François Dosse livre une volumineuse biographie de Pierre Nora. Au terme de son travail, la certitude d'un "moment Nora" qui marque les sciences humaines et sociales. Un moment, plus qu'une œuvre, comme l'implique paradoxalement le sous-titre "homo historicus" ?

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

On saisit l'enjeu heuristique d'une biographie de Pierre Nora. On ne mesure les difficultés qu'au terme de sa lecture, dans une courte incise des dernières pages... L'incapacité de Pierre Nora à écrire ses mémoires (p. 597) vaut accord pour le pari biographique tenté par François Dosse. La gageure d'un pari qui ne serait pas hagiographique se complique de cet accord où la biographie vaut trace, sinon succédané objectivé de mémoire. Où la biographie se mesure paradoxalement à la figure de l’éditeur qui inventa l’égo-histoire et sa réflexivité. Dans l'épaisseur du volume, l'écriture restitue une trajectoire plus qu'un parcours. Elle se tisse à partir de son point d'arrivée, l'entrée de Pierre Nora à l'Académie française en 2001, à 69 ans. L'institution sacre l'écrivain et son œuvre, François Dosse s'attache alors à en restituer la complexité.

La consécration académique somme le biographe. Il lui faut discerner dans le fil d'une vie les conditions de cette réussite. Pierre Nora est un homme d'édition. Il impose au sein de Gallimard les Sciences Humaines et Sociales (SHS), jusqu'à faire craindre parfois à une maison centenaire, où la littérature domine, l'existence d'un Etat dans l'Etat. L'éditeur en SHS compose naturellement la figure principale de l'ouvrage. Elle signifie un manque: l'impossibilité de Pierre Nora à devenir écrivain quand pourtant son adolescence semblait le destiner à la littérature. Elle indique une œuvre, Les lieux de mémoire certes, mais aussi la Collection Archives, la Bibliothèque des Sciences humaines, la Bibliothèque des Hstoire. Dans ce mouvement, l'œuvre vaut moment, Pierre Nora est homo historicus. Discuter alors ce "moment Nora" comme il y eut naguère un "moment Lavisse" vaut mise en abyme de la vie intellectuelle de la Cité. L'éditeur complique ici la figure du clerc.

Homo academicus

L'antépénultième chapitre de l'ouvrage constitue la clé de voûte de la démonstration. Après un premier échec, Pierre Nora entre à l'Académie française. Les témoignages cités montrent qu’il réalise là le rêve de son père. A tout le moins la reconnaissance académique scelle-t-elle (momentanément) une trajectoire plus discontinue qu'il n'y paraît. Le discours de l'impétrant vérifie dans l'après-coup les hypothèses émises sur la jeunesse de Pierre Nora qui vécut l'occupation à douze ans, à l'ombre d'un frère- Simon Nora- voué à la carrière d'un grand commis d'état, à l'engagement résistant puis mendésiste. Né dans une famille juive aisée, Pierre Nora semble constamment habité par une inquiétude que François Dosse attribue aux menaces que la Gestapo fit peser sur sa famille. Cette inquiétude perpétuelle brise un destin que d'aucuns pensaient tracé : la réussite littéraire. L'échec au concours de l'ENS, la carrière littéraire entamée sous les auspices d'une revue parrainée par René Char forment autant d'épisodes menant au deuil éclatant de la littérature qui constitue la seconde partie du volume. Auparavant, François Dosse croque cette adolescence entre guerre et paix qui voit Pierre Nora, jeune professeur au lycée Lamoricière écrire un ouvrage distancié, en historien, sur les français d'Algérie. Déjà, par Julliard, Pierre Nora côtoie l'édition. L'inquiétude qui l'anime construit un parcours indécis entre journalisme (Nouvel Obs), revue (Le Débat), édition donc mais aussi cours à l'IEP, entrée à l'EHESS… Si présent dans le milieu éditorial, Pierre Nora n'est guère prolifique lorsqu'il s'agit de signer des ouvrages en son nom propre. Il est l'homme d'articles appelés à faire date (au premier chef celui sur l'événement en 1972), préfacier également, mais surtout maître d'œuvre du monument historiographique que sont Les Lieux de mémoire.

