : celles-ci reposent aussi sur d’autres choses, sur des rencontres, sur des assemblements très complexes d’éléments dont la juxtaposition ou la connexion va faire apparaître des noyaux d’intelligibilité dans des parcours.

Nonfiction.fr – Vous avez aussi publié dernièrement une étude de la Renaissance de l’événement que l’on observe dans l’historiographie depuis quelques années ; or l’idée de "renaissance" suggère aussi celle de "nouveauté" : en quoi cet "événement" est-il nouveau ? Pourrait-on rapprocher le regain d’intérêt pour l’événement du succès du genre biographique ?

François Dosse – Je vais tout à fait dans ce sens, et je regarde un peu Le pari biographique et Renaissance de l’événement comme des livres "jumeaux". Parce qu’en effet, on assiste d’un côté à une "fièvre biographique", et de l’autre, à un retour à un événement différent de l’événement tel qu’on le concevait au XIXe siècle. Il s’agit donc bel et bien d’une "renaissance", très spectaculaire, dans le paysage historiographique. Un exemple significatif : à côté de la pléthore de collections biographiques chez les éditeurs, cette collection de chez Gallimard dont je disais qu’elle était la plus "obsolète" de toutes les collections d’histoire ("Les trente journées qui ont fait la France") renaît de ses cendres depuis peu de temps sous la dénomination "Les journées qui ont fait la France" – ce qui permet un catalogue d’édition plus important. C’est une collection prestigieuse, qui marche bien et engage des historiens sérieux. On retrouve d’ailleurs au point de départ de la renaissance de cette collection Le Dimanche de Bouvines de Duby, réédité avec une préface de Nora, ce qui dit bien quel est la "perspective nouvelle" sur l’événement : il s’agit de celle qui avait été ouverte par Duby, sans doute l’inspiration majeure de ce nouveau rapport à l’événement.

Ce qui avait dominé jusque-là, au moment des études sur la longe durée, des histoires structurales, etc. c’était par principe le fait qu’il ne pouvait y avoir d’objets historiques que massifs, qu’on ne pouvait avoir qu’une démarche holiste, et qu’on ne pouvait avoir que des catégories "lourdes" comme entrées du travail historique et comme corpus. A l’inverse, on assiste aujourd’hui au fait que l’historien prend de plus en plus des phénomènes singuliers comme objets d’étude. On ne pense à présent qu’à désigner des entrées trop massives, on passe à côté de la spécificité d’un certain nombre de phénomènes qui sont au contraire ce qui est le plus signifiant. Car le plus signifiant, comme le disait déjà M. de Certeau à l’époque, ce sont les restes ; c’est ce qu’on va mettre dans les poubelles ; ce sont les bords, la périphérie, les cas-limite. Car au contraire de ce que l’on pourrait croire au premier regard, ces cas-limite sont très éclairants de la société. Foucault l’avait bien vu aussi avec son cas Pierre Rivière, sur lequel il fait fonctionner quelque chose d’essentiel et de fondamental dans la société de l’époque, qui est la montée en puissance d’un certain "biopouvoir", comme il dirait, ou d’un "discours-pouvoir" qui est celui du discours médical par rapport au discours juridique. Le conflit qui se joue sur le corps et le récit de Pierre Rivière et son acte cristallisent une évolution dans la manière de penser la société, de concevoir l’opposition entre des "corps sociaux" et des légitimités, celle du discours juridique et celle du discours "médico-politique". Ces entrées singulières sont aussi nourries des apports de la microstoria, des enseignements d’un Carlo Ginzburg et d’un de ses livres comme Le fromage et les vers, dans lequel il déstabilise les catégories lourdes et binaires que l’on faisait fonctionner jusqu’alors, les notions de "culture populaire" et de "culture savante" : son meunier Menocchio est le produit d’un bricolage à la Claude Levi-Strauss, un bricolage très personnel, très singulier. Il faut donc refaire ce parcours singulier pour comprendre non pas seulement Menocchio, mais aussi comment on pouvait bricoler et vivre dans le Frioul au XVIIe siècle. Tous n’étaient pas des Menocchio et tous n’ont pas été brûlés sur la place publique, mais ce sont parfois ces parcours étonnants et détonants qui nous apprennent le plus sur l’état de la société au sens plus large.

