Le pli et le dépli de la vie croisée de deux intellectuels essentiels par François Dosse.

Le dernier ouvrage de François Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari (ou, selon la graphie de la première de couverture, gillesdeleuzefélixguattari) se définit – son titre l’indique – comme une "biographie croisée". Et c’est bien ce "croisement" qui constitue tout l’enjeu, au-delà même de l’ampleur évidente de l’enquête – attentive tout autant à la scansion de l’Histoire qu’à l’acuité philosophique des œuvres et, peut-être encore plus profondément, à la parole des "acteurs", dont Dosse a su réunir la polyphonie en récit. Biographie intellectuelle exemplaire – articulant la "pensée de la vie" à la "vie de la pensée" – Gilles Deleuze et Félix Guattari constitue donc aussi bien une biographie "chorale", selon les termes mêmes qu’employait François Dosse à la fin du Pari biographique (La Découverte (2005) ).

Difficile, d’ailleurs, de ne pas lire ce Gilles Deleuze et Félix Guattari à la lumière des analyses du Pari ; ou, pour le moins, de sa proposition essentielle : selon le Pari, en effet, l’intérêt du "genre biographique" est "de faire éclater l’absolutisation de la distinction entre un genre proprement littéraire et une dimension purement scientifique [de l’Histoire]" en tant qu’"il suscite le mélange, l’hybridité et manifeste ainsi les tensions ainsi que les connivences à l’œuvre entre littérature et sciences humaines"   . Toute biographie doit ainsi assumer la part irréductible de configuration narrative – c’est-à-dire de fiction – qui lui donne sens et essor : ainsi de la constitution de l’identité narrative guattarienne, personnalité "vibratoire", "ange de la lumière", dont l’ "intelligence était exceptionnelle, le même type d’intelligence que Lacan, une énergie luciférienne"   . Pour autant, l’identité narrative guattarienne ne prend sens que par le "dépli" qui la rapporte à celle du personnage deleuzien. 

L’une des originalités du livre de François Dosse réside précisément dans cette assignation du pli. Assignation discrète – elle paraît ne concerner que l’intitulation du plan – mais, croyons-nous, cruciale. L’ouvrage est en effet composé de trois parties : "I. Plis : biographies parallèles" ; "II. Déplis : biographies croisées" ; "III. Surplis : 1980-2007". Le pli nomme la figure forclose, unitaire, de la biographie classique (la séparation des vies déterminées comme "vies parallèles", l’enfance et la division des destins, jusqu’à la rencontre, en 1969) ; le dépli instruit quant à lui un croisement, l’aperture d’un double trajet, dans son inséparation essentielle (gillesdeleuzefélixguattari) : la rencontre et le miracle d’un "travail à deux voix" (essentiellement, L’Anti-Œdipe, en 1972, puis Mille Plateaux, en 1980) ; les surplis, enfin, disent l’ultime dislocation des vies : après Mille Plateaux – la rupture (résonante), la mort, l’héritage. Ainsi l’histoire (se) plie, déterminant à la fois la présence et l’absence, la mémoire et l’oubli, les insistances et les résistances ; ainsi, dans le livre de Dosse, se lisent les "vies" de Deleuze et Guattari, non pas vies parallèles, mais bien vies transversales, ouvertes sur l’autre vie – vie de l’autre, aussi bien –, traversées par les éclats fulgurants d’un Dehors que nul récit ne saurait résorber.

Au total, cette "biographie croisée" revêt une double importance : thématiquement, elle assume la présence ineffaçable de Guattari, aux côtés de, ou avec, Deleuze ; génériquement – comme biographie –, elle déploie, dans l’inouï du croisement, la puissance d’une dislocation qui, incessamment, "plie", "déplie", et "surplie" l’homme et son temps. Si les trois premiers âges de la biographie sont – d’après le Pari – premièrement, l’âge héroïque, deuxièmement, l’âge modal, et troisièmement, l’âge herméneutique, alors le Gilles Deleuze et Félix Guattari ouvre – au moins – la possibilité d’un quatrième âge, âge transversal, ou "choral", de la biographie. Biographie (bio-)grammatique ou rhizomale, dont l’enquête, infiniment récitée, ne constitue plus seulement telle "ascension furieuse" (Char) vers un sens de la vie, mais bien la "recension" fulgurée de deux "vies" en l’inquiétude de leur propre sens, ce sens qui n’est jamais donné une fois pour toutes, et que la vie ne cesse de plier et de déplier, en immanence : "On dira ainsi de la pure immanence qu’elle est UNE VIE, et rien d’autre"   .


* Le titre de cet article est une citation empruntée à Plutarque.

À lire également : la recension du même ouvrage par Fabrice Bourlez, ainsi que la recension de Jean-Clet Martin