Deux volumes qui proposent une réflexion sur l’ "atelier de l’historien", des institutions aux grands débats historiographiques.

L’intérêt pour l’histoire et sa présence accrue dans l’espace public appellent à faire le point sur ses outils, ses méthodes, ses cadres d’élaborations et ses usages. C’est à partir de ce constat que Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt proposent Historiographies, imposant dictionnaire en deux tomes qui offre un questionnement épistémologique sur le travail de l’historien.

Autour d’eux, environ 80 historiens, qui signent chacun un ou plusieurs articles. Français ou étrangers, ces contributeurs proviennent d’universités et d’écoles historiques différentes, faisant ainsi honneur à l’affirmation selon laquelle cet ouvrage "admet le pluralisme interprétatif" : il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter à la liste figurant au début du premier tome.

Historiographies se divise en trois parties, chacune organisée par ordre alphabétique à la façon d’une encyclopédie. La première partie Sources, domaines, méthodes, est aussi la plus longue et la plus composite. On y trouve des domaines de recherche correspondant à de grands courants historiographiques, tels que l’Alltagsgeschichte (l’histoire du quotidien pratiquée par certains historiens allemands à partir des années 1980) ou l’histoire des mentalités. Chaque domaine est abordé à travers ses grandes évolutions et les débats au cœur desquels il s’inscrit. Ainsi, Michelle Zancarini-Fournelle, qui signe l’article "Histoire des femmes, histoire du genre", montre bien comment, en partant d’une histoire sociale centrée sur la figure de l’ouvrière, on a débouché sur une histoire culturelle des femmes, puis sur une histoire du genre permettant une lecture de la division masculin/féminin, elle-même remise en cause par ceux qui estiment que les groupes hommes/femmes sont trop hétérogènes. La grande qualité de la plupart des articles est de ne pas oublier que l’écriture de l’histoire s’inscrit dans des institutions et des pratiques déterminantes.  Enseignement, colloques, font d’ailleurs l’objet d’entrées spécifiques, qui dressent un état des lieux parfois extrêmement critique :  Emmanuelle Picard conclut "Enseignement supérieur et recherche" par un tableau assez peu engageant de l’histoire universitaire, masculine et engoncée dans des parcours tout tracés, au sein desquelles l’agrégation est reine et l’originalité peu valorisée. Une vision pessimiste, peut-être, mais qui semble assez réaliste et a au moins le mérite d’ouvrir le débat… Enfin, cette partie aborde les liens entre l’histoire et les autres sciences humaines, de l’anthropologie à la sociologie, en passant par la géographie. Tour d’horizon de relations souvent tendues donc, voire interrompues, mais qui montre les richesses de l’interdisciplinarité et ouvre des pistes pour les chercheurs.

La deuxième partie s’attache aux notions et aux concepts utilisés par les historiens, d’ "Acteur " à "Vérité". Elle permet d’approfondir et de remettre en question certaines notions qu’on pouvait croire définitivement hors du débat. Ainsi, loin de s’arrêter à l’anathème généralement jeté sur l’anachronisme, François Dosse reprend les travaux d’historiens comme Nicole Loraux et Jacques Rancière, qui en préconisent un usage contrôlé, permettant de prendre ses distances avec une conception strictement linéaire du temps. D’autres entrées reviennent sur des notions au contraire très à la mode, notamment la mémoire collective. Notion omniprésente dans l’espace public, étudiée par les sociologues dès le début du siècle, elle ne s’est imposée en histoire que dans les années 1980, dans un contexte d’émergence des identités locales, d’histoire orale et de souvenir de la Shoah. Philippe Joutard souligne l’intérêt de ce champ de recherche, tout en décrivant ses rapports tendus avec les historiens, qui la prennent de plus en plus comme objet d’étude mais se méfient de l’obsession mémorielle, qui tend à valoriser la mémoire individuelle aux dépens du travail historique et comporte toujours le risque d’un usage politique. Cette méfiance légitime est d’ailleurs illustrée, plus loin, par l’article d’Antoine Prost sur le temps, qui rappelle que poussée à l’extrême, "la mémoire tue l’histoire", en isolant des évènements à travers des commémorations, afin de garantir l’identité du présent. A travers ces notices, on touche à des sujets philosophiques et moraux aussi vastes que le temps ou la vérité, notions si fondamentales pour l’historien qu’elles sont, paradoxalement, souvent considérées comme acquises ou non sujettes à débat.

La dernière partie est la moins abstraite des trois, et peut-être la plus accessible pour des non-spécialistes intéressés par l’étude de l’histoire. Elle reprend les débats qui divisent les historiens aujourd’hui. L’histoire européenne prédomine largement (les articles sur la colonisation y étant nécessairement liés). A ce titre, les notices sur le Japon ou sur les nouveaux historiens israéliens font figure d’exceptions, même si des entrées comme génocide ou révolution industrielle permettent d’aborder d’autres zones géographiques. On pourra regretter ce relatif manque d’ouverture, mais le reproche est minime, tant le choix d’un nombre limité d’objets d’études est difficile. L’histoire du XXème siècle, naturellement plus polémique, occupe une place de choix, mais les entrées abordent toutes les époques, et les débats d’histoire antique ou médiévale n’ont rien à envier à ceux de l’histoire contemporaine, comme le montrent les articles sur l’antiquité tardive ou l’an mil. Seul celui sur l’économie de la Grèce antique laisse étrangement peu de place à la discussion, dressant un tableau certes intéressant mais qui ne montre aucune trace d’éventuels désaccords entre historiens. Les articles sont passionnants et permettent de remettre en perspective certaines notions. Le totalitarisme, la révolution industrielle, souvent enseignés dans le secondaire comme s’il s’agissait de vérités absolues, gagnent à être recentrés au cœur d’un débat historique. On découvre également la diversité des approches sur des objets comme le nazisme dont Jean Solchany montre d’ailleurs que, bien qu’il soit le phénomène le plus étudié au monde, le sujet est loin d’être épuisé. C’est là tout l’intérêt de cette troisième partie : elle ne se contente pas de retracer la construction d’un savoir historique et les débats qu’elle a suscités, elle sait aussi ouvrir des pistes qui peuvent être à la source de nouvelles recherches.

Ces deux tomes d’Historiographies sont un outil précieux pour mieux comprendre l’histoire et l’aborder d’un point de vue critique, mais également pour ouvrir de nouvelles perspectives, notamment aux étudiants qui y trouveront forcément des idées. Les notices, d’une dizaine de pages, sont toutes suivies d’une courte bibliographie permettant d’approfondir le sujet, ainsi que d’un renvoi aux articles corrélés. L’ouvrage se lit donc en désordre, dans tous les sens, et c’est ce qui fait sa richesse : il serait dommage, sur des notions complexes comme le linguistic turn ou le structuralisme, de se limiter à la seule lecture des articles qui leur sont directement consacrés. On les comprendra encore mieux en multipliant les points de vue et en s’intéressant à la façon dont ils sont abordés dans toutes les notices qui les citent.