Il y a donc là une dissémination, une pluralisation qui fait que, sur le plan biographique, quelqu’un comme Sabina Loriga parle de "biographies chorales" pour joindre les voix de gens qui participent à la même institution sans être pour autant les mêmes : ces voix forment une chorale, un ensemble fait de timbres musicaux différents. Il s’agit donc de faire rejouer ces différences. Je ne crois pas avoir perdu l’horizon de ma première approche, celle de L’histoire en miettes, de l’histoire totale ; mais c’est une histoire totale par laquelle on arrive par des biais différents, plus infimes, qui partent de cette dissémination, de cette "molécularité" du social pour retrouver les voix de ce que la microstoria appelle "l’exception ordinaire". L’histoire sociale est notre horizon en tant qu’historiens qui devons donc dépasser l’individualité : partir du singulier (un événement, une vie) représente une voix parmi d’autres, mais qui a désormais trouvé sa légitimité.

L’événement est à cet égard particulièrement intéressant parce que, comme je le dis dans le titre, c’est un défi pour l’historien. Là, évidement, je m’inscris en faux avec Braudel, qui considérait que "les sciences sociales ont horreur de l’événement, non sans raison" : il évacuait l’événement, pour lui c’était l’écume des jours, l’insignifiance totale. Tout était dans les profondeurs de la géohistoire, qui déterminait fondamentalement l’agitation superficielle des êtres humains. Depuis, on a assisté à un changement d’orientation qu’on a appelé le "tournant critique", une double évolution dans les sciences sociales en général et dans l’histoire en particulier que je qualifie de tournant "pragmatique" et  "herméneutique", et qui privilégie l’interrogation sur l’action ainsi que la pluralité des interprétations possibles. Au passage, dire qu’il y a une pluralité de points de vue, de l’expliquer et du comprendre ne revient pas à accepter le relativisme. Jusque-là, les acteurs étaient des jouets déterminés par des forces profondes – ils faisaient l’histoire à leur insu. Désormais, aux yeux des historiens, sans être pour autant transparents à eux-mêmes, les acteurs ont une part d’intelligibilité de leur action, et il s’agit donc de les prendre au sérieux. Ce qui nécessite d’être très attentif aux situations, à la singularité des positions, à ce que Ricœur appelle le "monde du texte", qui enrichit la position socioprofessionnelle de ses adhérences culturelles, de ce par quoi il est nourri sur le plan culturel.

Nonfiction.fr – Mais alors, concrètement, quels ont été les conséquences de ce regain d’intérêt et du renouvellement du regard porté sur l’événement dans la pratique des historiens ? Qu’est-ce qui a changé du point de vue de la méthode de l’historien au travail ?

François Dosse – L’événement qui est par principe une énigme reste toujours un défi pour l’historien qui doit l’expliquer, et dont la tâche va consister à en saisir les différents niveaux de sens. Dans cette perspective, je trouve très opératoire la distinction opérée par P. Ricœur entre les "trois strates de l’événement" que sont l’événement sous-signifié, le sens de l’événement, et l’événement supra-signifié ou sursignifiant. Dans un premier temps, l’historien doit commencer par répondre à la question de savoir ce qui s’est passé et discriminer le vrai du faux. Puis il doit expliquer et comprendre, et va pour cela faire jouer des chaînes de causalité, d’intelligibilité, des grilles de lecture pour qualifier l’événement, établir des analogies possibles, des influences, etc. Mais là où l’historien n’a pas fini après cela, là où il se confronte à l’incomplétude, à l’inachèvement, c’est qu’il va ensuite devoir s’interroger pour savoir comment cet événement a été construit, comment il a été source d’une identification, d’une identité ou d’identités plurielles, quel sens il a eu dans le temps, quelles sont les couches sédimentaires de sens qui reposent sur cet événement, comment elles ont été changées, transformées, plissées, fragmentées, éclatées, comment elles ont disparu parfois… C’est aussi cela qu’il faut interroger, jusqu’au temps présent. On est alors dans un travail indéfini, parce que comme il y a télescopage d’événements ultérieurs avec des événements antérieurs, et que des chaînes de sens s’enchaînent de génération en génération, le sens que l’on peut trouver en 2011 est un legs qu’on livre aux générations futures, qui vont faire autre chose des mêmes événements. Il y a là un sens qui est par définition ouvert, sur l’indéfini.