Cette somme monumentale sacre l'écrivain. Les pages consacrées à ces "palais mémoriels" retracent l'élaboration progressive de l'entreprise du laboratoire que fut l'EHESS à sa fabrique via une problématique des lieux qui peu à peu s'impose pour déboucher sur des usages multiples, des tentatives d'exportation de cette méthodologie (l'Allemagne, l'Italie…). Les Lieux de mémoire rencontrent l'ère du patrimoine, scelle l'avènement de la mémoire. Dans cette configuration, Pierre Nora est à la fois l'expert toujours sollicité pour la reconnaissance de tel ou tel lieu ; il apparaît surtout constamment habité par le souci de corriger les mésinterprétations. Cette lutte consacre l'irruption de l'homme dans la Cité, ce jusqu'à Liberté pour l'histoire où il s'agit pour l'architecte des Lieux de mémoire de revenir sur les menaces que fait peser sur la pratique historique le paradigme mémoriel qui étreint les sociétés occidentales. En regard des Lieux de mémoire, la reconnaissance académique donc ? La plume de François Dosse tisse habilement ce paradoxe d'un collectif heuristique et d'une reconnaissance singulière. Les Lieux de mémoire trouvent dans l'appétence proustienne de Pierre Nora leur raison d'être; les problématiques de l'historien masquent à peine l'écrivain. La pratique historienne est là une ruse de l'histoire pour qu'à la fin l'écrivain soit reconnu, et les promesses de l'adolescence conformes à la réalité d'un parcours. La démonstration convainc d'autant plus qu'elle se nourrit implicitement d'une part des critiques qui émaillèrent la réception des ouvrages. Par les Lieux de mémoire Pierre Nora livre sa Recherche du temps perdu. Homo academicus donc ?

Homo editorialis

Si l'Académie consacre l'historien en écrivain, l'éditeur rend davantage compte du parcours. Chez Julliard d'abord, Gallimard ensuite, Pierre Nora désenclave le livre universitaire, l'offre à un public plus vaste. Trois collections parmi celles qu'il dirige imposent l'histoire et les sciences humaines sur la scène éditoriale. Archives, par l'art d'une mise en intrigue documentaire procure une voie d'accès nouvelle pour le lecteur à l'atelier de l'histoire ; mezzo voce la collection implique une attention renouvelée portée au faire de l'histoire, que le tryptique de 1974 manifeste pleinement. L'éditant, Pierre Nora construit Gallimard en tête de pont de l'édition en sciences humaines, capable de rivaliser pleinement avec les éditions du Seuil dont c'était alors l'apanage. La Bibliothèque des Sciences Humaines, avec Michel Foucault notamment, accompagne le structuralisme mais aussi ses limites et son dépassement par le retour du sujet. Ici François Dosse éprouve pleinement l'aspect restrictif du genre biographique qui ne permet qu'imparfaitement d'arpenter ces bouleversements épistémologiques. Il faut ainsi lire l'accumulation de pages consacrées à tel ou tel ouvrage non comme l'expression répétitive d'un catalogue, mais comme l'essai de dépasser les frontières du biographique pour éprouver l'art de l'éditeur dans l'horizon historiographique. Dernier fleuron, la Bibliothèque des histoires procède à la fois du succès vigoureux de la nouvelle histoire avant que celle-ci ne s'émiette (ainsi de Montaillou, village occitan), mais trouve dans d'autres publications le moyen de dépasser cet ancrage historiographique et se renouveler, renouvelant ainsi l'historiographie française. Une politique attentive de traduction complète ce mouvement avec Les deux corps du roi de Kantorowicz, L'art de la mémoire de Yates…

