L’histoire personnelle de deux hommes qui ont passé leur vie à récuser le sujet comme entité figée et déterminée. On s’interroge sur l’utilité de l’entreprise.

Monumentale. Six cents pages pour retracer les lignes et les courbes, les ombres et les lumières de deux destins qui n’ont pas cessé de faire trembler l’histoire de la pensée. François Dosse s’élance dans les innombrables plis de la reconstitution d’un édifice, forcément baroque, qui n’en finit pas de se construire en dehors des certitudes éclairées, loin des racines immuables et des sols philosophiquement purs. Car avec l’œuvre de Deleuze – Guattari, il faut se résoudre à errer dans d’infinis mouvements de territoire, à plonger dans la non-philosophie et à perdre tous repères : le Moi, le Sujet, la Raison, la Représentation. Autant de vieilles lunes auxquelles l’académisme de la pensée – qu’il soit freudien ou platonicien – voudrait nous faire croire et que les deux philosophes invitaient à abandonner dès les premières lignes de leur Rencontre écrite en 1972.

Au fond, l’ensemble de leur oeuvre – qu’on la considère sous l’angle de "l’agencement collectif d’énonciation", autrement dit : sous l’angle de l’impossibilité d’attribution de ce qui revient à l’un ou à l’autre des deux auteurs, ou qu’on l’étudie, au contraire, du point de vue de ce qu’ils ont réalisé séparément dans les replis de leur solitude peuplée – vise exactement à cette perte de visage que réclamait Michel Foucault dans son Archéologie du Savoir et que cite très justement François Dosse : "Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libres quand il s’agit d’écrire."   ]. Mais si l’on ne peut rattacher la mise en place d’une machine scripturale qu’à l’éviction, voire l’abolition, de toute reconnaissance d’un quelconque ego et qu’au rejet, voire à la destruction, de toute "morale d’état civil", comment diable comprendre le projet même de la rédaction d’une biographie?


Un guide pour de nouveaux lecteurs ?

Une quinzaine d’années nous séparent de la mort de Guattari ; Deleuze s’élança dans son dernier grand envol, il y a un tout petit peu plus de dix ans : le temps de laisser grandir une génération d’apprentis philosophes qui n’a pas pu directement connaître les deux personnes, qui n’a pas pu assister à leurs cours ou à leurs séminaires ; bref, une génération qui commençait à peine à découvrir la (leur ?) philosophie au moment de leur décès. Le livre de Dosse s’adresse donc sans doute donc avant tout à ceux-là qui n’ont pas eu l’occasion de croiser ailleurs que dans l’Abécédaire le sourire du regard deleuzien, à ceux-là qui n’ont pas connu l’effervescence de Mai soixante-huit (qui aura justement engendré la rencontre Deleuze-Guattari), à ceux-là qui n’ont pas vécu l’impérialisme triomphant du structuralisme.

Avec le livre de Dosse, cette nouvelle génération de philosophes apprendra qu’il ne faut pas sous-estimer la présence du travail de Guattari dans les livres qu’il cosigne avec Deleuze. Dosse traverse en effet l’ensemble des ouvrages des deux auteurs pour montrer comment chacun a contribué à sa façon à l’élaboration d’un nouveau savoir. Toutefois, pareil constat relève de l’évidence pour tout lecteur un peu rigoureux, jeune ou vieux, des œuvres de Deleuze et de Guattari. De plus, est-il bien nécessaire de savoir que Deleuze redoutait les fous ou que Guattari était plutôt coureur de jupons pour mieux saisir l’importance de la schyzo-analyse ou du concept de n-sexes ? Ajoutées à la rapide traversée des ouvrages de chaque auteur, les données personnelles qu’on glane dans l’ouvrage de Dosse ne risquent-elles pas de conduire à justifier l’œuvre de Deleuze-Guattari d’un point de vue strictement psychologique en parfaite contradiction avec tous leurs efforts théoriques? Du coup, la porte ne s’ouvre-t-elle à une série d’explications abusives ? Un exemple parmi d’autre : l’absence de la notion d’angoisse ou de pulsion de mort chez Deleuze proviendrait de la trace qu’a laissé en lui le décès de son frère…

Dans ces conditions, on dira plutôt qu’avec le livre de Dosse, les jeunes philosophes d’aujourd’hui et ceux de demain parviendront peut-être à mieux saisir le climat parisien des années 60-70-80. Cependant, il faut bien admettre que le traitement thématique qu’a adopté Dosse dans sa rédaction (d’abord le rapport à la psychanalyse, puis à la politique, puis au social, puis à l’université, puis à l’art, puis à l’international, puis…) et l’alternance entre l’histoire de Guattari et celle de Deleuze impliquent un constant va-et-vient temporel qui aboutit moins à l’effet d’une pliure baroque qu’il ne brouille la perception et la distinction des faits caractérisant chaque décennie. En tout cas, le livre de Dosse a au moins le mérite d’essayer d’expliquer l’histoire de la relation privée entre les deux hommes comme un événement qui serait le fruit d’une époque et dont les  résonances sont encore tout à fait actuelles. Mais, alors que l’un des principaux intérêts de l’œuvre deleuzo-guattarienne réside justement dans les devenir que ne cessent d’ouvrir leurs travaux aux générations à venir, on ne peut que regretter la rapidité (voire le "zapping" ?, : une quinzaine de pages, seulement) avec lequel Dosse traite l’actualité de Deleuze et Guattari.   


Un sourire mutique et narquois…

Et aux autres ? Le livre de Dosse apprendra-t-il quelque chose à ceux qui, depuis le départ respectif des auteurs de Mille plateaux, tentent de pa(/e)nser leur tristesse ? On imagine facilement leur déconvenue devant cette biographie qui les confrontera à un simple inventaire de "faits" dont eux seuls gardaient des "souvenirs". Au nombre de ceux-ci, il faut notamment compter Claire Parnet dont le silence brille dans la blancheur totale de la page 8 à laquelle renvoie son nom dans l’index. Peut-être faut-il voir là un signe : les "monumentales" six cents pages de cette biographie renverraient-elles au vide d’une "coquille" ?

Sans forcément répondre affirmativement à cette interrogation, entre les plis du monument deleuzo-guattarien d’une part, la jeunesse des uns et le silence des autres, d’autre part, une question bien plus urgente s’impose : comment éviter de faire entrer la pensée et son histoire dans un musée pour touristes désabusés ?  


À lire également : la recension du même ouvrage par Guillaume Artous-Bouvet ainsi que la recension de Jean-Clet Martin.