Nonfiction.fr – Finalement, on ne peut donc pas se débarrasser de toute philosophie de l’histoire…

François Dosse – Philosophie de l’histoire, non. On ne peut pas se débarrasser de la philosophie pour interroger des notions que l’on fait fonctionner dans l’histoire. Par contre, là où on s’est débarrassé – à juste titre – de la "philosophie de l’histoire", c’est vis-à-vis de l’idée qu’il y aurait un sens déjà là, fléché, une philosophie de l’histoire qui transcenderait nos sociétés et nous amènerait vers quelque chose, que ce soit le progrès libéral par étapes, le passage inéluctable d’un mode de production à un autre, ou encore la restauration tout aussi nécessaire du passé comme facteur inévitable de décadence. Cette philosophie-là de l’histoire, on s’en est aujourd’hui débarrassé.

On vit maintenant une crise de l’historicité. Ce qui est paradoxal alors qu’on assiste aussi à une explosion de la demande d’histoire, à une profusion, une passion historique, une exceptionnalité de la place de l’histoire en France – même si nos gouvernants l’ont sérieusement réduite dans l’éducation nationale, en l’éliminant de la section privilégiée qu’est la terminale S. Ce qui caractérise la situation actuelle, me semble-t-il, depuis un certain nombre de décennies, c’est la crise de l’avenir, du projet, une opacification du futur, qui en sens inverse explique ce que Nora appelle la "tyrannie de la mémoire". Nous avons vu que la mémoire a de très bon côtés. Mais elle a aussi ses mauvais côtés que sont ce que j’ai appelé la "commémorite aigüe", le ressassement. Ce sont les symptômes d’un corps social sans projet, un peu comme un vieil individu qui n’aurait plus d’avenir et ne pourrait plus que ressasser son propre passé en se bourrant de vitamines et d’antidépresseurs, ce qui peut avoir des effets mortifères. C’est ce que pointe François Hartog comme étant le "présentisme", une maladie de notre temps qui, faute de projection dans le futur, se replie sur son espace d’expérience, et donc sur le passé.

Il y a aussi une manière plus positive de regarder les choses, en se disant qu’on n’est pas condamné à demeurer dans ces postures mortifères, qu’on peut revisiter notre espace d’expérience et un certain nombre de possibles non avérés, et qu’on peut interroger différemment les possibles avérés et les rendre plus créatifs, dans une perspective de ressourcement du futur. C'est dire qu’il nous est possible de refaire fonctionner ce rapport, consubstantiel à l’Histoire, du passé avec le présent et avec l’avenir, qui aujourd’hui malheureusement ne fonctionne plus que comme un rapport passé-présent. L’opacité du futur change manifestement notre rapport au passé : c’est ce qu’exprime Nora lorsqu’il évoque cette centralité du présent en parlant de "tyrannie de la mémoire", en soulignant que quoique tyrannie, elle aura été celle de notre temps. Et on peut sans doute considérer – c’est l’hypothèse que développe François Hartog – qu’elle aura été notre régime d’historicité, après notamment le XIXe siècle qui aura été le "siècle de l’Histoire" – on savait où on allait – et le tragique XXe siècle, qui a cassé cette vision du futur et du happy end


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- François Dosse, Pierre Nora. Homo historicus, par Vincent Chambarlhac.

- François Dosse, Deleuze et Guattari. Biographie croisée, trois recensions par Jean-Clet MartinGuillaume Artous-Bouvet et Fabrice Bourlez.