L'éditeur a là toute sa part. Pierre Nora ne sollicite pas seulement des auteurs, il provoque leur plume, corrige, biffe, cajole et rature l'impétrant. Chaque ouvrage semble poli, ciselé. Pierre Nora est là orfèvre, suscite souvent, plus qu'il n'accompagne les percées historiographiques; les courtes pages consacrées à la nouvelle historiographie de la Grande Guerre sont ainsi à verser au dossier de cette controverse impossible entre l'Historial de Péronne et le CRID   . Un détour plus conséquent par l'histoire matérielle de l'édition aurait davantage mesuré la place acquise par l'édition en SHS chez Gallimard. "Monsieur note de bas de page", ainsi que l'épingle Aragon qui le connaît, fait preuve d'un savoir faire manifeste sur les textes, comme sur la conduite des collections Il est pleinement (intellectuellement, économiquement) éditeur. Dressant le portrait de Jean Malaurie, Pierre Nora peut s'appliquer son jugement :

"Reconnu parmi les siens, mais sachant reconnaître les autres, chercheur et accoucheur, metteur en scène, diplomate, chef d'orchestre, psychanalyste, entremetteur, couturier, maître et esclave, un peu Nègre et un peu négrier" (p 419).

Au fil des pages, François Dosse restitue l'épaisseur de cette fonction éditoriale, esquissant par touches successives son poids dans les configurations intellectuelles de ces trente dernières années. La reconnaissance académique masque l'efficacité intellectuelle et sociale de l'éditeur qui permit à la Bibliothèque des histoires de s'affirmer dans la maison même de la NRF. Il importe peu alors que Pierre Nora ne soit pas un intellectuel médiatique à l'image d'un BHL qu'il combat, dont il évite l'entrée chez Gallimard. L'éditeur est là homme de réseau et d'influences; il tient selon Daniel Milo de l'aristocrate né, nul besoin donc d'affirmer médiatiquement sa présence. Homo editorialis certes.

Homo historicus

Pierre Nora apparaît ainsi comme l'une des incarnations d'un âge d'or de l'édition en sciences humaines aujourd'hui en crise. Le sous-titre de la biographie souligne son rôle historiographique comme historien, et éditeur. L'argument d'un "moment Nora", symétrique au "moment Lavisse" que Pierre Nora arpente dans les Lieux de mémoire procède de cette lecture. Il souligne ainsi l'historicité d'un parcours.

Ce parcours, François Dosse n’en donne qu’une vue cavalière, bornée par la perspective de la consécration académique. La restitution de cette trajectoire d’un outsider paradoxal car bien né montre implicitement comment l’IEP, l’EHESS et le monde de l’édition ont reconfiguré le champ de l’histoire contemporaine, participant efficacement de l’effacement actuel d’une histoire sociale naguère hégémonique avec Ernest Labrousse. Déceler un "moment Nora" participe également d’une réflexion sur les modalités de l’engagement de l’intellectuel, du poids des compétences éditoriales dans les controverses politiques, historiographiques. Ici l’on regrette que les courtes pages consacrées à la question de la non publication de L’âge des extrêmes (Hobsbawm) se rétrécissent au point de vue biographique. Celui-ci ne peut étreindre le sel d’une controverse plus séminale qu’il n’y paraît. Sa lecture au titre de l’histoire de l’édition, au titre du heurt d’une première et d’une deuxième gauche où se profile le procès du marxisme enrichirait grandement l'analyse. Ici Le Débat mériterait également de plus amples développements. Qu’on ne s’y méprenne, ces réserves sont l’effet du genre biographique incapable seul de restituer l’analyse d’un ‘’moment’’, auquel il ne peut être qu’une interrogation.

Le mot de la fin revient alors à Alain Boureau qui, traquant les histoires d’un autre historien, note que toujours le monument –historiographique- dicte les conditions de sa visite dès lors qu’on en tente la biographie   . Homo historicus donc, car biographié ? Une analyse centrée sur le "moment" indique qu’il est d’autres voies. Elles forment autant de lectures traversières de cette biographie